Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 6
« Saâgh, le Sang, est Surnommé "le Maudit". Il est représenté comme l’archétype de ses créatures, les vampires, avec une peau pâle, des cheveux noirs et des yeux rouges. On le considère comme traître et luxurieux. »
- Mythes et vérités, Kamu -
Ariel ronronna, profitant des tièdes rayons du soleil d’hiver qui réchauffaient la température, lentement mais sûrement. Lucifer avait été bien inspiré en lui disant de visiter les jardins : ceux-ci étaient véritablement magnifiques !
L’adolescent se sentait euphorique. Il ne savait pas ce qui lui passait par la tête mais il avait envie de rire très fort, et de chanter, et de tourner sur lui-même, bras écartés, face tournée vers Essiah. Il ne s’en priva pas, tournoyant jusqu’à en avoir mal à la tête, sous le regard amusé et attentif d’Astaroth,.
« Cet endroit est merveilleux ! Je vais m’y plaire ! » s’exclama l’ange fraîchement déchu en s’arrêtant.
Il tangua quelques pas, puis se stabilisa en agrippant une colonne, explosant de rire. Il avait l’impression d’être saoul – du moins, d’après les symptômes décrits par les quelques anges de Feu qui avaient déjà goûté à l’alcool. Il devrait en boire un verre aussi ! Son frère n’était plus derrière lui, à présent, il pouvait faire tout ce qu’il voulait ! Il allait enfin pouvoir s’amuser ! Il…
Il avait envie de vomir. Son rire se calma d’un coup et l’archidémon qui l’observait fronça les sourcils. Ariel lui adressa un sourire rassurant, qui glissa si naturellement sur ses lèvres qu’il en devint convainquant. Le déchu avait menti à son frère pendant des mois avant de Tomber ; ce n’était pas difficile de jouer la comédie à quelqu’un qui le connaissait beaucoup moins bien, fût-il le Prédateur, connu pour ses instincts infaillibles.
Ariel se sentait malade. Il voulait rire et pleurer. Il avait un poignard dans la poitrine qui l’empêchait de respirer et voulait courir loin, se rouler en boule, et gémir, gémir, gémir jusqu’à ce que son grand frère vienne le chercher. Mais Gabriel ne viendrait pas. Ariel avait été chassé. Il serait seul à jamais.
Où se trouvait Bélial ?
Ariel rit encore un peu, nerveux, et relâcha le pilier auquel il s’était adossé. Cueillant une fleur, il respira sa délicieuse odeur à pleins poumons, puis la lâcha comme si elle l’avait brûlé.
Qu’est-ce qui lui prenait ? Il avait pourtant commencé la journée de manière correcte… Bon, Bélial s’était absenté, mais ce n’était pas dramatique ; Astaroth s’occupait de lui et Lucifer avait été aimable. Alors quel était le problème ? Il avait su qu’il risquait la déchéance. Alors quoi ?
… Ce n’était pas son statut d’ange qui lui manquait mais son frère. La séparation avait été si brutale… Gabriel accepterait-il jamais de lui reparler ? Sans doute que non. Cette idée seule le rendait malade.
La même folie que celle du matin lui revint, comme une vague qui reflue, renforcée par sa première défaite. Dans l’urgence, il voulut agripper à nouveau la colonne toute proche, mais Astaroth le regardait et Ariel se retint. Bras ballants, le déchu prit une inspiration nerveuse, qui se termina en rire un peu jaune. Il avait besoin d’y aller. Il ne pouvait pas rester ici. Il ne pouvait tout simplement pas. Il allait mourir s’il restait loin de Gabriel.
Pourquoi Lyth avait-il été stupide au point de tomber pour Bélial ? Bélial ne représentait rien. Ariel l’aimait, passionnément, mais ce n’était pas suffisant. L’archidémon ne se trouvait pas au centre de son monde.
Il n’était pas Gabriel.
Ariel prit une inspiration et déploya ses ailes.
***
Ariel posa un pied hors du Portail et sourit. Depuis la Chute de Lucifer, les sept premiers Cercles de l’Eden avaient été transformés en sept sceaux qui empêchaient les non-anges d’entrer, « les Portes de l’Eden ». Créés par Saraqael, ils utilisaient l’énergie du monde même pour fonctionner mais se servaient pour cela de la magie d’Essiah. Le déchu n’avait donc eu aucune difficulté à les traverser. Il referma soigneusement le Portail derrière lui et inspira à pleins poumons l’air pur des jardins d’Alun Hevel.
Le ciel était du même bleu, les quelques plantes hivernales du même vert qu’en Bas, mais l’ambiance différait totalement. Ici, pas de cacophonie, pas de puanteur, pas de fous qui hurlaient à tort et à travers. Seulement l’ordre, le calme, le blanc immaculé des bâtiments.
À petits pas, Ariel se dirigea vers une chapelle toute proche et s’adossa à un frêne qui poussait à côté de l’entrée, respirant l’odeur humide de la neige. Voilà. Ici, il se tenait à sa place. Ici, il se sentait bien. Il n’allait plus jamais pécher, il serait parfait, comme son frère le lui avait appris. Il pouvait être un bon ange, il le savait. Il ferait de son mieux et tout rentrerait dans l’ordre.
Il replia ses ailes à l’intérieur de son dos, tâchant d’ignorer leur abominable couleur, et referma sa tunique pour ne pas avoir trop froid. Il devait faire attention s’il ne voulait pas s’enrhumer.
Ariel entendit les pas de Gabriel avant de le voir. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir que c’était lui.
« Bonjour, grand frère. »
Le déchu se tourna vers l’archange et lui sourit, comme si sa présence était normale.
« Comment vas-tu, aujourd’hui ? Ta journée s’est bien passée ? »
Il savait que ce qu’il demandait était horrible, mais il ne pouvait pas s’arrêter.
« Moi, ça n’allait pas trop mal. »
Le sourire demeurait mais les larmes coulaient à présent et sa voix se brisait.
« Gabriel…
— Ariel. »
La voix de l’archange était aussi blanche que son visage, à croire qu’il essayait de se fondre dans le décor enneigé. Il dévisageait son jeune frère comme s’il s’agissait d’un fantôme.
« Par Création, que fais-tu là ? »
Un long silence, qui s’étira quelques secondes.
« Je voulais juste te voir. »
Le murmure fut presque étouffé par la grosse boule qui se trouvait dans la gorge d’Ariel, mais dans le silence hivernal Gabriel n’eut aucun mal à l’entendre. L’archange serra les poings et se redressa.
« Tu es déchu, tu n’as rien à faire ici. »
La phrase tomba comme un couperet, brisant l’expression sereine d’Ariel aussi sûrement que l’aurait fait un coup de poing dans le ventre.
« … Pourquoi l’as-tu dit à voix haute ? »
La déchu tremblait, à présent.
« Je voulais juste quelques secondes… quelques minutes… rêver un peu… Juste te voir !
— Tu m’as vu, et c’était déjà beaucoup trop. »
La voix de l’archange était glacée, dure.
« Retourne dans les Abysses.
— Gabriel… »
Cette fois, L’archange sortit de ses gongs.
« Va-t’en tout de suite ! Fiche le camp, si tu ne veux pas que je me charge de toi ! Tu sais ce que les déchus méritent et je n’hésiterai pas à appliquer la peine sur toi ! »
Ariel recula de quelques pas avec un petit sanglot.
« Gabriel… Gabriel ! Au nom d’Essiah, je suis ton frère ! Ne me chasse pas, je t’en prie, je t’en supplie, Gabriel ! »
Les larmes d’Ariel coulaient sans s’arrêter alors que ses épaules se secouaient de spasmes. Il se savait pathétique, il savait que ce qu’il demandait était vain ; mais c’était impossible, impossible que ce soit vrai, qu’il ne puisse pas revenir, que ce soit définitif, qu’il soit déchu et que son frère, son frère adoré, ne l’accepte plus parmi ses proches.
« Tu as été pris sur le fait et tu as été déchu.
— Non ! Non, je t’en prie… Non, non, non, tu ne peux pas me faire ça… Pas toi, pas à moi !
— Ça a été ton choix. Tu as péché et tu as menti pour cacher ton abomination.
— Je l’ai caché parce que j’espérais pouvoir rester en Eden malgré mon impureté. Parce que j’aime l’Eden, parce que c’est ma patrie, parce que je suis un ange, pas un démon, et que c’est pour l’Eden que je veux lutter, que c’est l’Eden que je veux protéger ! »
Ariel tomba à genoux, sans se soucier du froid et de l’humidité qui imprégnèrent aussitôt sa tunique.
« Pitié… pitié… Je ne veux pas partir, je te promets que je ferai de mon mieux ! »
Gabriel le regarda froidement, hautain.
« Tu as déjà essayé et tu as failli. Je te laisse dix secondes pour partir. Tu ferais mieux d’en profiter, parce qu’ensuite, je ne retiendrai pas mes coups. »
Vaincu, Ariel baissa la tête pour cacher ses larmes. Il lui fallut plus de quelques secondes pour réussir à se relever et à Traverser le Portail que son frère lui avait ouvert, mais il n’en eut aucune conscience. Il savait seulement que ses espoirs seraient vains et qu’il avait perdu pour toujours à la fois son frère et l’Eden.
***
Van se trouvait tellement dans la merde. Ketjiko devait assister à d’importantes réunions ce jour-là et, quand un serviteur vampire avait trouvé le démon qui rôdait dans les couloirs, il l’avait envoyé vider les cheminées de leurs cendres pour qu’elles puissent être remplies avec du bois neuf. Van avait commencé sans rechigner mais se retrouvait à gratter l’âtre des appartements de Daliah alors que celle-ci s’y trouvait.
La reine était renommée parmi les démons pour être l’archétype de la vampire infréquentable et Van s’était juré de ne jamais la fréquenter. Elle faisait les cent pas, ses jupons volant derrière elle alors que ses deux femmes de compagnie – toutes deux habillées de façon plus pratique et discrète – s’activaient pour essayer de la calmer. Sans succès.
« Ce petit incapable se donne des grands airs, mais il est faible, leur lança Daliah, sans se préoccuper de la présence d’un esclave. Pourquoi Saâgh a-t-il fallu que j’aie un fils pareil ? »
Peut-être ne réalisait-elle pas que le démon qui grattait son âtre appartenait à Ketjiko. Il l’avait vue lors de différentes soirées mais elle n’avait jamais remarqué un esclave parmi tant d’autres et ils n’avaient pas encore été présentés officiellement. Or, s’il avait deviné juste et que Ketjiko était particulièrement proche de ses calices, la mauvaise humeur de la reine était due à son arrivée. Si elle réalisait…
La porte s’ouvrit et elle pivota.
« Te voilà, Nysâh. »
La voix de Daliah ne montrait aucune trace d’affection mais bien une certaine satisfaction. De la fierté peut-être ? Difficile à dire sans voir son expression – et Van ne comptait pas se tourner pour vérifier. En tout cas, la reine congédia ses suivantes. La vie à son service ne devait pas être agréable… Le démon se demanda fugitivement si elle aussi possédait des calices.
Il leva le nez pour voir s’il devait partir, lui aussi, mais aucune des deux femmes ne faisait attention à lui. Il en profita pour jeter un coup d’œil à la Princesse Sombre.
Celle-ci ne possédait pas la beauté de sa mère. Elle avait les mêmes boucles de cheveux sombres mais les gardait coupés courts et ses formes n’avaient pas des courbes aussi attrayantes. Le cuir serré de son pantalon laissait deviner des jambes musclées. Par-dessus sa redingote, elle portait une grosse ceinture de cuir à laquelle pendait une dague. Plutôt qu’une jolie poupée, elle était une guerrière et elle ressemblait indéniablement à son père, Ketjiko : elle avait les mêmes pommettes hautes, le même port altier.
« Alors, des nouvelles des Ailish ? demanda Daliah.
— Rien de réjouissant. Ils ont invité chez eux Svinn Hji Vlesihj et Yoshek Hji Hesilja pour l’hiver.
— Quoi ? »
La fureur de la reine était justifiée. Trois Doyens se rencontrant dans le dos du Roi Rouge, autant dire qu’une coalition se formait pour lui faire face… Van fronça les sourcils et se concentra plus attentivement sur la conversation.
« Nous nous devons de riposter ! Qui est libre ?
— La plupart des Doyens se sont retirés dans leurs résidences d’hiver bien avant les premières chutes de neige, qui arrivent plus tôt, habituellement.
— Et à présent qu’elle est tombée, les en faire bouger sera impossible… »
La Reine se laissa aller à soupirer.
« Viens t’asseoir. Je suppose qu’avec une nouvelle pareille tu n’as pas pris le temps de te nourrir avant de venir me voir…
— J’ai bu une gorgée en passant », la contredit Nysâh.
Heureusement, elle ne demanda pas à le boire pour finir de se rassasier. Van garda la tête baissée et ralentit ses mouvements. L’âtre était propre depuis longtemps mais il voulait entendre la suite.
Il y eut un bruit de cuir – pantalon frottant contre le divan – et de verre – une flasque de sang ? – puis elles reprirent leur conversation.
« Enlève donc ces gants, ils sont d’un disgracieux… commanda Daliah.
— Je préfère les garder, merci. »
La reine n’insista pas, préférant repasser à ce qui l’inquiétait :
« Crois-tu que nous puissions organiser un évènement assez grave pour qu’ils se déplacent ?
— J’en doute, répondit Nysâh. Ce serait plus facile d’aller à leur rencontre. »
Van réfléchit à toute vitesse. Cela déstabiliserait les Ailish à coup sûr mais ce n’était pas sans danger. Sortir de la ville par un froid pareil… Une possibilité serait de passer par un Cercle situé plus Haut dans les Abysses, mais cela impliquait de se risquer en territoire démoniaque.
« Il faudrait calculer notre coup, songea Daliah. Avons-nous un espion sur place ?
— Pas vraiment, mais quelqu’un là-bas me doit un service. Il pourra m’avertir quand une occasion se présentera. Cependant, nous devons nous tenir prêtes.
— Mhm… Il ne faut pas négliger l’importance d’un impact symbolique mais courir tant de risques sans être sûres du résultat… C’est un bon point de départ, en tout cas, j’y réfléchirai. Va te reposer maintenant, tu es exsangue. »
Les bottes grincèrent alors que Nysâh sortait et un tissu froufrouta lorsque Daliah l’imita. Van se retrouva seul.
Soulagé que personne ne l’ait remarqué, il inspira une grande bouffée d’air. Les vampires avaient tendance à ignorer leurs esclaves mais il aurait pu passer un sale quart d’heure. À la place, il avait échappé au pire et disposait d’informations importantes.
Pas question que l’une des Grandes Maisons prenne le pas sur les autres. Si un consensus devait apparaître parmi les Doyens, tout déséquilibre serait profitable aux Ailish qui mettraient leur Doyen à la place du Roi Rouge. Van devait faire quelque chose.
Même si cela impliquait de s’allier à Daliah.
***
« Seigneur Lucifer ! Seigneur Lucifer ! »
Le Prince-démon se massa les tempes et fit taire d’un geste le démon qui s’emmêlait dans des explications vaseuses. Au moins parvenait-il à prononcer son nom correctement, la plupart ne faisaient pas cet effort. Un jour, il parviendrait à apprendre à ces tendres imbéciles qu’entrer en hurlant dans une pièce n’était pas utile, même si courir pouvait l’être parfois.
« Attendez-moi à côté, j’arrive.
— Mais… »
Lucifer fronça les sourcils, ce qui suffit amplement pour que le messager lui obéisse sans qu’il doive se répéter. Quel que soit l’évènement ou la personne qui l’avait envoyé, il ne devait pas être pas aussi impressionnant que lui.
Se tournant vers ses invités, une délégation représentant la famille Noble d’une ville voisine, il s’excusa rapidement, les priant de bien vouloir patienter et leur assurant que ce contretemps était aussi malvenu pour lui que pour eux et serait vite réglé. Une fois ce fait, il suivit le messager à côté, agacé.
« Alors, que se passe-t-il de si urgent que tu doives m’interrompre en pleine réunion ? »
Le démon lui lança un regard suppliant, persuadé qu’il allait le tuer dans la seconde s’il ne fournissait pas une réponse satisfaisante – ce qui était exactement l’impression que Lucifer voulait donner.
« C’est juste… Je suis désolé, monseigneur, mais… »
S’asseyant sur le confortable fauteuil qui lui était réservé, le Prince-démon regarda quelques secondes le messager s’embourber dans ses excuses maladroites, avant de sèchement l’interrompre :
« Répondez juste à ma question. »
Le pauvre bougre mit quelques secondes à se remémorer de quelle question il s’agissait au juste, avant de déglutir.
« C’est le prince Arael, monseigneur… »
Lucifer pianota sur le bras de son fauteuil du bout des doigts. Pour le coup, il était inquiet. Peut-être le moment n’avait-il pas été le mieux choisi pour rasseoir son autorité. Au moins ce démon avait-il eu l’intelligence de ne pas traiter Ariel de gosse ou de déchu sous son nez.
« Mais encore ? demanda Lucifer.
— Il s’est enfui. »
Le Déchu marqua une pause.
« Il n’était pas prisonnier…
— Je veux dire, vers l’Eden, monseigneur. C’est Astaroth qui m’a dit de vous prévenir. Tout de suite. »
Le messager rentra sa tête dans les épaules, attendant sa sentence pour avoir osé déranger le Prince. Il le releva en entendant un juron digne des Bas-Quartiers de Pandémonium – mais la seule vue qui s’offrait à lui fut celle de la porte que Lucifer claquait en sortant.
***
De l’extérieur, Essiah ressemblait à n’importe quelle autre cité. Elle possédait ses négoces et son Académie, des rues commerciales et des quartiers résidentiels. La Haute ville, néanmoins, se différenciait des autres villes de l’Eden.
Comme partout ailleurs, les décisions importantes s’y prenaient et les trésors de la cité y étaient conservés. Dans la ville du Soleil, il s’agissait de la bibliothèque.
Essiah était la ville préférée de Saraqael. Sans en être l’architecte, il avait eu des exigences précises quant à la disposition des lieux. Dès le départ, alors que la société angélique ne comptait que quelques centaines d’individus, il avait décidé que les archives de l’Eden y seraient entreposées. Après tout, son premier titre était celui d’archiviste des anges, bien avant qu’il ne soit propulsé par hasard à la tête de l’administration puis du service d’espionnage.
Tout cela, bien sûr, servait juste d’une énorme excuse pour avoir de quoi lire à portée de main.
Les registres et autres documents officiels ne composaient en effet qu’une infime partie de la collection. Chaque fois qu’un livre était publié en Eden, une copie était envoyée à Essiah. Depuis quelques dizaines d’années, des anges allaient l’Univers pour récolter les manuscrits rédigés par les humains. Saraqael avait pris contact avec les elfes et les dragons afin de mettre la main sur d’autres ouvrages. Parfois, grâce aux liens qu’il avait noués avec ces peuples du Haut des Abysses, il parvenait même à mettre la main sur un livre démoniaque.
Malheureusement, le temps lui manquait pour entretenir ce qu’il considérait de loin comme sa plus belle réalisation. Ce n’étaient plus des anges qu’il avait formés personnellement qui s’occupaient des lieux et il ne pouvait plus lire tous les livres qu’il possédait. Avec la guerre d’abord, l’expansion de l’Eden ensuite, il ne savait plus suivre le rythme.
Il se permettait tout de même de passer de temps en temps, peut-être une ou deux fois par an, guère plus. En général, il considérait ce moment comme de brèves vacances et parcourait les couloirs silencieux en effleurant les couvertures de cuir du bout des doigts et en respirant l’odeur du vieux papier.
Ce jour-là, malgré la crise ou peut-être à cause d’elle, il avait décidé de se rendre à Essiah pour se calmer.
Il était très satisfait de ce qu’il y trouvait. Les anges qui le croisaient étaient trop occupés pour s’intéresser à lui et la plupart d’entre eux ne prenaient même pas le temps de le saluer, trop occupés à vérifier la température ou à régler les runes qui protégeaient les livres. Les Apprentis les plus jeunes, lorsqu’ils le reconnaissaient, étaient les seuls surpris de le voir ainsi se promener entre les rayonnages.
Saraqael sourit. Après une heure d’observation, il avait pris le temps de féliciter Ealith et Sémiel, les gérants en chef de l’endroit, deux des rares qu’il connaissait personnellement. À présent ce devoir accomplit, il s’assit. Tout était silencieux, ordonné, parfait. Il tendit la main pour saisir un ouvrage, n’importe lequel, et se figea. L’un de ses essions venait de s’activer, et pas pour des bonnes nouvelles.
Par Lyth, Sei et tous leurs Éléments-servants ! À quoi jouait encore ce jeune imbécile d’Ariel ? Se faire déchoir n’avait donc pas été une leçon suffisante ?
L’archange se redressa d’un bond et se précipita vers la sortie. Il n’arriverait pas à temps et il le savait : la bibliothèque était énorme et il avait depuis longtemps placé des runes qui empêchaient quiconque d’ouvrir un Portail en son sein. Briser celles-ci ne lui poserait pas de problème, mais à quoi bon, au final ? Gabriel avait déjà remarqué son frère.
Saraqael s’arrêta et poussa un profond soupir. Concentré sur l’ession qui se trouvait près de l’archange de la Pureté, il assista à la scène puis reprit sa marche vers l’extérieur, plus calmement cette fois.
Gabriel allait de nouveau être impossible à vivre mais, avec un peu de chance, il resterait dans son coin et cesserait de jouer au mêle-tout pour quelques jours. Ariel, de son côté, aggravait son cas en filant dans l’Entre-monde sans prêter attention à sa destination. Saraqael manqua de rentrer dans un mur – tiens, il était sorti de la bibliothèque, le bruit était revenu – tant il se concentrait sur son ession pour le suivre à la trace.
Apparemment, le jeune idiot avait eu le réflexe de rentrer tout droit à Pandémonium. Si Ariel était Tombé à Ambrosis, Saraqael aurait dû intervenir. Dans la capitale démoniaque, au moins, Lucifer ou Belzébuth mettraient la main dessus avant qu’un malheur n’arrive.
Contrarié, Saraqael revint à la réalité et entama à contrecœur le chemin de retour vers Alun Hevel.
***
Aucune lumière ne parvenait jusqu’aux pavés dans cette ruelle étroite, entourée de hautes bâtisses délabrées. La pluie, par contre, s’infiltrait sans problème et clapotait sur les restes de neige brunâtre, à moitié fondue.
Lucifer soupira. Après plusieurs heures de recherches, il était parvenu à localiser cet imbécile de Prince déchu, qui, finalement, avait aussi peu de bon sens que Bélial. Retrouver Ariel n’avait pas été facile dans les nombreuses rues de Pandémonium, surtout que l’adolescent cachait son aura. Lucifer, par chance, avait remarqué un morceau de tissu trop blanc pour appartenir à quelqu’un des Bas-Quartiers.
Ariel se tenait simplement adossé à un mur, assis en tailleur. Les cheveux dégouttant d’eau, ses minces vêtements angéliques collés à lui, les lèvres bleues, le Prince ne songeait même pas à frissonner. Son regard, vide, fixait un point invisible pour tous sauf pour lui-même.
Il était pathétique, décida Lucifer.
« Lève-toi. »
L’injonction ne sembla pas parvenir aux oreilles du jeune blond, qui ne broncha pas.
« Allez, debout. »
Rien. S’impatientant, Lucifer souleva l’enfant par le col et le mit sur ses pieds. Heureusement pour lui, Ariel ne se laissa pas retomber au sol mais se rattrapa au mur en vacillant.
« Maintenant, suis-moi. »
Le Prince-démon avança de quelques mètres, puis se tourna.
« Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? »
Le déchu sursauta, comme se réveillant, et braqua vers lui son regard flou. Après quelques secondes il sembla enfin comprendre ce qui lui était demandé et commença maladroitement à mettre un pied devant l’autre. Satisfait, Lucifer reprit sa route, jetant de loin en loin un coup d’œil derrière lui pour vérifier qu’il était toujours suivi.
Ils traversèrent ainsi les Bas-Quartiers. Personne ne semblait prêter attention à leur étrange duo mais, évidemment, Lucifer faisait ce qu’il voulait dans cette ville. Arrivés à la limite des Quartiers Bourgeois, il fit grimper Ariel au sommet d’un bâtiment et lui somma de déployer ses ailes. L’angelot refusa. Après dix bonnes minutes d’argumentation, Lucifer perdit patience et le souleva lui-même. Il avait toujours six ailes, bien qu’elles soient à présent noires ; autant qu’elles servent.
Le voyage jusqu’au palais fut épique. Il n’avait pas l’habitude de porter un chargement aussi lourd et inerte. Le Déchu maudit Sei et Lyth dans une dizaine de dialectes démoniaques différents avant d’enfin arriver à destination, où il put poser le jeune garçon au sol.
« Tu peux marcher ? »
Le blond hocha la tête mécaniquement et le suivit à nouveau, jusqu’au salon privé du Prince-démon. Alors, Lucifer se permit finalement de le saisir par les épaules et de le secouer.
« Non mais je peux savoir ce qui t’a pris, espèce d’idiot ? »
Effrayé, l’adolescent essaya de reculer, mais il le tenait fermement.
« Tu pensais vraiment que, parce que Gabriel était ton frère, il te reprendrait en Haut ? Comment as-tu pu être aussi naïf ?
— Je n’avais rien fait de mal ! lâcha le blond, terrifié. Je voulais juste voir mon frère ! »
Lucifer le relâcha avec un rire froid.
« Sache que cela t’est interdit, à présent. L’Eden est la terre des anges, ne le savais-tu pas ? »
Ariel baissa la tête.
« Mais je voulais juste…
— Tu ne peux plus rien, c’est trop tard. Il fallait réfléchir avant. »
Malgré la dureté des mots, le ton de Lucifer sonnait las. Ariel releva la tête.
L’adolescent était jeune lors de la Chute de Lucifer et il ne s’était jamais posé de question. Si les archanges avaient chassé leur régent pour péché de chair et haute trahison, ils devaient avoir raison.
À présent, Ariel doutait. Peut-être qu’en réalité, Lucifer avait espéré, lui aussi… Peut-être qu’il avait attendu qu’une main amie se tende vers lui… Peut-être qu’il avait songé que les archanges, ses frères, ou que les anges, ses fils, le connaissaient. Que tout cela était une abominable erreur. Que sûrement, un jour, il pourrait retourner en Eden ; que c’était chez lui, l’Eden, que c’était impossible, inimaginable que l’on puisse l’en chasser.
Mais personne n’avait tendu de main, pas même lui, Ariel.
« Je suis désolé. »
Le Prince-démon lui sourit, s’efforçant de paraître amusé. Cependant son regard restait triste, d’un bleu doux et sombre, loin de son habituelle couleur polaire.
« C’est toujours bon à entendre. »
Il y eut un moment de silence. Ariel chipota au bout de sa tresse. Lucifer leva la main pour effacer une trace de terre sur la joue de l’adolescent. Leurs vêtements à tous les deux avaient été crottés par la boue des Bas-Quartiers.
« Ici en Bas, ce n’est pas si mal, tu verras, dit le Déchu. Certains démons sont corrects ; tu as pu le remarquer avec Astaroth. Évidemment, tu auras du mal, surtout au début… Mais tu t’adapteras. Les Abysses ne sont pas aussi terribles qu’on le raconte en Haut. »
Ariel sentit les larmes lui monter aux yeux.
« Les Abysses peuvent bien être magiques, merveilleuses, surprenantes… C’est l’Eden que j’aime. C’est l’Eden qui m’a vu naître. C’est là que j’aurais dû rester.
— Malheureusement, le système ne fonctionne pas comme ça. Tu es déchu, cela ne peut être défait et tu devras vivre chez les démons et t’adapter à la vie en Bas. À toi de faire en sorte que cela soit une réussite. Dignement. »
Le blond se mordilla la lèvre. Pour un début, il avait plutôt raté son coup. Il s’était ridiculisé publiquement et avait blessé son frère – mais il ne voulait pas penser à Gabriel.
Il avait intérêt à faire mieux dorénavant.
« Je prendrai soin de toi si tu en as besoin, reprit Lucifer. Et tu en auras besoin, certains démons se montrent durs avec les déchus. Que tu acceptes ma protection ou pas, tu es le bienvenu sous mon toit. Les appartements qui t’ont été donnés resteront tiens. »
Ariel hésita, nerveux. La protection du Déchu ? Même en relativisant… Cela signifierait passer du côté des démons, ce qu’il ne voulait pas.
Il ouvrit la bouche pour refuser puis se retint au dernier moment. Il était déchu. Il ne pouvait pas juste rester là et profiter de l’hospitalité des archidémons. Un jour, il devrait intervenir dans le conflit. C’était juste… trop tôt.
« Je peux… y réfléchir un moment ? J’ai pris beaucoup de décisions stupides ces derniers temps, et…
— Pas de problème, réfléchis aussi longtemps que tu voudras. Évite juste de recommencer… Je sais que l’attraction de l’Eden peut devenir forte, mais… Ça fait juste du mal, d’y aller. »
Le jeune déchu acquiesça sagement. Il avait été stupide. Il ne comprenait même pas pourquoi il avait agi ainsi ; ç’avait été une impulsion irrépressible.
« Bon, soupira Lucifer. Tu veux que j’appelle Astaroth pour te tenir compagnie ? J’ai du travail, je ne peux pas me permettre de rester à tes côtés plus longtemps… »
Ariel secoua la tête et se força à sourire.
« Si vous pouviez juste m’indiquer par où se trouve ma chambre… Je… voudrais me reposer un peu. »
Lucifer tira sur un cordon placé près d’un mur et un jeune homme aux cheveux bruns se présenta à eux.
« Veuillez raccompagner le Prince Ariel à sa chambre. En revenant, passez me prendre un pot d’encre dans la réserve. »
Le démon s’inclina et fit signe à l’adolescent de le suivre. Ariel salua maladroitement le Déchu avant d’emboîter le pas à son guide, épuisé. Essiah ne s’était pourtant couché qu’une ou deux heures plus tôt… Six heures ? Le déchu n’avait aucune certitude. Il était resté prostré si longtemps après son retour dans les Abysses… Mieux valait ne pas y penser.
Il fut soulagé lorsque la porte de sa chambre se referma derrière lui. Étrangement, il avait l’impression de rentrer chez lui, alors qu’au matin même il avait fui vers l’Eden. Sans doute était-ce dû à la fatigue… Il ne voulait plus rien sauf un bon lit confortable. Et sec.
Son regard repéra des vêtements posés sur le bras d’un des divans. Lucifer ne négligeait aucun détail.
Ariel se déshabilla sans y penser et se frictionna pour se sécher. Frissonnant, il enfila une tunique de coton bleu clair à la mode angélique puis entreprit de démêler ses cheveux. Déjà, il avait pris l’habitude de le faire dans cette pièce. Est-ce que cela signifiait qu’il oubliait l’Eden ? Il espérait que non.
D’un coup, il eut l’intuition qu’il ne se trouvait plus seul. Plissant les yeux, il parcourut les lieux du regard… rien. Bélial ne lui ferait pas une farce de si mauvais goût. Alors qui ? Aucun illusionniste ne dépassait son niveau, sauf…
« Navré d’apparaître ainsi, mais je ne savais pas comment m’y prendre. »
Ariel bondit, livide. Un homme d’une trentaine d’années, roux et au dos légèrement voûté, était apparu dans l’un des fauteuils, levant vers lui ses petits yeux de fouine. Saraqael, l’archange du Soleil.
« Mais que faites-vous ici ? » s’exclama le jeune homme blond, choqué.
L’archange renifla, amusé par la situation.
« Je suis venu te parler. »
Comment ça, lui parler ? Ariel était déchu, son frère lui-même le reniait – il commençait à l’accepter – et voilà qu’un archange apparaissait chez lui ? Surtout celui-là ! Depuis sa naissance, Gabriel avait été son tuteur. Saraqael, qui aurait dû être son tuteur en second puisqu’Ariel possédait des pouvoirs de Soleil, ne s’était jamais intéressé à lui, et à présent…
Son expression perplexe parlait pour lui et l’homme renifla à nouveau, joignant ses doigts un à un en face de son visage.
« Tu as été un très bon ange, Ariel. Je ne me suis jamais préoccupé de t’accorder une partie de mon emploi du temps, déjà fort serré, d’autant plus que tu semblais heureux avec ton frère. Néanmoins, je suis déçu de ta Chute. J’avais de grands espoirs pour toi. »
Cette fois, ce fut la colère qui envahit le jeune garçon. C’était le bouquet !
« Ne fais pas cette tête. Je ne suis pas venu te narguer. »
L’archange se leva et à la grande surprise d’Ariel, il le dépassait d’une bonne tête. Ariel n’était pas grand pour un ange, loin de là mais Saraqael lui avait toujours paru petit et insignifiant, avec son dos voûté. L’adolescent le croisait rarement ; l’archange passait son temps enfermé dans son bureau poussiéreux, à faire Lyth seul savait quoi. Il assistait peu aux messes et autres évènements religieux, ce que Gabriel avait toujours désapprouvé.
« Que voulez-vous ? demanda Ariel.
— Te rappeler qu’être un bon ange, ce n’est pas nécessairement bien suivre les lois, pour commencer. »
Le déchu tressaillit. Gabriel lui avait toujours dit que les lois primaient sur tout, qu’il ne fallait penser qu’à elles et les suivre pour rester pur. L’adolescent avait douté, parfois, surtout depuis la veille ; certaines lois lui semblaient tellement injustes… Mais qu’un archange le lui dise en face !
« Ton frère et moi n’avons pas le même point de vue sur la pureté et la justice, admit Saraqael, faisant écho à ses pensées. J’ai toujours considéré qu’un ange devait penser avant tout à l’Eden et à comment aider au mieux la communauté. Cela ne revient pas toujours à appliquer les lois à la lettre… Parfois, il faut savoir les contourner. »
Ariel n’arrivait pas à l’interrompre, malgré le choc causé par ses paroles. Saraqael avait toujours été un petit homme gris, sans intérêt, qui observait en silence… et voilà qu’il mettait des mots sur les idées qu’il avait en lui.
« Agir droitement n’est pas toujours simple, continua Saraqael, et cela peut provoquer le mépris d’autrui… mais certaines actions sont nécessaires pour que les autres puissent rester purs et vivre en anges parfaits. »
Il marqua une pause.
« Tu te montrais capable de voir au-delà des Lois, raison pour laquelle ta déchéance me déçoit. Et qui justifie que j’ai besoin de toi, déchu ou non. »
L’adolescent hésita.
« Besoin de moi ?
— Oui. Si tu acceptes, bien entendu.
— En quoi donc pourrais-je vous être utile ? »
Saraqael le jaugea du regard, puis hocha la tête.
« J’ai besoin d’yeux et d’oreilles ici. J’ai des espions, mais ils ne sont pas toujours capables d’adopter le point de vue des démons. Je n’ai pas besoin de données objectives ; je dois comprendre ce que les gens pensent, pour pouvoir agir en fonction. Parfois, anges et démons ont des objectifs communs.
— Mais… les démons ne sont-ils pas mauvais ? »
Le roux leva les yeux au ciel.
« Tu es déchu. Te sens-tu brusquement transformé en une source de Mal ?
— Non, mais…
— Les démons et les déchus ne sont pas forcément mauvais, pas plus que les anges ne sont bons. La vie serait bien plus facile dans un monde manichéen, crois-moi. Non. Ange ou déchu, nous devons nous montrer à la hauteur de ce que nous devons accomplir. »
Ariel buvait les paroles de l’archange. Pouvoir être utile à l’Eden malgré sa déchéance… Comment refuser ?
« Prends le temps d’y réfléchir, repris Saraqael. Si tu acceptes, je veux que tu m’aides totalement, de toutes tes forces. Il s’agit d’un engagement à vie. Tu comprends ? J’ai besoin de pouvoir me fier à toi.
— Je vais y songer. Mais je crois que je vais accepter. »
Saraqael sourit et, malgré ses lèvres minces et froides, son visage semblait presque beau lorsqu’il était ainsi détendu.
« Dors, à présent. Tu as eu une journée éprouvante, il me semble. Repose-toi. »
Il déploya son aura, tranquille, et Ariel soupira de bien-être. Le Soleil se trouvait partout dans la pièce, la réchauffant de ses rayons, comme en plein été. Ronronnant, l’adolescent se roula en boule dans les draps de son lit, comme un chaton, et ne mit que quelques minutes à s’endormir.