Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei

Chapitre 7

« Les Comités sont chargées d’écrire les règlements précisant la portée des lois, sous tutorat d’un membre de la Ronde. Ils doivent être approuvés par le Roi Rouge. »

 

- Livre des Loi suprêmes d’Ambrosis, Roi Rouge -

 

 

Les familles se réunissaient rarement chez les vampires. Entre tous, les proches étaient ceux dont il fallait le plus se méfier. Détruire la réputation d’un membre d’une autre Maison avait bien moins d’intérêt que poignarder son supérieur dans le dos, pour grimper les échelons. De plus, se montrer trop lié à d’autres personnes était signe de faiblesse.

En temps normal, les membres de la famille royale avaient la même ligne de conduite. Pourtant, ce jour-là, parents et enfants se trouvaient ensemble dans le petit salon qui jouxtait les appartements de Ketjiko.

Assis à même le tapis, la joue posée sur le genou de son maître, Van faisait mine de somnoler. Raj, la calice de Naâsh, se prélassait à quelques pas de lui, allongée. Ils n’avaient pas encore eu l’occasion de discuter mais aucun des deux n’ignorait que l’autre écoutait la conversation avec attention.

« Nous devons nous y rendre, argumentait Nysâh. C’est essentiel.

— Se déplacer en hiver est trop dangereux, contra Ketjiko sans prendre la peine de lever le nez, occupé à jouer avec les cheveux de Van. Inutile de s’inquiéter, de toute façon ; ils n’oseraient pas se retourner contre moi.

— C’est ce que pensait Lucifer des anges avant sa déchéance, fit remarquer la jeune femme. Nous ne pouvons pas courir de risques inutiles. »

Cette fois son père la regarda en face, mais il ne paraissait pas convaincu.

« Si tu y tiens tant et que tu as réussi à convaincre Daliah, rien ne vous empêche d’y aller. Inutile que je me déplace en personne, au contraire ; tous comprendront que je suis au courant et ils interprèteront mon absence comme un signe de mépris. Ce en quoi ils auraient raison. »

L’argument se tenait. Cependant, l’impact serait beaucoup plus grand si Ketjiko apparaissait sans prévenir. Tous craignaient Daliah mais, en voyant le Roi Rouge, les vampires se souviendraient contre qui ils songeaient s’allier, ils verraient la force de son pouvoir. Aucune chance qu’ils persistent.

Nysâh le savait sans doute mieux que Van, aussi insista-t-elle :

« Je sais que la symbolique vous plaît, père, mais elle ne suffit pas toujours. »

Peine perdue, Ketjiko haussa les épaules. Les Ailish ne représentaient pas une menace pour lui et il le savait. Le problème de Daliah et Nysâh – ainsi que celui de Van – était que cette Maison deviendrait un problème si le Roi venait à disparaître.

Cependant, contrairement aux deux femmes, le démon avait conscience qu’Ambrosis ne tiendrait jamais en un seul morceau sans qu’une figure ne remplace le Roi ; et il savait aussi qu’aucune d’elles ne parviendrait à s’imposer.

Il devait intervenir. Mais pas en public.

« Bon. »

Naâsh, qui n’avait pas dit un mot de toute la conversation, se leva.

« Si vous parvenez à un quelconque accord, faites-le moi savoir. De toute façon, mon avis ne vous intéresse guère… Je viendrai néanmoins si vous parvenez à faire se déplacer notre cher père. Ah, la symbolique ! »

Il agita les mains d’un air affecté puis se dirigea vers la sortie. Nonchalante, Raj s’étira avant de se lever souplement et de partir à la suite de son maître.

« Qu’attendez-vous pour le suivre ? s’amusa Ketjiko en se remettant à jouer avec les mèches brunes de Van. Vous m’avez exposé vos arguments – deux fois. Je pense que j’ai été assez clair dans ma réponse. »

Daliah se leva, très digne quoi que furieuse de se voir congédiée, et ne daigna pas lui adresser un mot de plus avant de sortir. Van réprima un sourire. Voir cette plaie ainsi vexée était un vrai plaisir ! Nysâh la suivit plus calmement en rajustant ses gants de cuir, après avoir adressé un signe de tête poli à son père.

Le démon s’écarta de son maître dès que la porte se fut refermée.

« Assez avec mes cheveux ! Il n’y a rien de plus désagréable que quelqu’un qui y chipote sans arrêt.

— Tu as donc des exigences ?

— Vous ne m’avez pas acheté pour ma docilité, oh mon seigneur et maître. »

Il avait mis dans sa voix le juste mélange entre sarcasme et soumission et Ketjiko sourit.

« Viens là… »

Van s’assit à ses côtés sans protester. La nuit n’avait pas été des plus agréables mais il avait vécu pire. Le Roi Rouge était assez puissant pour ne pas avoir besoin de prouver sa supériorité en frappant ses esclaves ou en les humiliant. Le seul véritable désagrément avait été le plaisir, purement physique, sale, traître – mais Van y était habitué depuis longtemps.

« Vous n’irez vraiment pas ? demanda le démon.

— Tu ne vas pas t’y mettre aussi ? »

Le ton était ennuyé mais pas définitif, aussi le démon n’hésita-t-il pas à répondre :

« Eh bien, ils comptent peut-être sur le fait que vous ne vous déplacerez pas. Ils vous craignent et ne peuvent rien contre vous, mais que vous soyez trop loin trop longtemps pourrait leur donner une fausse impression de sécurité. Si une guerre civile éclate, même brève, cela nuira aux affaires. »

Une lueur d’intérêt apparut dans le regard du Roi Rouge. Van s’appuya sur son épaule, s’appliquant à ne songer qu’à la politique vampirique et à ses implications. Les pouvoirs mentaux de Ketjiko lui permettaient lire dans les pensées et le démon ignorait s’il percevrait une telle intrusion. Dans le doute, mieux valait éviter toute pensée de meurtre.

« Voilà un argument plus convaincant que ceux que celles-là m’ont servi, dit le Roi.

— Je présente le même projet qu’elles sous un autre angle.

— Sans doute… »

Ketjiko posa un index sur sa gorge, caressant.

« Ferais-tu le trajet avec moi ? »

Van renifla. Étrange. C’était plus facile qu’il ne l’aurait cru. Ketjiko avait-il refusé jusque-là juste pour contrarier Daliah ? Voilà une information intéressante.

« Bien sûr, répondit l’esclave. Ne fût-ce que pour voir la tête de ces abrutis. »

Le manque de respect devait vraiment plaire au Roi, car il rit doucement.

« Tu as raison. Je vais y réfléchir.

— Je ne vous ai jamais vu utiliser votre véritable puissance… »

Les yeux rouges du vampire s’assombrirent. Il avait faim.

« Fais attention à ce que tu suggères… Je pourrais avoir envie de tester sur toi.

— Vous savez que vous pouvez me faire ce que vous voulez. Je veux juste souligner que la guerre contre les démons remonte à longtemps. Peut-être que certains Doyens ne savent vraiment pas que vous êtes notre maître. »

Le Roi Rouge sourit à nouveau et, cette fois Van ne put retenir un frisson de dégoût et de peur mêlés. Ketjiko était supérieur aux autres et il aimait ça, il considérait cela comme son dû. Son sourire avouait qu’il appréciait d’imaginer la crainte sur les visages des Doyens, qu’il jouissait de la peur qu’il suscitait. Qu’il anticipait le moment où ils se soumettraient à lui à nouveau, terrorisés, vaincus.

« Nous irons. »

Le ton du Roi, cette fois, était définitif.

Van garda les yeux ouverts quand Ketjiko se mit à le boire, pour imprimer dans sa mémoire l’avidité de cet homme et la façon qu’il avait, comme tous les vampires, de se prendre pour un dieu.

 

***

 

Raphaël fixa son assiette d’un air dépité. Comme la plupart des anges, il ne rentrait pas chez lui à midi pour manger et se contentait du plat du jour servi au réfectoire du service administratif, quand il ne se contentait pas de grignoter dans son bureau. En tant qu’archange, il n’était pas obligé de se nourrir car son lien avec l’Eden subvenait à ses besoins. Cependant, il considérait bon pour la santé de manger au moins une fois par jour. De plus, cela lui donnait une excuse pour couper sa journée en deux et, éventuellement, pour papoter avec les autres.

Il s’installait à une table lorsqu’il repéra Raguel qui se dirigeait vers la salle réservée aux archanges – pour les cas où l’un d’eux souhaiterait sortir de son bureau sans pour autant lâcher le dossier confidentiel qu’il traitait. Raphaël jeta un coup d’œil aux légumes de son plateau et se résigna à l’emmener avec lui pour rejoindre son ami.

« Bonjour. Où sont les autres ? demanda-t-il en constatant qu’ils étaient seuls.

— Rémiel essaie de réconforter Gabriel, je crois, expliqua l’archange du Feu, et Michaël viendra plus tard. Pour Uriel, je n’en sais rien »

Saraqael ne mangeait jamais, à leur connaissance. Raphaël prit place à côté de Raguel et fronça à nouveau le nez devant son plat.

« Comment va Gabriel ?

— Mal. »

L’archange de la Foudre soupira, repoussant son assiette sans y toucher. La Chute d’Ariel avait de quoi lui nouer l’estomac et les dernières nouvelles étaient encore plus déprimantes.

« Il est vraiment revenu ?

— Et Gabriel l’a chassé une deuxième fois, confirma Raguel dont le sourire, pour une fois, ne montait pas jusqu’aux yeux. Le jeune fou.

— Je le comprends, quelque part… »

Raphaël n’avait jamais vu Gabriel pleurer auparavant. Oh si – lors du départ de Lyth, des siècles plus tôt, et après les premiers combats au tout début de la guerre, mais plus depuis. L’archange de la Foudre avait toujours cru son presque-frère fait de glace et de conviction obtuse. Apparemment, il se trompait.

« Je suis content que la manœuvre de Michaël ait réussi », dit-il abruptement.

Le sourire de Raguel s’élargit, se faisant plus sincère.

« Nous le sommes tous, ou cela n’aurait pas fonctionné. »

Raphaël touilla ses légumes du bout de sa fourchette, hésitant à nouveau à en avaler un peu. Ariel n’était qu’un gamin, s’en prendre à lui aurait été au-dessus de ses forces. Il avait déjà eu assez de mal avec Lucifer, pourtant bel et bien coupable.

Certes, Ariel aussi, mais un adolescent cédant à un séducteur chevronné ne revenait pas au même que le régent de l’Eden trahissant la confiance de ses presque-frères. La situation était d’autant plus amère que Bélial en était l’instigateur dans les deux cas.

« Est-ce vrai que tu trouves des endroits où placer les déchus de ton clan ? »

Raphaël voulut rattraper les mots dès qu’ils furent sortis de sa bouche. Trop tard. Il lança un regard gêné vers son ami, qu’il venait d’accuser explicitement de trahison. À sa grande surprise, l’expression de Raguel n’avait pas changée ; elle restait placide et ouverte – ce qui était très différent de très placide. Dans ces cas-là, mieux valait se mettre à courir.

« Oui, bien sûr que je les aide. Ce sont mes enfants, même si Lyth les rejette. »

L’archange de la Foudre se demanda s’il devait pousser la conversation plus loin. Comme toujours quand il tergiversait, il décida d’agir :

« J’ai entendu dire que tu ne le faisais que si les anges sont toujours de Feu, mais pas s’ils perdent tous leurs pouvoirs. Pourtant, ce sont quand même tes anges, non ? »

Cette fois, la chaleur émanant de Raguel s’altéra légèrement. Raphaël voulut s’excuser pour ses questions indiscrètes mais, à nouveau, l’archange du Feu lui répondit ::

« Eh bien, qui suis-je pour garder sous mon aile des personnes qui ont été rejetées à la fois par Lyth et par Frryl ? »

Raphaël se remplit la bouche de légumes pour se donner une contenance. Voyant qu’il n’insistait pas, Raguel se remit à manger. Le silence resta suspendu entre eux jusqu’à ce que l’archange du Feu relance la conversation sur un sujet moins sensible.

 

***

 

Un frôlement s’attardait sur sa joue, rugueux mais tendre. Dérangé dans son sommeil, Ariel allait protester lorsqu’un espoir chaud se répandit dans sa poitrine. Il était revenu !

« Bélial ? murmura-t-il en papillonnant des cils pour chasser les dernières brumes de sommeil.

— Désolé de te décevoir, angelot », lui répondit une profonde voix de basse.

Le regard du jeune blond trouva une paire d’iris dorés qui le dévisageaient calmement. Malgré son dépit, il se força à sourire et se redressa en position assise.

« Bonjour Astaroth », salua-t-il d’un ton timide.

Avoir ainsi un démon dans sa chambre était gênant, d’autant plus qu’Ariel portait encore ses légers vêtements de nuit et se trouvait encore au lit. Peut-être n’aurait-il pas eu de pensées inappropriées avec un autre, mais Astaroth était connu pour ses… talents. En plus, il avait un physique des plus agréables. Et il sentait bon.

Rosissant, Ariel attrapa le bout de sa natte qu’il tritura nerveusement.

« Il n’est pas revenu ?

— Beaucoup de choses à faire. »

Le jeune déchu soupira, déçu et blessé. Était-ce trop demander que de l’avoir auprès de lui lors de ses premiers jours ici-Bas ? Il savait que le titre de Bélial lui donnait de nombreuses responsabilités, mais… Enfin, inutile de se plaindre. Ariel attendrait.

« Y a-t-il une raison particulière à ta présence ici ? demanda-t-il à Astaroth en remontant les couvertures sur ses genoux.

— ‘cifer a pensé que t’aurais besoin d’un guide dans le palais. Aussi pour t’amener aux thermes. »

Le visage d’Ariel s’empourpra. Il se savait sale, avec un simple broc d’eau pour se laver, mais se le voir dit en face était tout de même terriblement humiliant. Au moins, la remarque venait-elle de Lucifer. Astaroth, lui, ne semblait pas se formaliser de son état.

Ariel tirailla le bout de sa natte. Un bon décrassage lui ferait du bien. Ces derniers jours avaient été éprouvants. Se sentir sale le mettait sous pression – tout comme l’idée insidieuse que personne ne s’était jusqu’alors assez soucié de son bien-être pour lui indiquer les bains.

Pour se rassurer, il avait été jusqu’à émettre l’hypothèse que les démons n’en prenaient pas, ou seulement dans des torrents glacés. Cependant, cet argument ne tenait pas : il se trouvait au beau milieu d’une ville et n’imaginait pas Lucifer se contenter de parfum. Depuis plusieurs siècles qu’il était Tombé, le Prince-démon avait eu le temps d’installer des commodités.

Ariel secoua la tête pour dissiper ces pensées moroses.

« Très bien, allons-y donc. Puis-je m’habiller ? »

Astaroth acquiesça et recula de deux pas, attendant qu’il s’exécute. Sans le quitter des yeux. Ariel rougit à nouveau et se racla la gorge.

« Vous pouvez vous tourner… S’il vous plaît ? »

L’archidémon lui lança un regard amusé mais obéit sans protester. L’ange se dépêcha de s’extraire de ses draps et d’entrer dans ses vêtements, mort de gêne. Seigneur Lyth, comment avait fait Lucifer pour s’habituer à ce manque de pudeur ?

« Prêt ? »

Le blond opina timidement et le suivit dans le dédale du palais. Ariel avait beau essayer de mémoriser les chemins, ils se ressemblaient trop à ses yeux. Il avait l’habitude des grands couloirs angéliques, symétriques, qui donnaient sur des salles communes aux dimensions titanesques ou des appartements privés. L’architecture démoniaque préférait les successions de petites pièces sans fin, salons ou de salles de repos, toutes semblables à ses yeux. Pas d’endroit plus spacieux prévu pour les réunions ou les cérémonies ; lorsque les démons se réunissaient en assemblée, ils le faisaient en extérieur.

Par ailleurs, Ariel ne parvenait pas à distinguer l’habituel du particulier. Ainsi, la première fois qu’il avait vu une galerie encadrer un carré d’herbe au sein du palais il avait cru qu’il s’agissait d’un jardin original, mais non. Depuis, Il en avait vu plusieurs, séparées de la cour par des murs bas qui laissaient circuler la douce odeur des fleurs.

Des tapisseries et des nattes décoraient les couloirs. Leurs tons bruns, rouges et ocre les rendaient bien plus chaleureux que les froids et blancs édifices angéliques ; plus coloré, plus exotique, plus fascinant.

Ariel n’était pas chez lui et il le ressentait jusqu’à la moelle de ses os. Mais il était prêt à faire de son mieux pour que ça le devienne.

« On y est. »

Le déchu sourit à Astaroth et entra à sa suite dans une pièce. La petite salle ne se différenciait pas des autres. Des étagères vides couvraient le mur de droite, d’autres remplies de lotions et de pièces de tissus à l’air doux occupaient celui de gauche. Sans complexe, Astaroth dénoua les lacets de son pantalon et le laissa tomber au sol.

Ariel n’avait jamais rougi aussi souvent en aussi peu de temps, sauf peut-être quand Bélial avait commencé à lui faire des avances.

« Mais enfin, que faites-vous ? »

Le démon posa son vêtement – l’unique qu’il portait – avec ses bottes de cuir sur une des étagères vides et se ceignit la taille d’une serviette.

« Je vais me laver aussi.

— En même temps que moi ? »

Astaroth le fixa.

« Bien sûr.

— Mais… c’est indécent ! »

La protestation sortit toute seule, avant qu’Ariel ne réalise à qui il parlait au juste : Astaroth, l’archidémon du Sang et de la luxure, le Prédateur. Lucifer l’avait-il vraiment envoyé pour l’aider, ou pour…

Le déchu secoua la tête. Ridicule. Personne n’essaierait de le séduire alors qu’il était le compagnon de Bélial ! Les coutumes démoniaques étaient, évidemment, moins chastes que celles des anges. En tout cas, il comprenait mieux pourquoi son accompagnateur avait trouvé amusant de devoir se tourner alors qu’il se déshabillait.

Mortifié, Ariel ôta ses vêtements et les plia, puis se dépêcha de se nouer autour des reins la serviette la plus longue qu’il trouva. Ensuite, alors que l’archidémon avait pris un flacon de savon liquide au hasard, il sélectionna ceux qui avaient la plus belle couleur avant de les renifler. Fleur d’oranger, pétales de roses, eucalyptus, et d’autres dont ni le nom ni l’odeur ne lui étaient familiers se côtoyaient sur l’étagère ; les démons semblaient soucieux de soigner leurs corps ! Il se décida pour ceux à l’amande et à l’orange.

Astaroth, à vrai dire, se divertissait de l’insouciance dont faisant preuve son jeune compagnon. Cela faisait plaisir de voir le gamin se détendre un peu en sa présence et oublier ses problèmes. Ariel aurait bien le temps de s’en souvenir plus tard.

Beaucoup de déchus étaient détruits après leur Chute. Ils avaient besoin d’être rassurés et de comprendre qu’ils pouvaient s’adapter à la vie en Bas, que tout dans les Abysses n’était pas forcément mauvais.

Astaroth n’aimait pas laisser les gens se briser. Tendre la main demandait parfois des efforts, mais voir des jeunes étourdis comme Ariel se reconstruire et devenir des adultes solides les compensait de loin.

Il ouvrit la porte suivante, qui coulissa sans bruit.

« Les bassins », présenta-t-il.

Ariel s’avança et ne put retenir une exclamation de surprise. Creusés à même le sol, les bains mesuraient plusieurs mètres de diamètre et contenaient de l’eau parfumée, chauffée par des runes. De grosses volutes de buée s’échappaient par les petites fenêtres creusées en haut des murs du fond et imprégnaient l’air de leur moiteur.

« Des thermes publics…

— Seulement pour ceux qui vivent au palais, corrigea Astaroth. Les publics, dans les Quartiers Bourgeois, sont toujours pleins. »

L’ange eut un petit rire.

« En Haut, on fait tout en communauté sauf ça. Ici, c’est exactement l’inverse.

— C’est moins bien ? »

Ariel fronça les sourcils. Gabriel, songea-t-il avec une pointe de douleur, trouverait sans doute que oui. L’archange qualifierait même ce comportement d’absurde et d’ignoble.

« Non. C’est… plutôt pas mal. Enfin, je n’ai pas encore essayé, et c’est quand même gênant, mais… C’est relaxant. »

Astaroth hocha la tête, approbateur, puis déposa sa serviette au bord d’un bassin avant d’entrer avec délice dans l’eau chaude. Ariel posa ses fioles à même le sol puis se démena pour glisser de sa serviette à l’eau en dévoilant un minimum de peau. Très digne, il s’enfonça dedans jusqu’au nez, ignorant le rire silencieux d’Astaroth. Même si l’archidémon ne semblait pas intéressé, juste dénué de pudeur, le déchu préférait avoir l’air ridicule plutôt que lui permettre de le voir totalement nu.

Une fois immergé, Ariel se permit enfin de se détendre. Il avait toujours aimé passer des heures sous le jet brûlant de sa douche mais, en Eden, avoir une baignoire était considéré comme frivole, au mieux. Gabriel conseillait même de ne se laver qu’à l’eau froide ou tiède, trouvant cette méthode à la fois moins luxurieuse et meilleure pour la santé. Mais Gabriel était, sur ce point comme sur tous, l’archange le plus exigeant.

Ariel ferma les yeux très fort. Il devait cesser de penser à son frère à tout bout de champ et de culpabiliser à chaque petit plaisir grappillé. Gabriel l’avait déchu et lui avait dit en face qu’il ne pourrait jamais se racheter. Dès lors, le déchu n’avait plus aucun effort à fournir pour suivre les lois : il ne pouvait pas tomber plus bas aux ses yeux de l’archange.

De plus, Ariel devait s’adapter. Il n’était pas totalement stupide. Il bénéficiait certes de la protection de Bélial et Lucifer et, apparemment, de l’amitié d’Astaroth – l’archidémon aurait pu déléguer plutôt que s’occuper de lui en personne – mais s’il voulait se construire une vie en Bas, il devait apprendre à se débrouiller seul. Donc, entre autre, comprendre la culture démoniaque et cesser de se sentir mal quand il enfreignait les Lois. Oui, il allait à l’encontre des principes angéliques mais, se rappela-t-il durement, il n’était plus un ange.

Il inspira et remonta un peu hors de l’eau, laissant visible le haut de son torse. Faisant abstraction de la présence d’Astaroth, il versa une généreuse rasade de savon dans le creux de sa main. Il sourit en sentant la légère odeur fruitée qui en émanait et entreprit de savonner le haut de son corps.

Après en avoir terminé, il s’occupa de ses cheveux avec soin, puis jeta un coup d’œil discret vers l’archidémon. Celui-ci avait fini depuis longtemps et s’était appuyé au bord, somnolant, yeux clos. Ariel apprécia la relative intimité que cela lui laissait et se dépêcha de laver ses jambes.

L’eau, souillée, n’était plus très agréable, aussi en sortit-il dès qu’il eut fini. Cependant, alors qu’il s’emmitouflait à nouveau dans sa serviette, Astaroth l’arrêta.

« Ariel? »

Avec son accent démoniaque, il prononçait Arrael.

« Rince-toi avec un des seaux d’eau là-bas. »

Sortant paresseusement du bassin, l’archidémon lui désignait le mur de droite où s’alignaient en effet des récipients. Ariel rougit et détourna le regard du corps superbe d’Astaroth. Les gouttes qui épousaient sa peau mate mettaient en valeur sa musculature parfaite et le jeune déchu avait trop conscience de la beauté de son guide à son goût. C’était si embarrassant !

Pressé d’en détourner son attention, Ariel se dépêcha de ramasser un seau et, sans réfléchir, se le renversa sur la tête.

Son cri résonna dans toute la pièce, sans qu’il n’ait le temps de penser à le retenir.

« Seigneur Lyth c’est froid ! »

Un éclat de rire retentit derrière lui et il se tourna en frissonnant pour fusiller l’archidémon du regard.

« Ce n’est pas drôle ! s’exclama-t-il encore, mais sa colère perdait déjà de la vigueur devant le regard pétillant de son vis-à-vis.

— Oh si, contra celui-ci, un brin moqueur devant son expression de poussin mouillé. Besoin de ça ? »

Il enveloppa gentiment Ariel dans la serviette qu’il avait ramassée et le jeune homme s’y drapa, ainsi que dans sa dignité.

« Merci beaucoup. »

Astaroth eut un autre rire silencieux et regagna le vestiaire d’un pas tranquille. Ariel sourit secrètement en lui emboîtant le pas. Au final, il commençait à apprécier sa compagnie.

 

***

 

La petite chapelle avait retrouvé son calme. Ses murs nus reflétaient la lueur d’une unique chandelle qui ne tremblait presque pas, protégée du vent par un cylindre de verre. À quelques pas de là, agenouillé à même le sol en face de l’autel, Gabriel serrait les lèvres.

Ariel était revenu en Eden. Il avait osé, après sa Chute, venir le supplier – comme si l’archange pouvait changer quoi que ce soit à la situation, à présent. La seule manière d’échapper à un châtiment était de ne pas le mériter… du moins, Gabriel essayait de s’en convaincre.

L’archange leva les yeux vers la Croix de Lyth, symbole des sacrifices à accomplir pour rester pur, une doctrine à laquelle il avait toujours adhéré. Et pourtant…

Il avait bien fait, n’est-ce pas ? Du point de vue moral, il savait qu’il avait pris la bonne décision. Une loi correspondait à une sanction, applicable directement après jugement. S’il devait s’en vouloir, ce ne pouvait être que pour avoir permis par deux fois à Ariel de partir sans exécuter la sentence jusqu’au bout.

Ressentir des remords pour avoir déchu son frère alors que celui-ci le méritait n’avait aucun sens. Le triple crime d’Ariel était particulièrement abominable, sans aucune circonstance atténuante. Il n’avait pas été forcé, il ne s’était pas confessé de lui-même, il avait pris plaisir à pécher…

La nausée prit Gabriel à cette idée. Comment pouvait-on sciemment commettre ce genre d’horreur ? Pire, comment pouvait-on apprécier cela ? Trahir Son Altesse Lyth était déjà inimaginable, mais s’abandonner dans les bras d’un démon… d’un homme ! C’était infâme, dégoûtant, contre nature… Comment son pur petit frère était-il tombé si bas ? L’archange avait beau essayer, il ne parvenait pas à concilier son amour fraternel et son horreur pour ce qu’Ariel avait commis.

Gabriel se signa d’une main peu sûre. Peut-être était-ce de sa faute ? L’avait-il mal élevé, avait-il entretenu un environnement favorable au péché ? Cette idée l’horrifiait. Il avait toujours fait de son mieux pour Ariel, l’avait poussé à suivre les préceptes angéliques. Jamais il n’avait imaginé…

Il laissa échapper une plainte étouffée, qu’il interrompit en se mordant la langue. Il devait se reprendre. Mais la réalité faisait si mal… Comme une pique chauffée à blanc enfoncée dans sa poitrine. Ariel l’avait trahi de la pire façon. Gabriel lui avait pourtant fait confiance ! Il avait toujours été persuadé que son frère deviendrait un ange modèle, un ange dont il serait fier – et fier, il l’avait été ! Pourquoi Ariel avait-il tout détruit ? Qu’est-ce que ce démon lui avait offert de si précieux qui le soit plus que leur amour fraternel et pur, au-delà même des lois angéliques qui pourtant primaient sur tout ?

Le regard de Gabriel se congela. Cela devait venir de Bélial. Ce monstre avait corrompu son frère de ses mots mielleux comme il l’avait fait pour Lucifer. Mais si l’ancien chef de l’Eden s’était montré faible, Ariel, lui, avait été innocent – Gabriel en était persuadé. Son frère avait sûrement été berné, il avait sûrement…

Peu importait, à vrai dire, et l’archange le savait. Le résultat restait le même. Ariel était déchu. Il devait faire une croix sur lui. Il devait cesser de le considérer comme son frère, il devait…

Frissonnant, Gabriel baissa la tête sur ses mains jointes.

« Seigneur, aidez-moi… Aidez-moi à être un bon ange… »

Il ne pourrait jamais détester Ariel. C’était une certitude. Quoi qu’il fasse, le déchu resterait son précieux frère, et il l’aimerait. Seule la décision de Michaël lui donnait un peu de réconfort, bien qu’elle soit obscène, qu’elle défie les lois de Lyth… mais pour la première fois Gabriel ne se sentait pas capable de suivre celles-ci.

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