Chroniques d'un cycle : Les Enfants de Sei
Chapitre 8
« Lune, Elvion. Femme à pleine lune, homme à la nouvelle lune, il représente la métamorphose et l’équilibre qu’elle peut amener. Souvent, ses cheveux sont argentés ou bleus, et ses yeux gris. Il porte des bracelets d’argent aux poignets. »
- Mythes et vérités, Kamu -
Van tressaillit et se retint de justesse d’ouvrir les yeux ; il avait appris depuis longtemps à ne plus crier en se réveillant d’un cauchemar. Mais rêvait-il ? Le sol ballottait et l’air était d’un froid glacial. L’espace de quelques instants, il se crut revenu des années en arrière, enchaîné dans la carriole qui l’emmenait à Ambrosis. Puis une main se posa sur sa tête en propriétaire, triturant une de ses mèches rebelles, et il se souvint.
Ah oui… La fête, les Ailish, le voyage.
Il bougea pour trouver une position plus confortable. Les quatre membres de la famille royale s’étaient installés sur les bancs rembourrés pour le trajet ; lui, Raj et Tarik, le jeune calice de Daliah, avaient le droit de se partager le sol. À vrai dire, celui-ci était lui aussi rembourré et Ketjiko lui avait laissé plusieurs coussins, donc ce n’était pas si mal.
L’index du Roi Rouge passa dans le petit creux en haut de sa nuque et Van frissonna. Était-ce lui qui l’avait réveillé ?
Par-dessus sa tête, Daliah et sa fille conversaient en skahil. Les vampires étaient persuadés que personne ne les comprenait tant leur langue sifflante était étrange. Idée ridicule, bien sûr ; après quelques années passées à leur service, il n’avait aucun mal à différencier leurs différentes intonations.
« Réveillé ? » lui demanda Ketjiko.
Le démon retint un sursaut. Plutôt que d’utiliser le dialecte des démons de sang comme ils l’avaient fait jusque-là, le Roi avait parlé en Antique, langue originelle des archidémons. En dehors de Pandémonium, elle n’était parlée que par les Hauts démons par les plus riches marchands.
Van ne l’avait plus entendue depuis l’enfance et était surpris que Ketjiko s’en serve pour s’adresser à lui. D’un autre côté, il avait fait montre d’une certaine éducation. Il se détendit.
« Oui, maître, répondit-il dans un Antique hésitant. Combien de temps durera encore le trajet ?
— Nous sommes presque arrivés. La voiture ne devrait pas tarder à s’arrêter, nous continuerons notre chemin à pied. »
Van fronça les sourcils mais ne commenta pas, bien que l’idée de marcher dans la neige ne l’enchante guère.
Leur avancée se poursuivit, bercée par le mouvement de leur calèche et par les voix sifflantes des deux femmes. Raj était allongée, détendue, mais ses yeux ouverts fixaient le vide d’un air absent. À l’opposé, à demi recroquevillé contre la portière, Tarik s’efforçait d’avoir l’air neutre.
Van avait été profondément choqué lorsqu’il avait vu arriver ce dernier aux côtés de Daliah. Le démon de sang était jeune, même selon les critères démoniaques pour qui l’âge adulte commençait peu après la puberté. Il ne servait sans doute qu’à décorer, néanmoins l’idée que cette femme horrible le possède demeurait révoltante. Si elle voulait en profiter d’une façon plus intime, elle pourrait le faire en toute impunité ; cela soulèverait à peine quelques commentaires au sein de la communauté vampirique.
Tarik avait remarqué l’expression de Van et lui avait renvoyé un regard dur. À Ambrosis, les lysaâgh devenaient adultes avant l’heure ou mouraient en échouant.
Soudain, la calèche s’arrêta. Ils étaient arrivés.
Se faire inviter à entrer dans la demeure des Ailish n’avait guère été difficile, à partir du moment où le maître des lieux, Ajven Hji Ailish, avait reconnu Ketjiko. Les conversations s’étaient interrompues lorsqu’ils avaient intégré la réception, laquelle se tenait dans une salle particulièrement vaste pour un hiver. Sans doute les Doyens avaient-ils voulu faire les choses en grand pour montrer que le Roi Rouge n’avait rien à envier à leur puissance ; à présent, ils donnaient juste l’impression d’avoir voulu l’accueillir dignement.
Van s’était attendu à un massacre. Au lieu de se faire agressifs, les quatre membres de la famille royale s’étaient mis à discuter avec les vampires présents, écrasant les lieux de leur puissance magique : leurs auras étaient largement déployées, comme s’ils se trouvaient sur leur propre territoire. Aucun des Doyens n’avait osé protester, même si Ajven Hji Ailish était blême de rage.
Le jeune démon se tenait deux pas derrière son maître et se prenait à douter. Naâsh, Daliah et Nysâh étaient certes puissants, mais Ketjiko égalait Lilith au niveau de l’aura magique. Et c’était cet homme-là qu’il avait désigné comme son ennemi ?
« Tu sembles bien pâle, très cher, s’amusa le Roi sans détourner les yeux des membres de la réception qui reprenaient petit à petit leurs conversations. Je ne me souviens pourtant pas de t’avoir déjà bu ce soir.
— Je suis juste écrasé par votre présence, Votre Altesse, comme tout le monde ici. »
Van vit le coin des lèvres de Ketjiko frémir.
« C’est un peu le but, dirais-je. Mais je ne me doutais pas que tu serais assez faible pour être impressionné.
— N’importe quelle énergie magique est impressionnante quand on est scellé, Monseigneur. Tous ici pourrait m’écraser comme un insecte sans que je puisse réagir. »
Le Roi tourna à demi la tête vers lui, pensif.
« Oui, j’imagine. »
Il aurait peut-être ajouté un commentaire supplémentaire, mais une vague de magie traversa la pièce. Le bruit d’un corps percutant un mur parvint jusqu’à eux et Ketjiko se leva, se dirigeant sans hésiter vers la scène. Van le suivit, curieux, et ne fut qu’à moitié surpris de trouver Naâsh occupé à compresser un membre de la Maison Ailish sur un mur par la seule force de son esprit.
« Que se passe-t-il ? demanda nonchalamment le Roi Rouge.
— Je n’apprécie pas que d’autres touchent à ma calice. »
Père et fils s’affrontèrent du regard et Naâsh céda. Haussant les épaules, le prince relâcha son emprise sur l’Ailish qui glissa le long de la tapisserie pour s’écraser au sol.
« Raj. »
La démone de sang se glissa à sa suite alors que le prince fendait la foule. Ketjiko lança un long regard de mépris au vampire qui se relevait, avant de tranquillement regagner sa place. Malgré sa dignité, Van remarqua le pétillement de ses yeux rouges : le Roi était satisfait que son fils ne se laisse plus marcher sur les pieds.
« Amenez-moi à une chambre. »
L’ordre fut lancé froidement au premier lysaâgh que Naâsh avait croisé et celui-ci s’était empressé de répondre à sa demande – qui, somme toute, était courante lors d’une réception vampirique. Cependant, Raj en avait été fort surprise : forniquer chez un tiers n’entrait pas dans les habitudes de son maître. En même temps, exploser les gens en pleine réception non plus.
Elle l’avait donc suivi dans les couloirs et ne fut qu’à moitié étonnée de le voir s’effondrer dès qu’ils se retrouvèrent en privé.
« Naâsh ! Saâgh mais qu’est-ce que… ? »
Le vampire lui attrapa le poignet, haletant.
« Aide-moi à me mettre au lit. »
Raj s’exécuta, inquiète, avant de réaliser quels étaient ses symptômes. Naâsh avait le souffle court et transpirait. Des spasmes tordaient ses muscles, comme si…
« Tu as soif ? demanda-t-elle doucement.
— Non. Ça va.
— Mais tu…
— Tais-toi. Je n’ai pas soif. Je… »
Un spasme le prit, lui faisant serrer les dents pour retenir un gémissement. Un frisson le parcourut et Raj s’empressa de remonter les couvertures sur lui avant de lui saisir la main.
« Courage. »
Il n’y avait rien d’autre à dire. Elle s’était déjà retrouvée dans une situation similaire et tout ce qu’on pouvait faire, c’était attendre que ça passe.
Mais elle se sentait furieuse et inquiète. Et, surtout, elle se demandait à qui d’autre Naâsh était lié, pour faire une pareille crise de manque.
***
Le tissu de ses gants était poisseux de sang et des gouttes carmines s’agglutinaient au bord de sa cape sans couler au sol. Agacé, Bélial tenta de l’agiter pour les faire tomber, mais peine perdue : elle était fichue. Il savait pourtant que la magie létale se montrait souvent salissante, il aurait dû prévoir des vêtements noirs.
Il jeta un coup d’œil à la clairière qu’il laissait derrière lui. Il n’avait trouvé qu’une petite poignée de vampires mais ceux-ci s’étaient agités vivement lorsqu’il s’en était pris à eux, aussi avait-il décidé de ne pas les tuer tout de suite. Bien lui en avait pris : alors qu’il immobilisait le dernier d’entre eux, il avait perçu les relents d’un Portail fermé moins d’une heure auparavant.
Malheureusement, trop de magie avait été utilisée lors du combat pour qu’il puisse déterminer vers où il avait été ouvert. Après qu’il eut insisté un peu, l’un des parasites avait craché le nom d’une de leurs villes, mais Bélial n’avait pas la moindre idée d’où elle se trouvait. Peut-être Lilith en saurait-elle davantage…
Par jeu, Bélial fit rouler une tête en la poussant de la pointe du pied. Donc, la famille royale des vampires avait des ennuis. Ceux qu’il avait torturés – avec beaucoup moins d’art que l’aurait fait Azazel, il fallait le souligner – ne l’avaient pas avoué de manière explicite, mais il savait que l’hiver était rude à Ambrosis. Ils ne se seraient pas déplacés pour rien.
Avec un peu de chance, leur passage sur les terres démoniaques suffirait pour que Belzébuth se décide enfin à revenir sur sa parole. Lucifer avait raison : les intrusions vampiriques se faisaient de plus en plus fréquentes, il fallait réagir.
Songer au Déchu lui fit ressentir un pincement dans la poitrine et il s’efforça d’orienter plutôt ses pensées vers Ariel. Le petit se débrouillait-il bien en son absence ? Il ne doutait pas que Lucifer en avait pris soin, mais il ignorait si c’était un bien ou un mal. Après tout, ils ne s’entendaient plus vraiment depuis sa déchéance…
Bélial haussa les épaules et tourna les talons. Il avait fait une découverte importante et ne tarderait pas à rentrer à Pandémonium. Le temps de vérifier que plus aucun de ces sangsues ne traînait dans le coin et il serait parti.
Derrière lui, la clairière couverte de neige retrouvait son silence, tout juste troublée par le bruit des charognards qui s’approchaient enfin pour dévorer les restes.
***
« Choisis », avait dit Astaroth en le plantant devant l’armoire de Bélial.
Ariel avait exprimé sa réticence à piocher ainsi dans les affaires de son amant sans son accord, mais l’archidémon avait eu un raisonnement convaincant :
« Tu ne vas pas te balader nu et mes vêtements te vont pas. »
L’argument était pertinent : bien que Bélial soit plus grand qu’Ariel, Astaroth les dépassait tous les deux largement. L’image d’Ariel flottant dans les braies d’Astaroth, aussi amusante soit-elle, ne plaisait guère au déchu ; il avait dû céder.
Fouillant dans la grande armoire, il avait choisi de revêtir une combinaison brune, cintrée aux poignets par des bracelets de cuivre, et une tunique beige aux bords brodés. Il se sentait mal à l’aise dans ces vêtements mal ajustés et à la mode différente, mais il appréciait leur fraîcheur et le confort du tissu de luxe.
« Ça va comme ça ? » demanda-t-il en terminant de se natter les cheveux, sortant de derrière le paravent.
Astaroth eut un hochement de tête approbateur et, lui sembla-t-il, un rien amusé. Puis son regard changea. Pourquoi devenait-il… sombre ? Fronçant les sourcils, Ariel nota avec une certaine inquiétude qu’il semblait regarder par-dessus son épaule, vers l’entrée de la pièce. Sur ses gardes, il se tourna pour voir ce qu’il en était… et laissa échapper un cri de joie.
« Bélial ! »
Il était revenu ! Il était là ! Ivre de joie, Ariel courut vers son amant et lui sauta dans les bras, manquant de peu de les renverser tous les deux au sol. Le retrouver faisait tant de bien… Il avait besoin de sa présence.
« Lyth merci, que je suis content de te voir », murmura-t-il à son oreille.
Le démon blond l’embrassa amoureusement, l’enlaçant.
« Et moi donc ! »
Il le fit tourner sur lui-même, l’admirant, et Ariel lui adressa complaisamment une courbette qui le fit rire. Son cœur se réchauffa à ce son. Son amant lui avait tant manqué !
« Tu es très en beauté, aujourd’hui, déclara Bélial. Cependant, il va te falloir une garde-robe. Que dirais-tu si je t’emmenais faire des achats cet après-midi ? »
Ariel lui adressa un sourire lumineux.
« Tout ce que tu voudras ! »
Tant qu’ils passaient du temps ensemble… ce serait merveilleux.
Bélial l’embrassa à nouveau.
« Je me doutais que ça te ferait plaisir. Eh bien, allons-y ? Astaroth, merci d’avoir pris soin de lui. »
L’autre démon haussa les épaules, croisant les bras sur sa poitrine dans un mouvement machinal.
« Pas de quoi. »
Il adressa un sourire secret à Ariel et le salua d’un hochement de tête, le faisant un rien rosir.
« Le petit est adorable.
— N’est-ce pas ? dit Bélial avec une certaine fierté, qui emplit son jeune amant de bonheur. Sans oublier sa grâce naturelle… Je suis content de pouvoir vous le faire enfin connaître, même si, bien sûr, j’aurais préféré que ce soit en d’autres circonstances… »
L’archidémon de la Lune déposa un baiser délicat sur l’épaule d’Ariel puis l’entraîna vers la sortie, un bras passé autour de sa taille.
« Au revoir, mon cher ! Mon aimé et moi avons une après-midi remplie devant nous. »
La porte se referma derrière eux. Ariel avait oublié son matin, ses soucis, son frère, et tout le reste : seul comptait Bélial et le temps parfait qu’ils allaient passer ensemble.
Il ne tint pas compte du regard d’avertissement que lui avait lancé Astaroth. Après tout, que pouvait-il savoir de leur amour ? Il devait juste être jaloux.
***
La cloche de la cathédrale appelait ses fidèles, au loin, pour l’office du matin. Installé dans le fauteuil de son bureau, Saraqael, archange du Soleil et archiviste de l’Eden, en profitait pour faire une courte pause. Durant les messes, la plupart des activités administratives s’interrompaient. Aussi, lorsqu’il avait pris assez d’avance, il pouvait en profiter pour savourer un peu de thé au citron. Comme aujourd’hui.
Cela lui permettait de se remettre les idées en place, alors qu’il soufflait sur le liquide chaud. Il avait prévu les derniers évènements mais gérer la crise qui en résultait ne serait pas pour autant facile. Peut-être aurait-il dû déroger à sa règle d’observateur neutre pour prévenir le jeune Ariel des risques qu’il courait…
Saraqael secoua la tête, faisant voler ses boucles rousses, puis repoussa celles-ci en arrière d’un geste agacé. Ariel n’aurait écouté personne. D’ailleurs, l’adolescent connaissait les risques et n’aurait pas accepté l’évidence sans s’être cassé le nez dessus. Saraqael avait espéré sans y croire qu’Ariel se ressaisirait avant que l’irréparable ne soit commis.
« Bélial n’est pourtant pas surnommé l’archidémon de la trahison pour rien, murmura l’archange à voix haute avant de boire une gorgée. Mais ce n’est pas mon problème. »
Il se leva et tria une dernière fois les papiers de son bureau. Un ange viendrait les chercher et les porter à qui de droit juste après l’office.
L’Eden avait perdu un Prince-ange. Une véritable tornade s’abattait sur Alun Hevel depuis. Les anges, horrifiés, avaient réalisé que Lucifer n’était pas le seul immortel capable de pécher, que d’autres archanges pourraient Tomber un jour ; les archanges eux-mêmes avaient été choqués par le manquement d’Ariel, qui s’était pourtant toujours montré irréprochable bien que superficiel. Le mensonge avait-il donc envahi à nouveau l’Eden ? Gabriel lui-même s’y était laissé prendre…
Depuis lors, tout le monde se méfiait de ses voisins et plus encore de ses proches. Qui serait le prochain à faire un faux pas ? Les exorcistes suivaient une règle plus dure encore qu’auparavant, afin de soutenir leur archange trahi par son propre frère et de rendre son honneur à leur clan.
L’archange du Soleil but une autre gorgée. Être absent à la messe allait le faire remarquer mais il n’avait pas le courage de se traîner jusque là pour subir les réflexions acides et les regards froids des anges. Il n’avait jamais considéré ces cérémonies comme essentielles et préférait s’occuper du bien-être de l’Eden avant de tenter de communiquer avec un Élément-maître qui les avait abandonnés des siècles auparavant.
Saraqael se prit à regretter l’époque de Lucifer. Il ne devrait pas et il le savait, mais si le Prince-démon était encore en Haut, il aurait su quels mots utiliser pour rendre leur courage aux anges et surtout, comment remonter le moral à Saraqael lui-même. Lucifer avait eu du charisme malgré son idéalisme, parce qu’il se préoccupait de tout le monde.
De trop de monde, malheureusement. Et il avait bien changé, depuis sa Chute…
Saraqael posa sa tasse pour se masser l’arête du nez. Que pensait Lucifer de la situation actuelle ? Il avait pris Ariel sous son aile, sans doute espérait-il s’en faire un allié. Mais pourquoi ? Pour la simple satisfaction d’avoir à son flanc un ange aussi important qui, comme lui, avait Chuté ? Ou par empathie ? Plus probablement pour profiter d’une conjoncture qui lui était, somme toute, favorable.
Du moins, si Ariel ne répondait pas avant cela à sa proposition.
Saraqael considérait avoir de bonnes chances de le voir accepter. Ariel aimait l’Eden assez aveuglément pour revenir supplier Gabriel de l’y garder. Il n’était pas un de ces anges heureux de Chuter, qui trouvaient en bas la liberté, la façon de vivre à laquelle ils aspiraient. Les anges de Feu, surtout, se trouvaient dans ce cas ; ils aimaient vivre en Haut parce qu’ils restaient parmi les leurs mais ne s’y trouvaient pas tout à fait à leur place. En Bas, ils pouvaient laisser libre court à l’agressivité et à la passion de leur Élément.
Ariel, lui, était le frère de Gabriel – bien sûr – mais il ne se limitait pas à cela. Depuis son adolescence, Saraqael avait remarqué ce que Gabriel avait été incapable de voir : les hésitations quant au comportement à adopter, les questions sur le pourquoi des lois, l’esprit critique que le jeune ange ne laissait pas s’exprimer devant son frère de peur de lui déplaire. Contrairement à eux, le Prince n’avait jamais connu Lyth et se demandait sans doute pourquoi il devait obéir à un être si abstrait.
Ariel avait du potentiel et, à présent qu’il se trouvait hors de la sphère d’influence de Gabriel, Saraqael espérait le faire passer dans la sienne. Même côtoyer Lucifer pousserait le déchu dans le sens souhaité par l’archange ; le Prince de Glace avait perdu toutes ses illusions en Chutant et l’amour qu’il avait un jour éprouvé pour Lyth s’était changé en jalousie et en colère. Son cynisme, son point de vue froid et subjectif mais à l’opposé de Gabriel, seraient autant de cartes utiles dans la main de qui pouvait les lire.
Et, contrairement à lui, Ariel ne risquait pas de se mettre à détester Lyth, tout comme il ne l’avait jamais vraiment aimé. « Bien » resterait un concept à ses yeux, alors que le système de l’Eden et les lois seraient remis en cause.
Soit exactement ce que Saraqael voulait.
« S’il pouvait mûrir un peu, cela aiderait », grommela-t-il en remplissant à nouveau sa tasse vide.
Un peu de patience suffirait. Bélial ne tarderait pas à montrer son véritable visage.
« Je ne te dérange pas ? »
Saraqael bondit sur sa chaise, pris par surprise par l’arrivée inattendue de Michaël. Que faisait-il là durant l’office ?
« C’est Gabriel qui s’occupe du sermon aujourd’hui, expliqua l’archange de la Lumière. Et c’est le seul moment où je suis à peu près sûr que nous resterons seuls. »
Il ferma la porte du bureau derrière lui, sérieux. Fronçant les sourcils, Saraqael lui désigna la chaise en face de lui, où Michaël s’assit.
« Que se passe-t-il ?
— Nous ne pourrions pas faire face aux démons s’ils venaient à nous attaquer.
— Ils viennent moins souvent jusqu’ici depuis que les Portes de l’Eden ont été mises en place.
— Mais Ariel peut briser les sceaux qui les maintiennent fermées, n’est-ce pas ? »
Saraqael jeta un coup d’œil curieux à son vis-à-vis.
« Tu sais qu’il ne le ferait pas. Il ne permettrait jamais aux démons de nous attaquer de cette façon. »
Il croisa les mains sur la table.
« Donc, qu’as-tu en tête ? »
Michaël lissa l’avant de sa tunique.
« Eh bien, les démons pourraient nous attaquer malgré tout, n’est-ce pas ?
— C’est une possibilité. Peu probable, mais existante.
— Et nous ne sommes définitivement pas prêts pour cela. Je ne suis même pas certain que Gabriel parviendra à mener cette messe à bien, malgré sa détermination. La Chute de son frère l’a ébranlé plus qu’il ne veut bien l’admettre. »
Saraqael hocha la tête. Où voulait en venir le régent de l’Eden ?
« Donc nous devons nous arranger pour que Pandémonium n’agisse pas, conclut Michaël.
— Tu veux les occuper avec les vampires ? Les démons finiront par s’en prendre à eux de toute façon.
— Je veux dire que nous devons conclure une trêve. »
Cette fois, l’archange du Soleil tressaillit. Un cessez-le-feu ? Avec les démons ? »
Il dévisagea Michaël mais celui-ci resta parfaitement sérieux.
« Tu réalises que Gabriel et Raphaël n’accepteront jamais, n’est-ce pas ? insista-t-il.
— Je ne pensais pas leur demander leur avis. »
Le cœur de Saraqael bondit dans sa poitrine pour la troisième fois. Depuis quand Michaël se montrait-il si retors ?
« Que comptes-tu faire au juste, dans ce cas ? demanda l’archange du Soleil avec précaution.
— J’ai conscience que même si nous proposons une trêve, nous ne leur ferons pas confiance pour tenir parole, sens de l’honneur ou non. Mais ils en profiteront sans doute pour attaquer Ambrosis…
— Ce qui sera une garantie suffisante, compléta Saraqael. Mais les archanges, donc ?
— Je peux prétendre en Bas que c’est officiel. Je doute que Belzébuth le crie sur tous les toits. Quand bien même il le ferait, personne ici en Haut ne le croirait.
— Tu veux prendre cette décision seul ? »
Michaël se redressa de toute sa taille, rayonnant de majesté.
« Je suis le régent de l’Eden, lui rappela-t-il. Ton soutien me suffira amplement. Les autres n’ont pas besoin de savoir. Nous avons besoin d’une pause pour nous restructurer et ils ne sont pas prêts à faire ce genre de concession. »
Saraqael se félicita d’être assis : il se sentait un peu faible au niveau des genoux. Il n’avait plus ressenti une présence pareille depuis l’époque lointaine où Lucifer parvenait à imposer ses idées à tous – autant dire une éternité.
« Nous ne serons pas assez à nous deux, parvint-il tout de même à contrer. Il n’est pas question que tu prennes le risque de Descendre pour leur parler directement. Lilith serait capable de t’enfermer. Quant à moi… »
Il grimaça.
« Lucifer supposerait – à raison – que les autres ne sont pas au courant. Il me sait capable de ce genre de chose. »
Michaël le regarda intensément ; Saraqael frissonna.
« Je ne veux pas dire que j’ai déjà…
— Je connais l'ambiguïté de ton caractère, ne t’inquiète. Mais soit. Que proposes-tu dans ce cas ?
— Mettons Rémiel au courant. »
Michaël haussa les sourcils. Il s’était sans doute attendu à voir sortir le nom de Raguel – mais l’archange du Feu n’était pas fiable, il avait son propre agenda, que Saraqael ne parvenait pas à déchiffrer. Rémiel, par contre, demeurait fidèle à l’Eden… et savait lorsqu’il valait mieux agir en secret.
« Très bien, je m’en occuperai. »
L’archange de la Lumière se leva.
« Je ne peux pas rester plus longtemps, mieux vaut que je me trouve dans mon bureau lorsque les autres reviendront de la messe. »
Saraqael se mit debout pour le saluer, puis le regarda partir.
Une trêve. Officieuse, mais une trêve, un accord avec les démons. Cela ne s’était produit qu’une seule fois dans le passé, à l’époque de leur alliance, lorsqu’ils avaient décidé de cacher aux humains l’existence de la magie. Que cela arrive à nouveau, en pleine guerre, était incroyable.
Il sourit. Il ne doutait pas que Rémiel accepte de les aider.
***
L’hiver, dans les Tréfonds, était long et froid. En trois mois, la neige n’avait jamais fondu entre deux tempêtes ; les routes restaient impraticables. Cependant, Ymesh en avait vu d’autres et ses pouvoirs de Feu le protégeaient de l’hypothermie.
Quelque part, il savait qu’il n’aurait jamais dû remettre les pieds à Nysijl : chaque fois qu’il avait l’occasion de voir à l’œuvre la société vampirique, il était pris de nausée. Quand, en plus, ce comportement venait d’un ancien ami… il avait des envies de meurtre.
« Tu sais que tu es ridicule, lança l’ancien elfe. Tu le sais. Le voilà, le monde que tu voulais créer pour te différencier de ton père ? Laisse-moi rire. Tu es exactement pareil !
— Je t’interdis de dire une chose pareille. N’oublie pas à qui tu parles ! »
Ymesh et Ketjiko se foudroyaient du regard. Sa visite n’aurait pas dû se passer ainsi mais le mage de Feu ne pouvait pas se taire – pas en voyant la façon dont les ska paradaient en territoire conquis, se servant d’êtres vivants comme d’objets.
« Tu as un calice, Ketjiko. Un esclave à ton service. Que tu dévores et à qui tu parles comme s’il était ravi de se laisser faire !
— Il est à moi.
— De par ta décision unilatérale. Un lien vampirique, c’est censé être plus que ça !
— La servitude en échange de la protection… »
L’ancien elfe s’esclaffa. Il tenait à leur amitié mais il n’avait jamais été de ceux qui rentraient dans le rang pour faire plaisir aux autres. Ce trait de caractère l’avait poussé à suivre Shön, longtemps auparavant, puis à combattre aux côtés de Ketjiko et, à présent, à se dresser contre lui.
« La protection ? Mais ouvre les yeux, mon pauvre. S’il le pouvait, il serait loin d’ici et il n’aurait pas besoin de ta soi-disant aide ! S’il n’était pas scellé, il serait bien assez fort pour se défendre seul ! »
Le Roi Rouge croisa les bras.
« Tu as bientôt fini ? Tes plaintes n’ont aucun sens. Ambrosis…
— Ne ressemble en rien à ce que j’espérais quand tu l’as créée. Par Frryl, Ketjiko, je n’en reviens pas que tu ne t’en rendes pas compte ! La société que tu diriges est constituée de profiteurs, de sangsues, qui te flattent pour pouvoir continuer leurs manigances dans leur coin, et tu les laisses faire !
— Ça suffit. Si tu es venu pour critiquer…
— Quoi, tu n’acceptes plus que quelqu’un aille à l’encontre de tes pensées ? Oh mais c’est vrai, Votre Altesse, qui oserait votre puissance ? Tu réduirais en pièces quiconque se dresserait contre toi, fût-ce pour de bonnes raisons. Tu n’écoutes même pas les conseils ! »
Ketjiko se hérissa. Ymesh croisa les bras. S’il en avait trop dit, tant pis. Il fallait secouer ce Roi Rouge de pacotille.
« Tu étais un ami, déclara ce dernier, et pour cela je te pardonnerai tes insultes. Mais je ne veux plus te voir. Fiche le camp.
— Tu comptes te boucher les oreilles ? À ton gré, mais je t’aurai prévenu. Les lysaâgh ne vont pas rester éternellement à ton service et les ska ne sont pas tous des bâtards corrompus. Un jour, tout cela se retournera contre toi. »
Ymesh savait que ses mots ne touchaient plus Ketjiko mais au moins les avait-il prononcés. Sans plus attendre, il retourna vers les appartements qu’on venait à peine de lui préparer afin de récupérer sa cape et ses affaires et reprit la route. Au moins, personne ne le suivrait par ce froid.
Il aurait tous les mois de fin d’hiver pour se préparer. Oui, les lysaâgh méritaient mieux que l’esclavagisme, mais ils n’arriveraient à rien seuls. Alors que s’ils disposaient de l’aide d’Ijishia…
« Shean, tu as intérêt à accepter de m’aider cette fois », se marmonna-t-il à lui-même, laissant le vent emporter ses paroles.
Si Shean refusait, il devrait se débrouiller seul. Après tout, il était assez grand à présent pour se trouver son propre territoire…
***
Ketjiko pianotait l’accoudoir en bois de son siège du bout des ongles depuis plusieurs minutes, produisant un bruit répétitif des plus agaçants. Van, assis contre un meuble, l’observait en silence. Cela faisait quelques jours que le Roi Rouge était de mauvaise humeur et le démon n’avait pas la moindre idée de la cause de cet état.
Le Roi avait bien reçu la visite d’un autre vampire mais qualifié d’« ami », distinction rare. Pourtant, les dates coïncidaient… Peut-être Van devrait-il essayer de le distraire ?
« J’ai entendu dire que Daliah s’était alliée à Ajven Hji Ailish ? se lança-t-il, utilisant le préfixe honorifique des Doyens pour désigner le Sire. Pourquoi ne s’en est-elle pas plutôt débarrassée ?
— Il ne faut jamais achever un adversaire qu’on a mis à genoux, car cela le transformerait en ennemi implacable. Alors qu’en faisant preuve de clémence… il peut devenir le plus fiable des alliés.
— Je vois. Dommage, il l’aurait mérité. Il a failli mettre en place une rébellion.
— Daliah a ses défauts mais elle sait comment gérer une cour, ne t’en fais pas. Quant à moi… Je ne pense pas qu’ils auraient pu m’avoir. »
Ah, l’arrogance vampirique, encore. Enfin, avec des réponses si cassantes, mieux valait laisser tomber ; Van n’avait pas envie de se fatiguer. Il se laissa aller contre le bois verni de l’armoire à laquelle il s’adossait, puis ferma les yeux pour somnoler.
Ketjiko en profita pour l’observer. La respiration du démon était lente, ses muscles détendus, son visage serein. Ymesh aurait-il néanmoins raison ? Sans doute, mais le Roi n’aimait pas se voir rappeler que ses calices successifs n’étaient que des prisonniers de guerre ayant enrobé leurs mots de miel pour lui plaire.
Van, pourtant, semblait différent. Il était cultivé, n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait et ne possédait pas le regard haineux des lysaâgh. De plus, pourquoi se donnait-il tant de mal par rapport à la politique vampirique ?
Ce n’était tout de même pas pour lui ?
Cette pensée ridicule taquina son esprit. L’envie était grande de tout simplement lire l’esprit du beau démon pour enfin découvrir ses motivations. Ketjiko laissa son pouvoir s’étendre jusqu’à l’effleurer… puis le rétracta. Non. Ymesh avait raison : ce n’était pas une façon de traiter son calice.
Et quoi qu’en pense l’Infant, il tenait à Van. Van lui appartenait.