Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 11

« Chaque archange peut émettre des arrêtés qui, pour peu qu’ils suivent l’esprit des Lois et décrets, sont applicables à leur seul clan. »

 

– Introduction au droit angélique, chapitre 1 : la hiérarchie des normes –

 

Le bûcher avait brûlé toute la nuit. Les archidémons l’avaient érigé seuls et Lucifer avait été flatté que personne ne s’oppose à ce qu’il les aide. Ariel était passé présenter ses condoléances, mais n’était pas resté : il ne faisait pas partie des Premiers-nés.

Asmodée avait allumé le bûcher au crépuscule et ils l’avaient regardé prendre en silence, puis brûler, puis se consumer, réduisant le cadavre de Léviathan en cendres. Essiah s’était couché et Elvion levé. Ils étaient restés debout, sans un mot. De temps en temps, Astaroth grondait, ou Azazel remuait les braises pour attiser le feu.

Cette dernière n’avait pas ouvert la bouche, pas même pour protester quant à la présence du Déchu ou lancer des commentaires cruels au sujet de ses gargouilles. Belzébuth avait accepté son retour comme s’il n’était pas en colère. Pour l’occasion, les tensions avaient été mises de côté.

Puis, un jour nouveau avait commencé. Essiah s’était levé, le bûcher funéraire s’était éteint. Alors que la ville se réveillait, Asmodée et Azazel repartirent chacune de leur côté, pour retourner sur leurs terres. Bélial resta un moment pour les aider à se débarrasser du bois carbonisé, puis avait disparu à son tour, vaquant à Sei seul savait quelle occupation. Lilith retrouva Kamu, son beau visage chiffonné, ravagé par les larmes qu’elle avait laissé couler.

Lucifer ignorait ce qu’en pensait Uriel. Il ne savait même pas où elle se trouvait. Sans doute approuvait-elle la crémation, même si elle aurait préféré être présente.

Il n’avait pas bougé depuis des heures, ses propres yeux gelés pour que l’eau n’en coule pas. Oh, lui aussi avait porté sa part du bûcher, mais quand ils avaient eu terminé il était resté bras ballants dans la cour privée où régnait encore une odeur de soufre et de chair carbonisée. Celle-ci persisterait pendant des jours avec la chaleur printanière. Il allait devoir faire brûler de l’encens.

« Lùzifer. »

Belzébuth se tenait derrière lui. Le Déchu ne lui répondit pas ; il n’avait fait qu’appeler son nom, ce n’était pas une question.

« Lùzifer. »

Léviathan était mort. Combien d’autres succomberaient ? Et c’était de sa faute. Il n’avait pas su empêcher la guerre.

« Fichu piaf, tu vas m’écouter, oui ?

— Que veux-tu ?

— Cesse de te lamenter. Il est mort, mais nous le vengerons. »

Lucifer rit, d’un rire amer.

« C’est quand tu me fais ce genre de remarque que je réalise que je ne serai jamais un démon. »

À quoi bon s’en prendre à Krro ? Cela L’empêcherait de recommencer – à condition qu’ils parviennent à Le neutraliser, plutôt que de se faire tuer les uns après les autres – mais ne ramènerait pas Léviathan.

« Je n’ai pas envie de dire que ce n’était même pas ton frère, mais…

— Mais ce n’était pas mon frère, compléta l’ancien archange. Pourtant, tu sais… Quand je suis né, même toi, tu n’existais pas. Nous sommes les Premiers-nés mais… au départ, il n’y avait rien. Et là, c’est le premier pas vers le Néant. Un jour, peut-être, je serai seul à nouveau, avec un monde détruit où il ne restera que des cendres, et… »

Belzébuth l’attrapa par les épaules et, ne faisant ni une ni deux, le secoua comme un prunier.

« Arrête ça tout de suite ! »

Lucifer focalisa son regard sur lui. Après quelques instants, l’archidémon cessa de le faire bouger, gardant néanmoins son étreinte ferme.

« Mieux ?

— … Oui. Merci.

— Bien. »

Belzébuth renifla, arrogant et plein de superbe comme s’il n’avait pas lui-même dû se détourner, dans le courant de la nuit, pour pleurer discrètement.

« Tu ne te retrouveras jamais seul, parce que nous vaincrons. Si tu y tiens, je te promets que si nous sommes à nouveau les uniques êtres vivants dans les Trois Mondes, je te tuerai. »

Un faible sourire étira les lèvres de Lucifer. Ce fut avec une pointe de désespoir qu’il demanda :

« Tu me le jures ? »

L’archidémon des Ténèbres l’enlaça, le serrant contre son torse musclé.

« Je t’en donne ma parole. »

Rasséréné malgré lui par cette promesse dérisoire, Lucifer se détendit. Il posa sa joue contre l’épaule de Belzébuth, respirant son odeur rendue musquée par la transpiration.

« Je devrais prendre contact avec Uriel, dit-il d’un ton égal, comme s’ils discutaient autour d’une table plutôt que lovés l’un à l’autre.

— Des mois que je te tanne pour ça…

— Elle a le droit de se recueillir sur la tombe de son époux, l’interrompit Lucifer. Je sais, il a été brûlé, mais je vais faire enterrer les cendres ; elle ne mérite pas moins. Et nous devons lui proposer de s’établir ici. »

Il n’eut pas besoin de lever le nez pour savoir que Belzébuth fronçait les sourcils, et il anticipa :

« Elle est en deuil, nous ne pouvons pas la laisser seule, dans une nation en guerre qui plus est, avec un Élément fou qui se balade et tue les nôtres !

— Tu réalises qu’elle risque d’être déchue pour ça ? »

Le Déchu se détacha de lui, furieux devant la justesse de cette remarque.

« Sûrement les archanges peuvent comprendre qu’elle doit être protégée, surtout dans son état ! Ils ne la reprendront pas en Eden, mais nous, on peut bien faire quelque chose ! »

L’archidémon des Ténèbres lui caressa la joue, le coupant dans son élan.

« Voilà, je retrouve mon Prince tel que je l’aime. »

Lucifer lui frappa le pectoral, manquant de se faire mal au passage. Ses mains délicates ne valaient rien pour les coups de poing. La rage le reprit. L’Injustice se baladait dans les Trois Mondes, alors que Lyth en était parti, les abandonnant, prétendant que Sa présence réduirait l’Équilibre à néant.

« Et il est reparti, s’agaça Belzébuth. Qu’est-ce que je dois faire pour que tu acceptes le monde tel qu’il est ?

— Trouve comment on tue un Élément. Je nous débarrasserais volontiers de Krro, mais aussi de Lyth, de Sei et de tous les autres. »

Quelqu’un saisit Lucifer à la taille, le soulevant comme une plume. Le Déchu glapit, se retrouvant les fesses en l’air et le nez dans une masse de cheveux fauves qui sentaient plutôt mauvais.

« Astaroth ! protesta-t-il. Relâche-moi ! »

Trop tard, il regretta cet ordre.

« À ton service », ronronna l’archidémon du Sang, le laissant glisser… dans la fontaine décorative de la cour.

Pestant et jurant, le Prince-démon se redressa dans ses vêtements trempés, fusillant du regard les deux imbéciles qui ricanaient, leurs visages arborant de grands sourires benêts. Et, d’un coup, sa colère s’évapora et il se mit à rire, à rire comme il ne l’avait plus fait depuis des siècles. Ses jambes lui firent défaut ; il dut s’asseoir sur le rebord de la fontaine, les pieds dans l’eau, et des larmes d’hilarité lui virent aux yeux.

Belzébuth et Astaroth se regardèrent. La lèvre du grand archidémon du Sang frémit, un gloussement échappa à son Roi, et bientôt, ils furent trois à rire à gorge déployée, à genoux dans l’herbe humide de rosée, dont un carré était encore noirci par le feu.

 

***

 

Gabriel avait parlé presque une heure devant les autres archanges, exposant les faits et pesant pour eux le pour et le contre. Si Raguel restait souriant, les autres s’étaient faits sombres et inquiets. Aveuglés par leurs problèmes internes et par la guerre contre les démons, ils avaient sous-estimé la gravité de la situation.

Lorsque l’archange de la Pureté s’arrêta, Michaël se leva à son tour, lui faisant signe de se rasseoir.

« Je pense que nous sommes tous d’accord, à ce stade. Nous devons intervenir. »

Raphaël donna l’impression qu’il allait protester ; un coup de coude de Raguel le fit taire. Gabriel s’en sentit soulagé.

Il était en partie responsable de cette catastrophe. S’il avait écouté Ariel quand celui-ci était venu le prévenir, s’il avait mis sa fierté de côté… Léviathan serait encore en vie. Bien qu’il soit leur ennemi, sa mort avait mis les Trois Mondes en danger, l’Eden compris.

S’il avait accepté qu’il y avait plus important que les Lois…

Cette dernière pensée le fit frémir. Il ne parvenait pas à l’accepter, et pourtant… à quoi servirait l’Eden s’il était vide de ses anges ? À quoi bon des lois si personne n’était là pour les appliquer ?

Se battre pour les lois était normal et sain, et s’il devait donner sa vie pour elles il n’hésiterait pas. Mais leur sacrifier l’Eden ? Elles ne signifiaient rien sans les anges.

Malgré cela, une petite voix dans le fond de son esprit protestait quand il parlait de s’allier aux démons pour combattre Krro. Peut-être était-ce la voix de Son Altesse Lyth, mais Gabriel n’y croyait pas. Pourquoi, pourquoi leur Seigneur n’intervenait-Il pas, alors que Ses créations étaient en danger ? Uriel aurait pu mourir dans ce combat, et elle était Sa fille, alors pourquoi ne s’était-Il pas montré ?

« Saraqael, prends contact avec les démons pour les prévenir, ordonna Michaël. Je ne pense pas qu’ils refuseront notre aide à ce stade.

— J’irai en personne », déclara l’archange du Soleil.

Michaël acquiesça et Gabriel ne trouva pas la force de protester. Il se sentait las alors que le combat ne s’était pas encore engagé.

Il les laissa débattre sur le quand et le comment, plongé dans ses doutes. Lyth avait toujours raison ; son univers se basait sur cette certitude. Jamais il ne l’avait remise en question – avant l’incarnation de Krro. À présent, il ne savait plus que penser, ni à qui se fier, ni quelle attitude adopter. Il avait l’impression d’être un équilibriste sans ailes ni filet, portant un bandeau sur les yeux. Le moindre faux pas le précipiterait dans l’abîme et il n’avait aucune instruction, si ce n’était qu’il devait avancer.

Comment faisaient les démons ? Eux n’avaient reçu aucune règle de Sei. Ressentaient-ils cette incertitude, tous les jours, sans rien pour la combler ?

« Je voudrais tout de même savoir pourquoi Lyth n’est pas là, Lui. »

Cette remarque de Rémiel fit taire Saraqael et Michaël qui parlaient logistique. Gabriel ne sut que dire ; la question était de toute façon rhétorique. Il devait cependant répondre.

« Je suppose qu’Il souhaite que nous nous montrions à la hauteur de la tâche », tenta-t-il sans conviction.

Rémiel hocha la tête avec un soupir. Saraqael, lui, fixait Raguel d’un air étrange. Ce dernier ne se départait pas de son sourire, selon son habitude, mais après quelques instants, il se redressa.

« Probablement que Lyth S’en fiche juste. »

Cette déclaration nonchalante frappa Gabriel comme une gifle et, au vu de l’expression des autres, il ne fut pas le seul. Même Saraqael, peu attaché à Lyth, semblait choqué par les termes choisis.

« Tu exagères, murmura l’archange du Soleil.

— Tu crois ? Je ne pense pas. Lyth nous a créés pour voir si Son monde parfait pouvait fonctionner, point. S’Il tenait à nous, Il serait intervenu pour empêcher la guerre, ou pour remettre Lucifer sur le droit chemin, ou à d’autres occasions. Il ne l’a jamais fait. Il Se contente de nous observer. »

Gabriel retrouva son souffle.

« C’est une mise à l’épreuve, insista-t-il. Lyth nous aime.

— Qu’Il t’aime toi, personne n’en doute. »

Raguel souriait toujours mais, pour la première fois, l’archange de la Pureté trouva sa placidité effrayante et réprima un mouvement de recul. En lieu de quoi, il s’efforça de se redresser.

« Ne sois pas ridicule. Il nous aime tous. Nous sommes Ses enfants et Ses représentants dans les Trois Mondes.

— Raison pour laquelle Il est ravi de nous voir nous entretuer pour Ses idéaux stupides.

— Tu vas trop loin, Raguel ! » hurla Gabriel en se levant.

Michaël l’arrêta avant qu’il en dise plus, tendant un bras entre eux.

« Gabriel a raison, déclara le régent de l’Eden, mais vous devez vous calmer. Nous sommes tous sur les nerfs avec ce qui vient de se produire. Nous allons affronter une période difficile – et oui, je sais que c’était déjà dur avec les protestations des anges, mais nous sommes là pour ça, martela-t-il. Nous sommes les archanges. Notre mission est de prendre soin de l’Eden. »

Il les regarda un par un, en particulier Raguel et Gabriel.

« Bien. Allez vous reposer. Dormez une bonne nuit. Demain, vous serez frais et dispos – et je vous interdis de vous lancer des insultes au visage ou de parler hérésie. Suis-je clair ? »

Gabriel acquiesça, poings serrés. Il sortit sans attendre la réponse des autres et marcha à grands pas vers l’entrée du bâtiment puis coupa au travers du parc pour rentrer chez lui. Une fois arrivé, il eut le plus grand mal à ne pas claquer sa porte et jeta son manteau dans un coin avant d’entrer dans le salon.

À une autre époque, Ariel se serait tenu là, occupé à gratter les cordes de sa harpine ou à relire les textes de loi. Il aurait relevé la tête en l’entendant et lui aurait souri. Le voyant fatigué, il lui aurait préparé une tisane et l’aurait assommé d’histoires insignifiantes et de ragots futiles – qui faisaient paraître le monde plus doux.

En voyant son salon vide, ce jour-là, Gabriel dut retenir ses larmes.

 

***

 

Les elfes restaient à distance respectable. Saâgh ne leur en tenait guère rigueur ; après la démonstration de force de Krro, ils étaient terrifiés. Ils devaient en avoir plus peur encore que leurs ennemis. Qui savait quand l’Injustice frapperait Ses alliés ? Il n’était pas connu pour Sa constance.

Affalé dans Ses bras, Saâgh profitait de cette tranquillité pour paresser, joignant confort et intérêt. Cette position lui permettait de veiller à ce qu’Il ne complote rien d’autre.

Cela dit, les regards plus ou moins discrets des elfes commençaient à L’agacer. Les vampires, au moins, se tenaient à carreau et se comportaient normalement, comme il se devait.

« Les elfes ne sont-ils pas supposés cacher leurs émotions ? S’agaça Saâgh en elfique.

— Peut-être que cela ne fonctionne que jusqu’à un certain niveau. Les pauvres sont épuisés, Se moqua Krro.

— Étais-Tu obligé de faire une pareille démonstration de force ? Ils se débrouillaient sans Ton aide.

— Je commençais à M’ennuyer. Tu Me connais ; rien de tel qu’un peu d’angoisse et de panique pour épicer le quotidien. »

Saâgh roula des yeux. Donc, en vérité, Il n’avait aucun plan – Il avait juste décidé de S’amuser. Du moins, Il le prétendait. Krro gardait toujours plusieurs tours d’avance sur tout le monde ; Saâgh avait cessé de S’en irriter.

« Tu ne T’es pas montré subtil.

— C’est le dragon qui se moque des écailles de la wyverne.

— Je ne suis pas connu pour Ma patience, ce n’est pas la même chose.

— C’est entièrement pareil. »

Saâgh n’insista pas. Sentant Son estomac protester contre la faim, Il Se détacha de Son compagnon.

« Tu T’en vas ?

— Manger. »

Il Se détourna quand Krro lui offrit Son poignet.

« Je n’aime pas faire ça en public, Mon cher. »

Injustice n’insista pas et Sang S’éloigna enfin. Garder un œil sur Lui en personne n’était pas si nécessaire, après tout ; aucune chance que les drows Le laissent sans surveillance. Il les inquiétait trop pour qu’ils osent s’éloigner.

Saâgh S’amusa de voir les elfes S’écarter devant lui. Il ne S’était pas révélé Lui-même mais la façon dont Il prenait Ses aises avec Krro suffisait à faire planer le doute quant à Son identité. Eut-Il été simple ska qu’Ils l’auraient craint de même – après tout, un proche de l’Injustice personnifiée devait forcément être horrible – mais, en l’occurrence, ils avaient raison de se méfier.

Saâgh n’avait juste pas décidé comment intervenir – ni en faveur de qui.

Ah, qui voulait-Il tromper ? Il savait depuis le départ ce qu’Il ferait. Il avait juste tenté de lutter contre Son naturel, mais au final, celui-ci resurgissait toujours. Il n’était parvenu à Se retenir que tant qu’Il avait une raison de rester auprès de Krro, alors que Celui-ci, anonyme, pouvait faire ce qu’Il voulait. Mais, depuis qu’Il S’était dévoilé, les yeux de tous étaient braqués sur Lui, et si les elfes s’avéraient incapables d’intervenir, Saâgh savait que les têtes dures du style de Frryl ou même Belzébuth sauraient gérer la situation.

Le sourire aux lèvres, Il Se dirigea vers la sortie de la ville.

 

***

 

Ses cheveux étaient décoiffés, ses boucles pétries de nœuds, ses yeux gonflés et ses joues striées de larmes, mais Lilith n’en avait cure. Elle se présentait toujours comme parfaite aux yeux des démons et jouait de sa beauté ; son teint de porcelaine et ses cheveux blonds, rares chez les démons, la rendant d’autant plus belle à leurs yeux. Mais, en ce jour, elle se moquait des regards et des commentaires. Elle avait trop mal pour s’en soucier.

Kamu n’avait pas assisté à leur veillée mais il l’avait attendue dans ses appartements et l’avait enlacée dès son retour. Ses bras n’étaient pas aussi musclés que ceux de Belzébuth, cependant elle s’y sentait bien plus en sécurité, et son aura de Ténèbres l’étreignait comme pour l’assurer de sa protection. Son odeur réconfortante lui permit, après quelques minutes, de calmer ses sanglots.

Son frère était mort mais elle ne restait pas seule.

« Tu devrais te reposer, murmura le vampire à son oreille. Ce n’est pas bon, dans ton état, de rester debout si longtemps. »

Elle se laissa entraîner vers le lit. Kamu tendit un bras pour prendre quelques fruits posés près du lit par un serviteur prévoyant et approcha un raisin de sa bouche. Elle l’accepta avec réticence, le mâcha, l’avala. Il recommença pendant quelques minutes, sans la lâcher, jusqu’à ce qu’elle se détourne, refusant d’avaler un morceau de plus.

« Quelles nouvelles d’Uriel et de son enfant ? demanda-t-elle.

— Ils sont en route. »

Il marqua une pause avant d’ajouter :

« C’est l’enfant qui a hérité des pouvoirs de Léviathan. Pour l’instant, Uriel en bénéficie de manière provisoire… »

Lilith redressa le nez, perdant pour la première fois sa tristesse pour de la perplexité.

« Qui est archidémon ? Uriel ou l’enfant ?

— Disons qu’Uriel est… intérimaire, d’ici la naissance de l’enfant. Mais c’est ce dernier qui a hérité du titre. »

La situation ne prêtait guère à rire, cependant un gloussement échappa à Lilith. Elle n’appréciait pas autant l’humour noir que le faisait Lucifer, mais l’ironie de la situation ne lui échappait pas.

« Archange et archidémone en même temps ? Et elle n’a pas encore été déchue ?

— Même les anges ont des principes. Je suppose qu’on en saura plus quand elle arrivera. »

D’où venaient ces informations, au juste ? Les services de renseignement étaient entièrement désorganisés dans le monde elfique. Peut-être Kawa était-il parvenu à envoyer des messages ? Ou alors Kamu avait-il activé ses propres réseaux ? Le vampire avait plus de ressources qu’il ne le prétendait.

Il posa ses lèvres sur les siennes, comme pour l’arrêter.

« Tu réfléchis trop.

— Il faut bien que quelqu’un le fasse. Si les anges avaient profité de notre deuil pour nous attaquer…

— Je les crois presque aussi choqués que vous. Vous, archanges et archidémons, vous êtes toujours crus immortels. »

Kamu disait cela sans reproche, pourtant Lilith eut mal pour lui à ces mots. Les autres jhliska étaient morts depuis longtemps, dont un par la faute de Lilith elle-même. D’un autre côté, il s’agissait de fous psychopathes.

Pas qu’Azazel soit connue pour sa tempérance. Ni Belzébuth, à cet égard, dans un style moins cruel.

« C’est parce que nous sommes les rois du monde, murmura-t-elle. Nous nous complaisons dans notre arrogance et sommes choqués quand qui que ce soit ose prétendre que nous ne sommes pas des dieux, que ce soient nos démons ou Shyin. La mort… »

Elle buta malgré elle sur le mot.

« …de Léviathan… nous a frappée comme un coup de poing, en plus de sa simple disparition. Les anges ont dû ressentir un sentiment comparable quand les révoltes ont débuté en Haut. »

Kamu acquiesça.

« En tant que ska, j’ai appris cette leçon plus vite. Les miens n’ont aucun respect pour personne si ce n’est eux-mêmes.

— C’est ce qui arrive quand on est persécutés par tout le monde. On devient paranoïaque. »

Ils rirent ensemble, d’un rire sans joie mais qui laissait présager un peu d’espoir malgré son deuil.

Puis, une douleur familière prit Lilith au ventre.

« Mais c’est pas vrai…

— Mh ?

— Rien. Tiens-moi. »

Perplexe, Kamu s’exécuta, arrêtant là leur conversation. L’archidémone de la Terre s’efforça de respirer régulièrement mais, après quelques minutes, la douleur revint. Elle aurait dû s’y attendre. Kamu avait raison ; être restée debout si longtemps avait été stupide.

« Mon chéri ?

— Que se passe-t-il ? »

L’inquiétude perçait dans sa question. Il n’était pas aussi inébranlable qu’il le paraissait, et cela la fit sourire. Dans la situation qui survenait, elle serait plus calme que lui – au moins, cela, elle savait comment y faire face.

« Veux-tu bien faire appeler Ariel ? Il voulait partir à la rencontre d’Uriel pour vérifier son état, j’espère qu’il est encore à Pandémonium.

— Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ? »

Lilith l’embrassa, avant de grimacer encore sous la douleur.

« Tu vas devenir papa plus tôt que prévu. »

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