Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 12
« Mort, Shyin. Son nom est rarement utilisé en dehors des incantations de nécromancie, car la superstition prétend que le prononcer attirerait Son attention. Quand représenté, Il a toujours de beaux traits mais Ses yeux sont cachés par une capuche. »
– Mythes et vérités, Kamu –
Arkim était très mal à l’aise. Les derniers évènements avaient été éprouvants et il se sentait à la fois dépassé et déplacé – il ne pouvait prendre aucune décision et n’osait plus ouvrir la bouche pour donner son avis aux elfes, ni s’éloigner de Catlina. Kawa était peut-être ouvert d’esprit mais ce n’était pas le cas de ses suivants, qui réagissaient mal devant l’Empreinte qui ornait son front.
À vrai dire, c’était le cas avec la plupart des tatouages dorénavant, quelqu’un ayant fait remarquer qu’à présent que Nataos n’était plus contrôlé par Kawa, il pouvait créer des drows sans suivre les règles de l’art. Rien ne l’empêchait de les marquer ailleurs qu’au front et de les envoyer comme espions. Cette réflexion n’avait pas aidé à la paranoïa ambiante et Arkim prenait soin depuis de cacher l’horrible ADHI tatoué sur son avant-bras. Pas que cela change grand-chose dans son cas : il était un démon, pas un elfe, et donc méprisé.
Quoique le sacrifice de Léviathan soit en passe de changer cela.
« Donc, des démons ont emmené Uriel et ont refusé que vous l’accompagniez ? lui demanda Enngyl pour la énième fois.
— Ils nous ont proposé de la suivre, rectifia Arkim, mais nous avons pensé qu’il valait mieux vous rapporter les nouvelles. »
Il commençait à regretter de ne pas être retourné à Pandémonium avec l’archange. Enngyl gardait les deux pieds bien sur terre, tout comme Jhael qui la secondait, mais ils étaient les seuls. Même Kawa luttait contre la panique.
« Ils nous ont dit qu’ils prendraient soin d’elle et que des renforts arriveraient au plus vite, ajouta encore Arkim, bien qu’il ait déjà précisé cela plusieurs fois.
— Ont-ils donné un délai ?
— Non. »
S’énerver ne servirait à rien… mais peut-être se sentirait-il mieux après avoir cassé quelques meubles. Cela dut se voir sur son expression car Enngyl échangea un regard avec Jhael avant de soupirer.
« Très bien, je ne pense pas que tu en saches plus. Tu aurais dû insister auprès d’eux, Arkim.
— C’était difficile, avoua le démon. Ils étaient en deuil. »
Et ils étaient très impressionnants, n’ajouta-t-il pas. Si Lanek n’avait pas fait partie de la délégation, Arkim n’aurait pas osé poser la moindre question.
« S’ils se contentent à nouveau de promesses… pesta Kawa.
— Je pense qu’ils vont vraiment intervenir, dit Cat, restée silencieuse jusqu’alors. La mort d’un archidémon, ce n’est pas rien. Cette fois, ils ont été agressés, et par un Élément qui plus est. Cela ne concerne plus juste de lointains elfes.
— Krro n’est-Il pas un allié de Sei ? réfléchit Kawa. S’ils se rangent du côté de Nataos…
— C’est une erreur courante de le croire mais ce n’est pas le cas, le corrigea Enngyl. N’oublie pas que l’Injustice n’est pas forcément négative. Quelqu’un peut être récompensé pour ses mauvaises actions.
— Cela me paraît tout à fait être dans les cordes de Sei », marmonna Kawa.
Arkim se leva pour lui servir un verre de tisane en le voyant de si mauvaise humeur. Le roi l’accepta sans mot dire et desserra son col. Aussitôt, l’ambiance dans la pièce changea subtilement : Cat permit à son dos de toucher le dossier de sa chaise, Jhael perdit un peu de sa raideur et Enngyl s’installa contre le mur à côté de lui, hanche contre hanche, choquant Arkim au passage. Quand ces deux-là s’étaient-ils rapprochés et pourquoi n’avait-il pas été tenu au courant ? Il allait devoir harceler les cuisinières pour qu’elles lui racontent les ragots qu’il avait manqués.
Ce comportement était peut-être futile, mais il refusait de cesser de vivre à cause de l’ampleur du danger. Ils devaient continuer de se battre !
« Je ne suis pas utile ici. À présent que vous êtes au courant, je peux retourner à Pandémonium comme messager pour réclamer de l’aide, déclara-t-il en se rasseyant.
— Nous avons déjà discuté de cela, Arkim, il n’est pas question que les elfes envoient un démon comme ambassadeur.
— La situation a changé, insista-t-il. Je connais Lanek personnellement et il est Seigneur. Du moins, si vous ne m’envoyez pas moi, envoyez quelqu’un. »
Enngyl se massa les tempes, épuisée. Arkim se leva pour la servir à son tour, puis en fit autant pour Jhael qui le remercia, surpris, puis pour Cat.
« Arkim a raison, dit Enngyl après avoir bu quelques gorgées du liquide fumant. Il est bien placé pour porter ce type de message, d’autant plus que lui et Catlyna ont aidé Son Altesse Uriel, que les démons ont prise sous leur aile depuis peu. »
Arkim retint un sourire ravi, réchauffé plus par la subtile prononciation du nom de Cat, à l’elfique, que par l’approbation de son ancien maître. Il voulait se rendre utile mais voir ses amis reconnus lui tenait tout autant à cœur.
« Dans ce cas, nous écrirons un message ce soir pour lui faire porter. Tu partiras demain, Arkim. »
Le jeune démon hocha la tête avec enthousiasme.
« Aucun problème ! Par contre… Avez-vous des nouvelles d’Ysk ? »
Kawa secouant la tête pour répondre par la négative.
« Non. Mais sérieusement, Arkim, il est impossible qu’il ait survécu à cela…
— Ysk est immortel, contra le démon. Je suis juste inquiet qu’il soit trop blessé pour pouvoir revenir. Les vampires ne régénèrent que quand ils boivent du sang et il refuse de le faire, alors… »
Kawa le dévisagea d’un air si stupéfait qu’il ne put s’empêcher de rire.
« Quoi ? C’est Ysk lui-même qui me l’a expliqué ! Je ne suis pas ignare, sais-tu ? Enngyl peut en témoigner.
— Il faut lui expliquer longtemps mais il comprend vite », approuva la jeune femme.
Arkim fit un grand sourire à Kawa, avant de se figer, repassant la phrase dans sa tête. Une minute… Il lança un regard outré à son ancien maître.
« Hey ! »
Il s’apprêta à répliquer mais un rire l’arrêta. Kawa gloussait, les lèvres étirées par un sourire malgré sa fatigue évidente.
Arkim se détendit, remerciant Enngyl en silence. Son roi riait. Il ne pouvait rien demander de plus à la vie.
***
Cela faisait des siècles que Saraqael ne s’était pas rendu à Pandémonium pour des raisons à la fois officielles et amicales. Il avait oublié à quel point les démons étaient accueillants. Certes, ils étaient moins protocolaires que les anges, et leur architecture n’était pas aussi grandiose, mais ils avaient leur propre manière de mettre les petits plats dans les grands. L’archange avait été accueilli en grande pompe par des démons vêtus de blanc, couleur du deuil dans la plupart des Cercles des Abysses – peut-être parce qu’il s’agissait de la couleur arborée par les anges.
À présent, il patientait dans l’antichambre de Belzébuth depuis plusieurs minutes. Sa seule consolation était que Belzébuth lui-même attendait de l’autre côté de la porte, comme le confirmaient ses essions. Il était traité comme un roi parce que l’hospitalité était sacrée aux yeux des démons, mais l’archidémon le faisait attendre pour lui faire sentir qu’il n’était pas le bienvenu. Il comptait donc les minutes, accompagné par Astaroth et Lucifer – celui des archidémons qui avait le plus d’instinct et l’éminence grise des Abysses. Lilith aurait dû être présente mais son récent accouchement l’empêchait de se déplacer.
Voilà une situation bien ridicule, et pourtant nécessaire. Ah, la politique…
Un garde armé jusqu’aux dents et vêtu d’une armure de cuir noir s’approcha enfin de lui.
« Vous pouvez entrer. »
Saraqael se leva, et fut aussitôt flanqué par deux autres démons, tout aussi menaçants que le premier. Ils l’escortèrent ainsi jusqu’à la salle du trône, sombre et impressionnante comme jadis – mais lui-même n’était plus aussi naïf, surtout en connaissant le caractère de Belzébuth comme il le faisait. À force d’espionner les archidémons jour et nuit, il les cernait aussi bien que ses presque-frères. Voir que la réciproque n’était pas vraie était déroutant.
« Votre Altesse. »
L’archange du Soleil s’arrêta spontanément au pied des trois marches qui le séparaient du trône et s’inclina. Lucifer se tenait à la gauche de Belzébuth, Astaroth à sa droite – le stratège et le lieutenant. Restait à voir lequel des deux serait le plus agressif. Saraqael pariait sur Lucifer.
« Je suis désolé de me présenter à vous dans ces conditions et de déranger votre deuil. Nous pouvons cependant convenir qu’il s’agit d’une situation exceptionnelle et qu’elle ne saurait attendre. »
Belzébuth hocha la tête sans dire un mot. Lui avait-on conseillé de se taire ou se considérait-il incapable de contenir son tempérament orageux ? Saraqael décida de prendre son silence comme une approbation.
« Michaël m’envoie négocier une alliance », lâcha-t-il, allant droit au but.
Cette annonce, qui aurait paru stupéfiante voire grotesque deux semaines auparavant, ne fit guère sourciller ses trois vis-à-vis.
« Celle-ci serait bien sûr provisoire, bien qu’une trêve puisse être envisagée une fois la crise résolue. »
Il marqua une pause.
« Je tiens à souligner que le conseil des archanges a pris cette décision à l’unanimité. »
Cette fois, Lucifer cilla. Belzébuth ne prit qu’un instant de plus à réaliser les implications de sa déclaration.
« Gabriel est d’accord ? »
Le roi sans couronne des Abysses réalisa trop tard ce que cette déclaration avait de ridicule, et ne put que renifler devant sa propre maladresse. Saraqael réprima un sourire. Cet écart avait réduit à néant les efforts de Lucifer pour rendre l’affaire officielle. Après des siècles de combat, ils se connaissaient trop bien pour garder leurs distances.
« C’est lui qui a présenté la proposition. Il n’a pas eu besoin d’argumenter beaucoup pour que nous le suivions tous. »
Les yeux de Lucifer s’arrondirent. Astaroth se gratta la nuque, perdant tout décorum, et se laissa tomber au sol pour s’asseoir en tailleur, adossé au trône. Le Prince-démon fronça les sourcils, mais Belzébuth fit signe à un serviteur.
« Amenez-moi de l’abyssite. Et du thé au citron. À moins que tes goûts n’aient changé ? »
Saraqael secoua la tête, laissant enfin germer le sourire qu’il retenait depuis son arrivée.
« Non. Je suis flatté que tu t’en souviennes.
— Un détail aussi bizarre ne s’oublie pas.
— Ce n’est pas plus terrible que Raguel qui raffole de l’eau bouillante.
— Aucun de vous ne peut apprécier l’abyssite à sa juste valeur. »
Lucifer haussa les sourcils.
« Sauf toi, bien sûr, mon prince. »
Le Déchu haussa les épaules, mais quand le serviteur revint présenter les verres, il ne refusa pas l’alcool doux qui lui était offert. Le trône fut poussé en arrière pour laisser place à une table et quatre chaises. Astaroth démontra une nouvelle fois sa capacité à détendre sa colonne vertébrale comme s’il s’agissait de gélatine, s’affalant tel un gros félin. Lui, bien sûr, ne buvait pas d’alcool.
« Donc, reprit Belzébuth après avoir humecté ses lèvres. Une alliance ?
— L’incarnation de Krro dépasse nos querelles. Il pourrait nous tuer tous si l’envie Lui en prenait, et je ne sais pas pour Sei, mais je doute que Lyth S’incarne pour le plaisir de nous protéger. »
Belzébuth haussa les épaules.
« Il sait que nous pouvons nous débrouiller sans Lui.
— Fanfaronne si tu veux, mais Krro n’est pas à prendre à la légère. »
L’archidémon des Ténèbres parut à la fois étonné et vexé de cette remarque, peut-être trop personnelle venant d’un ennemi. Lucifer, par contre, semblait enfin se détendre ; ses yeux pétillaient d’amusement.
« Nous acceptons votre alliance, bien sûr. Les archanges peuvent circuler comme bon leur semble sur mes terres. Je vous conseille d’éviter celles d’Azazel et d’Asmodée, mais ça ne tient qu’à vous. Les groupes d’anges de moins de dix personnes sont acceptés pour peu qu’ils soient accompagnés d’un archange. Pour les autres, vous me demanderez mon autorisation.
— Ce sera difficile à coordonner vu à quel point les messages passent mal…
— Tu penses vraiment que Lucifer a tu toutes ces années l’existence de tes essions ? »
Saraqael grimaça. Au temps pour le secret.
« Très bien, je transmettrai les messages. »
Belzébuth ouvrit la bouche, mais l’archange du Soleil leva la main, l’arrêtant net. Puis, fermant les yeux, il visualisa celui de ses essions qui se trouvait près de Michaël, dans son bureau. Le bout d’aura se dilata pour prendre la même apparence que Saraqael tout en restant translucide, afin de lui permettre de communiquer sans faire croire qu’il était là en personne.
« J’ai été très bien accueilli à Pandémonium, déclara l’avatar. Belzébuth a quelques propositions. Dois-je négocier en ton nom, tout te transmettre petit à petit, ou proposer que tu Descendes en personne ?
— Négocie toi-même, mais tiens-moi au courant au fur et à mesure. »
L’ession acquiesça puis se figea, et Saraqael rouvrit les yeux, se retrouvant à nouveau dans la salle du trône de Belzébuth, son thé à la main.
« Jusque là, Michaël n’a pas d’a priori. Il va de soi que les démons ne peuvent toujours pas Monter. Si cela s’avère nécessaire, je pense cependant qu’une autorisation spéciale pourrait être délivrée pour certains archidémons. »
L’archange du Soleil haussa les sourcils.
« Pas Azazel, bien sûr.
— Je pense que nous sommes tous d’accord là-dessus, c’est évident », approuva Lucifer.
Belzébuth, au lieu de répondre, pencha la tête de côté, curieux.
« Tu viens vraiment de parler à Michaël ? As-tu utilisé la télépathie ?
— Nous ne sommes pas ici pour un cours magistral sur l’art d’utiliser l’illusion, protesta Saraqael.
— Même si je jure de ne donner aucun détail à Bélial ? »
L’archange haussa les épaules.
« Bélial ne saurait pas reproduire ce que je fais. Il m’a fallu des siècles d’entraînement…
— Son aura saigne. »
Cette intervention d’Astaroth fit taire tout le monde. Après quelques instants de silence gêné, Saraqael se racla la gorge.
« Je me contente de projeter une illusion de moi-même en Haut. Je peux agir sur l’ouïe aussi bien que sur la vue, donc c’est comme si Michaël me parlait. Mais, en effet, ce n’est possible que parce qu’un morceau de mon aura se trouve à ses côtés. »
Belzébuth n’insista pas pour en savoir plus, heureusement. Saraqael détestait entrer dans les détails de ce pouvoir. Oui, son aura le faisait souffrir, et il évitait même d’aller trop au soleil pour ne pas être tenté de rappeler oh, juste un seul ession, puis un autre, puis tous – parce que cela faisait si mal et que, parfois, il voulait cesser de ressentir cette douleur au moins un instant. Mais il ne pouvait pas. Si un malheur survenait alors qu’il détournait les yeux… il s’en voudrait pour le restant de ses jours. Et puis, quelque part, c’était sa croix – s’il s’octroyait le droit de décider pour les autres, il devait en subir les conséquences, et toujours se tenir informé.
Après ces premiers pas, les règles de base de leur alliance furent incroyablement faciles à mettre en place. Les démons ne pouvaient pas tenter les anges, mais s’ils dérapaient, ils seraient jugés par leurs supérieurs et non pas exécutés sur place par les anges eux-mêmes ; ceux-ci devaient éviter de se promener seuls et toujours rester par équipes de trois s’ils venaient à être séparés de leur archange responsable ; descendraient autant de guérisseurs que possible, de préférence ne possédant pas un pouvoir d’exorcisme.
Tout le monde fut aussi d’accord pour qu’Ariel joue un rôle dans l’articulation des décisions entre anges et démons. Personne ne protesta quand Saraqael mentionna que, en plus d’Azazel, il vaudrait mieux que Bélial reste hors de vue. Après tout, Gabriel comptait Descendre.
Des heures plus tard, quand le fond de son thé fut froid et la bouteille d’abyssite à moitié vide, Saraqael se permit de soupirer.
« Comment va Uriel ? »
Belzébuth se tourna vers Lucifer, qui plissa le nez.
« Tu le vois par toi-même, non ?
— Ce n’est pas la même chose qu’être près d’elle et pouvoir lui parler. »
Le Prince-démon releva le menton, refusant de répondre. Agacé, l’archidémon des Ténèbres se leva.
« Si tu veux la voir, je peux t’amener près d’elle. Ariel s’y trouve peut-être, s’il a terminé avec Lilith.
— Mes félicitations à cette dernière, déclara Saraqael en se levant à son tour. Une fille, apparemment ? »
Belzébuth sourit.
« Mastéma, une gamine en pleine santé.
— ‘Suis parrain », ajouta Astaroth.
L’archidémon des Ténèbres ne renchérit pas, vexé de ne pas avoir été choisi. Il n’était pas délicat de la part de Lilith d’avoir pris le père de nombre de ses enfants comme tuteur de sa petite dernière. Kamu pourrait se vexer. Cela dit, Astaroth devait être une perle pour s’occuper des petits. Il était le plus paternel de ses pairs envers son clan, à sa façon unique et sauvage.
« Je ne me permettrais pas de lui rendre visite, déclina Saraqael. Même Uriel… Mieux vaut que je ne la voie pas maintenant. »
Uriel piquerait une crise d’hystérie et elle aurait raison. Son époux était mort parce qu’ils n’étaient pas intervenus. C’était irrationnel – après tout, elle ne pouvait pas savoir que Saraqael était au courant de l’incarnation de Krro – mais compréhensible.
Gabriel avait intérêt à retenir la leçon. Il n’y avait pas tant d’immortels de leur âge qui pouvaient être sacrifiés pour faire rentrer dans sa minuscule petite tête l’idée que les démons ne méritaient peut-être pas tous d’être tués à vue.
« Tu es sûr ? lui demanda Lucifer d’un ton sucré. Elle serait sûrement heureuse de voir un visage ami.
— Va donc lui rendre visite, rétorqua Saraqael d’un ton un peu plus cassant qu’il ne le voulait. Vous étiez proches avant ta Chute. »
C’était de la cruauté gratuite et il le savait, mais bien que Lucifer lui manque la plupart du temps, il avait toujours envie de lui mettre des baffes quand il jouait les martyrs. Le Prince-démon se drapa dans sa dignité offensée et les devança pour sortir de la pièce. Astaroth, qui le suivait de peu, avait les yeux qui pétillaient.
Belzébuth les laissa partir et le raccompagna lui-même, non pas jusqu’à la porte, mais bel et bien jusqu’au promontoire qui surplombait le palais et d’où Saraqael pouvait décoller pour Remonter.
Avant qu’il ne déploie ses ailes, l’archidémon lui attrapa le poignet, fermement mais sans le blesser. Surpris, l’archange du Soleil s’arrêta, puis, avec hésitation, lui tint le poignet en retour.
« Merci d’être Descendu.
— Étant donné la situation, ça me paraît normal…
— Oh, pas aujourd’hui. »
Saraqael cilla. Le regard déterminé de Belzébuth le persuada qu’il parlait de ce jour, tant de temps auparavant, où il avait essayé de les convaincre de ne pas répliquer à l’attaque de Raphaël et Gabriel, celle-là même qui avait fait débuter la guerre.
« C’était mon devoir, murmura l’archange. J’y ai d’ailleurs failli. Je n’ai pas su vous arrêter.
— J’ai tendance à être légèrement têtu quand je m’y mets, et je ne suis pas persuadé d’avoir eu tort. Mais tu as essayé, c’est déjà quelque chose. »
Saraqael secoua la tête.
« C’est insuffisant. Seul le résultat compte. »
Belzébuth sourit, à nouveau aussi sûr de lui qu’avant la mort de Léviathan, pendant quelques brèves secondes.
« Nous arrêterons Krro. »
Et, un instant, sa conviction inébranlable toucha même le pessimiste archange du Soleil.
***
Au bout d’un moment, rien ne comptait d’autre que la Soif. Des détails comme le royaume, les autres gens qui dépendaient de soi, les petites magouilles stupides des Doyens devenaient secondaires. La Soif grignotait les pensées une à une, commençant par les moins importantes puis, se faisant plus gourmande au fur et à mesure qu’elle croissait, avalait à grandes bouchées tout ce à quoi une personne pouvait songer jusqu’à régner seule sur l’esprit du ska.
Nysâh savait qu’elle se rapprochait de ce point de non-retour où elle serait réduite à une bête sauvage incapable de se contrôler, sautant sur la première personne qu’elle croiserait pour la vider de son sang. À condition qu’il ne s’agisse pas d’un vampire aussi affamé qu’elle, qui ne saurait la nourrir.
Le pire étant qu’elle était coincée : Monter vers les Cercles elfiques serait du suicide politique pur et simple. D’une part, Skady aurait la main haute sur elle, et d’autre part… bien, elle risquait de faire un massacre à la moindre contrariété. À Ambrosis, où tout le monde se trouvait dans le même état, les ska marchaient sur des œufs et évitaient de dire un mot plus haut que l’autre. Quant aux esclaves humains, eh bien, ils faisaient de leur mieux pour ne pas se faire remarquer, afin d’éviter de se faire tuer par un vampire affamé.
Ils étaient traités aussi bien que possible au vu de la carence en nourriture, mais il fallait avouer que cela arrivait de plus en plus régulièrement – et cela augmentait d’autant plus leur rareté. Ce fichu casse-tête n’avait pas de solution, du moins aucune autre que le temps et la patience, doublés de l’espoir.
Des vampires qui espéraient. Ridicule.
Et pourtant… S’ils continuaient à ce rythme, Skady reviendrait régner sur un charnier. S’il ne se faisait pas lyncher par les rares survivants, en tant que responsable de cette guerre stupide qui coupait leurs vivres. Le dernier chargement d’esclaves était arrivé plus d’un mois auparavant et ne comptait que trois têtes, dont un Calice. Aucun ska n’avait encore été jusqu’à enfreindre l’une de leurs rares règles absolues, celle de ne jamais Boire sur le Calice d’un autre sans leur autorisation directe, mais cela ne saurait tarder.
« Peut-être que je devrais demander de l’aide à Belzébuth. Discrètement. »
L’idée lui sembla absurde dès qu’elle l’eut formulée à voix haute, et si cela ne suffisait pas, l’expression d’Ajven lorsqu’il se redressa sur un coude termina de la convaincre.
« Oublie, c’était stupide. »
Son consort s’assit, faisant grincer leur lit. Ils s’y étaient lovés dans le courant de l’après-midi pour tenter de dormir – seule façon de ne plus ressentir cette Faim insoutenable – mais aucun d’eux n’était parvenu à fermer l’œil. Impossible. Pas le ventre vide.
« Reviens te coucher. »
Nysâh se leva de la coiffeuse où elle était allée s’asseoir, nue, juste pour faire quelques pas sans sortir de la pièce – et donc, se rhabiller. Ajven l’attira dans ses bras, et elle lutta contre l’envie de le mordre.
Le tout était d’éviter de songer au mot en s.
« C’est stupide, reprit-elle une fois installée, mais il y a une probabilité non nulle qu’il nous aide, ne fût-ce que pour jouer le grand seigneur.
— Tu y perdrais Ambrosis. De plus, n’est-il pas occupé avec cette fameuse guerre ? »
Nysâh acquiesça, la joue contre le torse d’Ajven.
« Avec l’incarnation de Krro, tout le monde s’en prend aux drows. Skady nous a mis dans la merde, si tu me passes l’expression.
— Je ferai une exception pour l’occasion. »
La touche d’humour ne suffit pas à les faire rire. Ils étaient trop épuisés pour cela.
« Nous devrions y courir aussi, ajouta Ajven après quelques minutes.
— Je n’en ai pas la force. Et puis, de quel côté suis-je supposée me placer ? Celui de notre cher Hji Skady qui veut me voler ma couronne ou celui de monsieur je-suis-le-roi-de-toutes-les-Abysses Belzébuth ? »
Son époux soupira, la serrant plus étroitement. Cela la réconforta un peu, mais elle craignait que cela ne suffise pas longtemps. Le temps leur était compté, et ils devaient se débrouiller seuls, comme toujours. Si la situation devenait vraiment intenable, ils iraient enlever de fichus elfes pour leur servir de nourriture en l’attente d’époques meilleures – cela aurait au moins le mérite de régler deux de leurs problèmes à la fois.
Quelqu’un frappa alors à la porte. C’était anormal, d’abord parce qu’en règle générale personne n’était assez fou pour la déranger alors qu’elle avait spécifiquement demandé à être laissée en paix, ensuite parce que les ska étaient tous dans le même état et donc plus enclins à chasser les importuns en sifflant de rage qu’à capituler.
« Quoi ? demanda-t-elle du ton le plus exaspéré qu’elle put prendre, vu le peu d’énergie qui lui restait.
— Soyez certaine que je suis navré de vous déranger, dit le serviteur au travers de la porte, mais vous voulez vraiment recevoir votre visiteur.
— Qui est-ce ?
— Vous ne me croirez pas si je vous le disais, mais je vous en prie, Votre Altesse, avec tout le respect que je vous dois… habillez-vous. »
La voix du ska tremblait, de peur ou d’excitation, Nysâh n’en savait rien. En tout cas, il se montrait assez pressant pour qu’elle prenne la peine de suivre sa suggestion, ne fût-ce que parce que cet invité mystère l’intriguait presque assez pour la détourner de sa Soif.
Elle se leva donc pour passer un pantalon et enfiler une chemise, prenant tout de même le temps de nouer un foulard autour de son cou, de mettre ses bottes et de boucler une ceinture à ses hanches pour y pendre ses dagues bénies. Qui que ce fût avait intérêt à ne pas s’offenser de sa tenue pour le moins débraillée. Après tout, elle se déplaçait, ce qui était déjà beaucoup.
Elle attendit qu’Ajven soit prêt lui aussi, et envia sa capacité à toujours avoir l’air tiré à quatre épingles. Comme elle, il s’était contenté de passer ses vêtements rapidement, ajoutant juste une redingote par-dessus sa chemise ; pourtant, il n’aurait pas paru déplacé à une session de la Ronde.
Il lui sourit en remarquant son regard et lui fit enfiler une veste pour couvrir ses épaules, puis retoucha quelques éléments de ses vêtements qui parurent aléatoires à Nysâh mais lui permirent de passer de débraillée à présentable.
« Soit, grommela-t-elle. Allons-y. »
Ils sortirent ensemble, la Reine Rouge arborant son expression la plus froide. Leur serviteur les guida jusqu’à un petit salon, où un ska assez jeune les attendait. Les traits androgynes, il ressemblait à un jeune vierge de l’Eden. Cependant, ses iris rouges prouvaient sans conteste qu’il était un Sang-pur.
Nysâh prit le temps de le détailler, trop ennuyée pour prendre des gants. Ses cheveux étaient noirs, hanches étroites, ses épaules frêles, mais son expression moqueuse. A priori, il n’avait rien de spécial. Sa tenue était de moins bonne qualité encore que celle de la Reine ; il arborait des braies elfiques et un pourpoint poussiéreux. Sa cape, posée sur le dossier d’une chaise, était imbibée de pluie.
« Vous venez de loin.
— Le chemin fut long mais j’ai été bien accueilli. »
Le vampire leva la main, montrant le verre de sang qui lui avait été servi. Nysâh écarquilla les yeux malgré elle. Comment ses domestiques avaient-ils osé offrir cela à un invité dont elle ne savait rien, sans lui demander son avis ? Elle ouvrit la bouche pour protester, mais l’odeur de sang l’arrêta. Par tous les enfants de Sei, elle en voulait, elle en avait besoin, elle…
L’intrus se leva et alla vers elle, verre en avant.
« Buvez. »
La Reine se reprit aussitôt, sans parvenir pour autant à réprimer un mouvement de recul qui la fit heurter le torse d’Ajven, juste derrière elle. Il posa ses mains sur ses épaules, tendu. Qui était ce visiteur, par Saâgh ?
« Buvez. Je veux avoir votre attention pleine et entière et, pour cela, vous devez vous nourrir.
— Cela vous a été offert, je ne compte pas reprendre ce que je donne.
— Soit. »
L’étranger vida le verre d’une longue gorgée et Nysâh manqua de gémir. Comment pouvait-il gâcher ainsi un met si divin ? Et l’odeur, oh, elle planait encore…
« Maintenant que ceci est réglé… »
La Reine battit des cils en voyant l’inconnu retrousser sa manche, puis sortir un couteau de sa botte. À ce geste, Ajven s’interposa, mais le ska ne fit qu’en rire.
« Ne soyez pas si nerveux. »
Il pressa la lame contre son propre poignet, faisant hoqueter le couple. Son sang perla et il pressa les bords de sa plaie pour le faire couler, avec une lenteur inhumaine, dans le verre. L’esprit confus et affamé de Nysâh parvint à se demander comment il faisait pour que la blessure ne se referme pas toute seule. Les vampires régénéraient, mais ne savaient pas contrôler le phénomène…
La question s’évapora quand la guérison eut lieu et que l’inconnu lui tendit le verre.
« Donnant-donnant, n’est-ce pas ? »
La Reine dut faire appel à tout son contrôle pour ne pas se jeter en avant, tendant plutôt la main pour accepter l’offrande, et portant lentement le verre à ses lèvres. Quand le sang toucha enfin sa bouche, elle n’y tint plus et l’avala à grandes goulées, gémissante, incapable de s’arrêter – mais, oh ! Déjà, le verre était vide, alors qu’il lui en fallait plus, Sei, elle ne pouvait plus se maîtriser…
Elle inspira.
« Merci. »
Le visiteur se mit alors à rire, applaudissant comme devant un spectacle réussi.
« Bravo ! J’ai rarement vu une telle maîtrise de soi. Mais ne vous en faites pas, je vous en donnerai encore.
— Ne soyez pas ridicule, l’arrêta Nysâh. Je ne Bois pas les inconnus de cette manière. Je ne connais même pas votre nom ! »
Le ska s’inclina, son sourire dévoilant ses deux petits crocs.
« Maintenant que vous êtes capable de me donner votre attention plus d’une poignée de secondes, je puis vous le révéler. Je me fais appeler Onyx, mais je pense que vous devinerez par vous-même Mon véritable Nom. »
Il déploya son aura, sans agressivité… mais encore et encore, comme si celle-ci n’avait pas de fin. Nysâh écarquilla les yeux en sentant la magie de Sang dépasser le niveau d’Ajven, puis le sien, puis celui qu’avait eu Daliah. Le pouvoir affluait comme s’il devait ne jamais s’arrêter ; des clameurs retentissaient depuis l’extérieur.
Stupéfaite, elle siffla un nom :
« Saâgh… »
L’Élément rit.
« À ton service, ma Reine. »
Les jambes de Nysâh défaillirent ; son époux la soutint, lui permettant de rester debout. Il la guida jusqu’au divan, puis s’y assit avec elle, tout aussi hagard.
« Comment… Pourquoi ?
— J’aurais dû venir il y a longtemps, mais J’ai été retenu, avoua Saâgh. Mais avant que nous parlions, permettez-Moi de vous nourrir davantage. Non, non, ne Me lancez pas de regard noir ! Je suis un horrible protecteur mais Je peux au moins vous donner cela. Ne craignez pas la dépendance, Je contrôle ce phénomène. »
À nouveau, Il fit couler de Son sang, et cette fois Nysâh fut à même de réaliser à quel point il était délicieux et nourrissant, bien plus que tout autre qu’elle avait pu boire jusqu’alors. Ils se nourrirent à satiété et Saâgh leur promit qu’Il offrirait de quoi tenir à tous les ska de la ville.
« Cependant, Je ne peux pas nourrir tout Ambrosis, souligna-t-Il, même si Je le voulais. Vous êtes en crise, ou Je ne vous aurais jamais proposé de Me goûter.
— Dans ce cas, Votre présence n’est pas une solution. »
Saâgh renifla.
« Quand la vie est-elle jamais si simple ? »
Nysâh devait en convenir, mais cela ne l’arrangeait guère.
« Je peux penser à nouveau et je me dois de me préoccuper de mes sujets. Contrairement aux Éléments, je n’ai aucune envie de négliger mes responsabilités. »
Saâgh rit en voyant Ajven pâlir à ces mots.
« Ne vous inquiétez pas, Je ne compte pas partir tout de suite. Je ne suis pas si susceptible. D’ailleurs, votre épouse a raison ; Je vous ai créés sans vous donner de terres. »
L’Élément regarda autour de Lui, satisfait.
« Vous vous êtes débrouillés au mieux sans Mon aide. »
Nysâh fronça les sourcils, mais Saâgh agita un index devant son nez.
« Ne faites pas cette tête, mademoiselle. Vous avez toujours été fière de vos accomplissements. Vous n’êtes pas comme les anges, ou même les démons, qui sont si dépendants de Lyth et Sei qu’ils embrasseraient le sol où Ils marchent s’Ils daignaient S’incarner – ce qu’Ils ne feront pas.
— Tout de même…
— Tout de même quoi ? Je ne vous ai pas non plus jetés dans les Abysses sans aucune ressource. Vous régénérez, la vieillesse ne vous touche pas. Vous avez vous-mêmes bâti votre société telle qu’elle est ; vous ne pouvez pas M’en blâmer. »
Nysâh secoua la tête.
« Peu m’importe, à vrai dire. Comme Vous l’avez souligné, je ne suis pas un ange pour m’incliner devant Vous, bien que je Vous remercie d’être venu. »
Saâgh inclina la tête.
« En espérant, bien sûr, reprit Nysâh, que Vous n’êtes pas venu me voler mon trône, Vous aussi.
— Je n’en voudrais pas si vous Me l’offriez serti d’or. Par contre, Je peux vous conseiller – et ce n’est pas de l’ironie. Vous n’avez pas à M’obéir aveuglément, cet endroit n’est pas Mon royaume même s’il est peuplé par Mes créatures. Cependant, avec Krro à gérer, vous avez intérêt à ne pas repousser Mon offre. »
La Reine Rouge leva les mains au ciel.
« Comme si je pouvais me permettre de faire la fine bouche ! Excusez ma franchise, mais…
— Ne vous inquiétez pas, Je n’irai pas raconter partout que vous êtes faible et stupide », S’amusa Saâgh.
Nysâh hocha la tête. Bien, en espérant que la parole du Maudit ait plus de valeur que celle de Ses enfants, cela faisait une inquiétude de moins. De toute façon, elle ne pouvait plus se préoccuper de son seul titre. La situation dépassait de loin les considérations politiques habituelles.
« Krro, donc.
— Oui, soupira Saâgh. Comme vous vous en doutez, Il est particulièrement dangereux. Le problème des drows devrait être vite réglé, à présent… dans un sens ou dans l’autre. »