Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 13
« Astaroth ne Me ressemble pas. Il n’est pas là pour représenter ce que Je suis, mais pour Me compléter. Il est instincts et chaleur et protection et stabilité là où Je maudis ceux que Je touche. Il est là pour le jour où J’aurai besoin de ses bras. »
– Les Dits de Saâgh, auteur inconnu –
Lilith en avait assez de son lit, des fruits et des jolis oiseaux en cage, aussi doux soit leur chant. Elle avait accouché deux jours plus tôt et se sentait en pleine forme. Mastéma n’était pas son premier enfant et certes pas son dernier, et bien qu’elle ne soit pas d’attaque pour combattre, elle était en revanche capable de marcher dans les couloirs du palais sans être entourée d’une ribambelle de serviteurs soucieux qu’elle ne se retourne pas un ongle.
Elle avait réussi à les semer en se téléportant et flottait à présent pour s’éviter la fatigue de la marche, se promenant au gré de ses envies, Mastéma dans les bras. Elle regrettait de ne pas avoir emmené le panier avec elle, mais les domestiques seraient assez paniqués sans qu’elle retourne leur voler cela en plus. Ils risquaient de la convaincre de rester avec eux, les bougres.
La petite boule rose dans ses bras geignit, la faisant s’arrêter au milieu du couloir.
« Pauvre petite chérie… Tu as faim ? »
Mais Mastéma se calma au seul son de sa voix. Lilith s’en félicita ; tous ses enfants n’avaient pas été aussi tranquilles, loin de là. Peut-être était-ce le sang vampirique, ou juste des traits de Kamu qui ressortaient. Difficile à dire chez un nouveau-né.
« Allons, je vais te montrer les jardins. Tu vas voir, ils sont magnifiques.
— Elle est très jolie. »
Lilith sursauta à la voix étrangère et se mordit la langue quand, en se tournant, elle se retrouva face à Uriel. Celle-ci s’appuyait contre le chambranle de la porte de sa chambre pour tenir debout, son ventre énorme très évident sous la chemise de nuit ample qui la couvrait.
« Retourne te coucher, ma chère, dit l’archidémone d’un ton calme. Tu n’es pas bien.
— Je suis certaine qu’on t’a dit cela plusieurs fois aujourd’hui et que tu n’as écouté personne », plaisanta l’ange.
Cela arracha un sourire à Lilith.
« J’en conviens. Mais peut-être pourrions-nous nous replier dans tes appartements pour discuter ? Je n’ai pas eu le temps d’attraper un manteau en filant. »
Uriel lui fit signe d’entrer, retournant elle-même à l’intérieur à petits pas. Ses appartements se situaient dans la partie la mieux protégée du palais, celle qui se trouvait à l’intérieur de la montagne, mais quelqu’un avait eu la brillante idée de lui donner une des chambres qui était collée à la paroi extérieure et disposait donc de grandes fenêtres. Pour compléter la lumière, des runes d’Elvion ornaient sur le plafond, lesquelles se rechargeaient la nuit pour diffuser une lueur bleutée durant la journée.
« Une tisane ? On m’en gave depuis mon arrivée. »
Lilith s’installa avec elle parmi les coussins, profitant de la douceur de l’épais tapis qui couvrait le sol.
« Volontiers. J’espère qu’elles ne sont pas trop amères ? Je n’ai pas eu l’occasion de venir vérifier en personne. »
Uriel secoua la tête tout en les servant toutes les deux.
« Du miel m’a été fourni, cela aide beaucoup. »
Lilith remonta Mastéma sur son épaule puis tourna la tête à droite et à gauche, perplexe.
« Pas de serviteurs ?
— Je les ai mis dehors en hurlant il y a dix minutes, fit Uriel d’un air innocent. Je t’ai sentie arriver et j’ai supposé qu’ils me laisseraient piquer ma crise d’hystérie toute seule ou, du moins, qu’ils se contenteraient d’aller chercher Ariel. »
L’archidémone gloussa malgré elle. Ainsi donc, la douce et tendre Uriel savait mener les gens par le bout du nez ?
L’épuisée, lasse Uriel, surtout. À présent qu’elles étaient installées, Lilith nota les traits creusés de l’archange, soulignés par les dures lignes noires du tatouage qui était apparu sur son visage. Il s’agissait du même qu’avait porté Léviathan avant sa mort, et qui avait disparu de son cadavre avant que celui-ci soit arrivé à Pandémonium.
En sondant, elle pouvait percevoir que le lien noué entre eux et les Abysses n’était pas attaché à Uriel mais bel et bien à l’enfant à naître, comme Kamu l’avait annoncé. C’était néanmoins étonnant de la voir disposer ainsi des pouvoirs de feu son époux – et, sans doute, douloureux pour elle.
Lilith posa Mastéma sur un coussin, veillant à bien la caler, puis saisit les mains d’Uriel.
« Comment vas-tu ?
— Ah… Mal, bien sûr, sourit l’archange. Il me manque. »
Il n’y avait rien à répondre à cela, aussi Lilith se contenta-t-elle d’enlacer la jeune femme pour lui donner un peu de chaleur. Le ventre proéminent vint se presser contre le sien, encore un peu déformé, et elles échangèrent un sourire.
« Et ton enfant ? Sais-tu s’il s’agit d’un garçon ou d’une fille ?
— Ariel dit que c’est un garçon, déclara Uriel, fière malgré sa peine.
— Oh ! On va pouvoir les fiancer ! »
L’archange rit à cette plaisanterie.
« Cela ferait avoir un arrêt cardiaque à la moitié des Abysses.
— C’est tout l’intérêt. »
Lilith se rassit, restant une hanche contre celle d’Uriel, Mastéma serrée contre son flanc opposé. Elle prit sa tasse de tisane et en but une délicieuse gorgée ; le liquide chaud lui faisait du bien après sa demi-heure à traîner dans les couloirs humides de la montagne.
Elle tendit son esprit sans y penser et une couverture se souleva du lit pour venir couvrir leurs jambes, surprenant Uriel.
« C’est bien pratique !
— Surtout quand on n’a aucune envie de bousculer son dos », approuva Lilith.
Une deuxième couverture rejoignit la première et elles se laissèrent aller contre les coussins, somnolant dans une agréable torpeur. Après quelques minutes, la main d’Uriel vint trouver celle de Lilith et l’agrippa. La démone serra en retour et elles restèrent là, au chaud, tranquilles.
Du moins, jusqu’à ce que quelqu’un vienne gratter à la porte.
« Uriel ? Est-ce que Lilith est là ? »
Aucune des deux ne daigna répondre et la porte s’entrouvrit pour laisser passer la tête blonde d’Ariel, qui roula des yeux en les voyant.
« J’aurais dû m’y attendre. Vous allez bien ? Je peux entrer ?
— Entre ou sors mais ferme la porte, il y a un courant d’air, marmonna Lilith.
— Tu ne seras pas déplacé dans notre sieste entre filles. »
Lilith fut aussi choquée que le déchu d’entendre cette remarque d’Uriel, qui ouvrit un œil devant leur silence.
« Suis-je supposée perdre tout sens de l’humour ?
— Même en temps normal tu ne m’avais jamais fait ce genre de réflexion, se lamenta Ariel en s’agenouillant près d’elle. Je peux ? »
L’archange acquiesça, laissant le Prince-démon sonder son ventre pour jauger la situation. Après quelques instants, il hocha la tête, approbateur, et se tourna vers Lilith.
« Quant à toi… Tu réalises que tout le palais est sens dessus dessous ?
— Je parie que Kamu est en train de bouquiner dans un coin.
— Sans être le moins du monde inquiet, confirma Ariel. Il te connaît trop bien. »
Lilith sourit. Tant que son homme ne courait pas dans tous les sens, elle se fichait de ce que pensaient les autres. Puis, elle avait le droit de s’amuser de temps en temps.
Elle laissa néanmoins Ariel la sonder, puis la petite, et s’amusa de le voir s’extasier sur les minuscules pieds de sa fille. Uriel les regardait d’un air un peu triste, aussi l’archidémone lui saisit-elle la main à nouveau.
« Je pense que je vais m’installer ici, déclara-t-elle. Ariel, tu n’as qu’à organiser tout cela. Je n’ai pas envie de bouger et Uriel a besoin de compagnie.
— Pas question que je fasse déplacer ton lit jusqu’ici, mais on se débrouillera. Kamu ne risque-t-il pas de se sentir exclu ?
— Ne sois pas ridicule, protesta Uriel. Il sera le bienvenu. Je ne l’ai pas encore rencontré, mais je n’en ai entendu parler qu’en bien. »
Lilith approuva du chef. Tout le monde appréciait Kamu, même s’il était un ska. Couvant sa fille du regard, elle décréta que tous l’aimeraient aussi. Elle ne mourrait pas de vieillesse grâce à son sang vampirique et, sitôt le problème de Krro réglé, une trêve serait déclarée. Avec un peu de chance, celle-ci durerait plus longtemps que la précédente.
Le regard de l’archidémone se durcit. Avec un peu de chance… et beaucoup, beaucoup de détermination.
***
Belzébuth regardait la plaine depuis le sommet de la colline. Il s’y tenait seul avec Astaroth, le reste de ses troupes soigneusement caché derrière le versant, profitant de la brume légère qui s’était levée durant la nuit pour se rendre tout à fait invisible. Quelque part, face à eux, les anges prenaient position, prêts à prendre les drows en tenaille.
Que Krro ose seulement se montrer, pour lui laisser le plaisir de le déchiqueter.
Une lueur infime apparut près de lui, prenant la forme d’un Saraqael translucide.
« Nous sommes prêts.
— Nous de même.
— Donnez-vous le signal du départ ? »
Belzébuth se tourna vers Astaroth, qui hocha la tête.
« Allons-y.
— Très bien. Je reste en contact, mais n’attendez pas de miracles de ma part durant un combat. »
L’ession reprit sa forme de bulle, redevenant invisible. Belzébuth se permit un sourire carnassier et leva la main.
« En avant ! »
Son aura se déploya en claquant et cinq autres l’imitèrent – Asmodée, Azazel, Bélial, Lucifer et Astaroth. Lilith et Uriel étaient restées à Pandémonium sous la garde d’Ariel et Van. Dans le lointain, six auras leur répondirent : les archanges étaient là, même Gabriel, fidèles pour une fois à leur parole et prêts à en découdre.
Les premiers démons décollèrent, Belzébuth parmi eux, son épée brandie. La ville elfe était toute proche à vol d’oiseau et leurs pitoyables murailles ne pouvaient pas les arrêter. En passant par-dessus, Belzébuth envoya un globe de magie pure pour en exploser la pierre, réduisant leurs défenses en poussière.
« Krro ! Où es-Tu, saleté ? Montre-Toi ! » hurla-t-il, défiant l’Élément de lui faire face.
N’obtenant aucune autre réponse que les hurlements de terreur des habitants, il descendit en piqué vers la ville pour s’en prendre aux gardes, ces fichus drows qui avaient harcelé les frontières de ses terres pendant trop longtemps. Sans doute aurait-il dû intervenir avant, quoi qu’en dise Lucifer ; après tout, il s’agissait des Abysses, et il en était le maître.
Ce fichu Kawa Hedyrn avait intérêt à se calmer après ça.
Belzébuth détruisit un bâtiment depuis ses fondations d’une pulsion d’aura, et gronda plus fort, dégainant son épée. Eh bien ? Où se terrait Krro ?
***
Nataos courait pour sa vie. Il avait d’abord tenté de rallier les gens autour de lui pour présenter un front uni, mais d’un coup Lein les avait salués d’une révérence pour filer, et les drows avaient paniqué. Saâgh avait disparu la veille, les laissant démunis contre l’attaque conjointe des anges et des démons – il pouvait au moins se targuer d’avoir réussi là où tout le reste avait échoué en provoquant leur alliance.
Avec la révélation de la véritable identité de Lein et la façon éclatante donc il avait tué Léviathan, ses belles projections tombaient en morceaux. Si au moins cet imbécile avait eu le cran de rester pour assumer les conséquences de ses actes, ou l’intelligence de juste capturer l’archidémon… Mais Nataos se tenait responsable de la situation. Il aurait dû pouvoir l’arrêter.
Il aurait pu, si l’idiot n’avait pas été un fichu Élément.
Une explosion retentit près de lui et il se colla contre un mur, tirant son capuchon sur sa tête pour ne pas être reconnu. En se concentrant, il percevait les Empreintes des Améliorés présents, luttant tous à la fois pour leurs idéaux et pour leur survie. Sans doute pourrait-il les forcer à attaquer les archidémons et les archanges en même temps, causant assez de confusion pour qu’il puisse fuir. Une fois dans la campagne, il n’aurait aucun mal à se cacher tout le long du chemin jusqu’à retrouver Tessandr. Il était capable, il saurait se trouver un métier, peut-être leur acheter une maison où ils vivraient heureux, bien qu’anonymes.
Cette image en tête, il remonta le long des liens jusqu’à atteindre l’esprit des Améliorés. Il s’arrêta un instant, puis attira leur attention doucement, pour leur éviter un faux pas en plein milieu du combat.
« Mes amis, songea-t-il très fort afin qu’ils l’entendent. Ce fut un honneur de combattre en votre compagnie. »
Inutile de se bercer d’illusions. Ils ne survivraient pas à la journée, pas sans Krro, pas sans Saâgh. Les traîtres. Mais à quoi d’autre s’attendre venant d’Éléments opportunistes ? Nataos n’avait qu’un choix possible.
« Encore merci pour votre confiance, et bonne chance à tous. Si je survis, je vous promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous trouver une place où vivre en paix. »
Sur ces derniers mots, il coupa net les Empreintes, ramenant sa nécromancie à lui, les laissant libres de leurs mouvements. Puis, silencieux, il longea les murs pour tenter de rejoindre les murailles et sortir de la ville.
Tessandr… Il doutait de la revoir un jour. La terre trembla sous l’impulsion de l’un ou l’autre de ces monstres de pouvoirs qui volaient au-dessus de la cité et il tomba à genoux dans la poussière, serrant les dents pour ne pas émettre de plainte. Dans le secret de son esprit, il essaya de se remémorer le beau visage pâle de sa fiancée, destinée à ne jamais devenir sa femme. Une honte qu’ils n’aient pas pu arriver au mariage.
Il parvint à se redresser, titubant sous les magies qui volaient partout, son aura serrée contre lui dans une tentative dérisoire de se protéger. Et les vampires ? Où étaient-ils passés ? Il percevait Skady, haut dans le ciel, qui luttait. En se concentrant, il sentait la présence de Gabriel à ses côtés, le combattant de toute la puissance de ses pouvoirs d’exorcisme.
Ils allaient mourir. Ils auraient pu gagner, ils étaient parvenus à repousser Kawa hors d’Altayn, et l’Injustice avait tout gâché.
Nataos étouffa un hoquet, puis éclata de rire. Heureusement, le vacarme ambiant masqua ce bruit incongru, et il se faufila un peu plus loin. Survivrait-il, seul, dans les forêts pullulant de démons et d’anges ? Sûrement pas.
Se traînant, il passa près d’une scène de massacre. Des cadavres jonchaient la ruelle, l’un d’entre eux pendant à demi d’un toit, les autres éparpillés çà et là. Trois ou quatre étaient empilés dans un coin. Nataos sentit son estomac se retourner, tant à la vue qu’à l’odeur, et dut lutter pour avaler sa bile. Comment les démons pouvaient-ils commettre des atrocités pareilles ? À moins qu’il ne s’agisse d’anges ? Les uns comme les autres étaient des déséquilibrés, incapables de contrôler leurs pulsions destructrices. Comment autrement avaient-ils pu guerroyer entre eux pendant des siècles sans aucune raison matérielle ?
Le prince se força à avancer dans le charnier, respirant par la bouche. Sa botte écrasa quelque chose de rose avec un bruit répugnant, et il s’efforça de ne pas penser à ce que cela pouvait être. Il fit quelques pas, puis la lumière changea et il se jeta contre le mur le plus proche. Sa semelle glissa sur le sol boueux, lui faisant rater son coup. En un battement de cœur il se retrouva affalé au sol, nez à nez avec un cadavre, le bras brûlant de s’être râpé contre le mur.
Il n’eut pas le temps de s’en plaindre : une immense boule de feu s’écrasa sur les pavés là où il se trouvait un instant plus tôt. Haletant, il tordit la tête pour voir d’où venait le coup, mais les ennemis volants continuaient leur chemin sans lui prêter attention ; il s’agissait d’une magie perdue. Il se permit quelques inspirations pour se calmer puis tenta de se relever… et gémit en sentant une douleur fulgurante lui remonter du pied jusqu’au genou.
« Par les dés de Wir ! »
Il se laissa tout à fait tomber au sol, essayant de ne pas trop respirer, et tâta sa jambe. La douleur réapparut aussitôt, le faisant presque tourner de l’œil. Il ne manquait plus que ça ! Sa cheville devait être foulée. Il était beau, le prince fougueux, qui se retrouvait immobilisé à cause d’un faux pas ! Il n’avait plus la moindre chance de fuir à présent, et il n’y avait aucun endroit où se cacher.
Une mouche vint se poser sur la joue du cadavre qui lui faisait face, à quelques centimètres de lui. Elle agita les ailes et entreprit de se frotter les pattes, avant de sautiller jusqu’à une plaie. Nataos se mordit la lèvre. Parmi les corps… Pourquoi pas ? C’était répugnant, mais justement : personne n’attendait cela de lui. Et il voulait survivre.
Utilisant son bras et sa jambe valides, il se hissa au sommet de la pile, ignorant de son mieux l’odeur infecte et les bourdonnements des mouches qui s’envolaient, dérangées par le mouvement. Ses vêtements étaient déjà tachés de sang. Il prit une pose relâchée, et ferma les yeux, laissant béer sa bouche.
Restait à espérer que Wir serait de son côté.
***
Saâgh plissa les yeux, concentré. Les combats s’étaient calmés sans que Krro n’intervienne, ce qui était contrariants. Il n’avait pas songé que Son cher ami puisse profiter de l’attaque pour S’éclipser. Sans doute aurait-il mieux valu qu’Il ne parte pas pour Ambrosis tant que Krro était libre. Trop tard pour regretter.
Derrière lui, Il sentit Nysâh remuer. La Reine Rouge avait décidé de l’accompagner quand Il avait déclaré repartir pour les royaumes elfiques. La rumeur que Sâagh était incarné n’était pas sortie d’Ambrosis, mais elle ne tarderait pas à le faire, et Il n’avait aucune envie d’en gérer les conséquences.
Puis, Il devait vérifier si Niéh était incarné dans le coin ou non. Que Krro soit parti uniquement après Sa propre disparition indiquait quelque chose, surtout qu’Il L’avait amené sur place en premier lieu. Peut-être ne l’avait-Il fait que pour endormir Sa méfiance, songeant qu’Il ne penserait pas à vérifier la présence d’une hypothétique incarnation de Néant dans un conflit où Il avait été invité.
Mais Il connaissait Krro ; ce cher bâtard était un manipulateur de premier plan. Cela dit, les elfes n’apprenaient pas aux dragons à voler, et Il était le Maudit, le créateur des ska. Personne n’était supposé Lui arriver à la cheville de ce point de vue.
Nysâh avait un objectif tout aussi opportuniste : elle voulait mettre la main sur Skady avant que qui que ce soit d’autre le fasse, ou du moins s’assurer personnellement de sa mort. Saâgh avait essayé de la décourager, mais autant essayer de faire manger une wyverne avec couteau et fourchette ; Il l’avait juste rendue plus obstinée. Puisque, après tout, elle ne craignait rien en Sa compagnie, Il avait fini par accepter qu’elle Le suive, moyennant qu’ils ne se montrent à personne, ce qui leur convenait à tous les deux.
Ils étaient arrivés aux abords de la ville peu après le coucher d’Essiah, et s’étaient cachés parmi les arbres de la forêt. Ce n’était pas un terrain auquel ils étaient habitués, malheureusement, et avec la capacité des démons de Ténèbres à voir pendant la nuit, Saâgh n’était pas tout à fait certain qu’ils n’avaient pas été remarqués. Peu importait, à partir du moment où ils avaient été laissés en paix.
« Approchons-nous des murs. »
Nysâh Le suivit, silencieuse comme une ombre. Ils étaient vêtus de brun très foncé, sans un bijou, se fondant dans le décor autant que faire se pouvait. Les murs étaient gardés par des anges, plus stricts que les démons quant aux stratégies militaires et moins sûrs d’eux dans ce territoire hostile. Sans doute Belzébuth n’avait-il même pas vu l’intérêt de placer des vigiles. Après tout, qui pourrait les attaquer ici, sur leurs terres ou presque ?
L’imbécile. Krro n’était pas sans ressources et, même seul, Il était capable de causer beaucoup de dégâts avant même que ses adversaires le réalisent. Heureusement que les anges veillaient – quoique Saâgh gardait de fort mauvais souvenirs de Sa dernière rencontre avec Gabriel. Peut-être devrait-Il réduire son monde à néant, comme Il l’avait fait pour les dragons ? Mhh, peut-être le ferait-Il, peut-être pas. Après tout, contrairement aux dragons, Gabriel avait une excellente raison de s’en être pris à Lui : il considérait le Sang comme un ennemi, puisqu’Il était supposé servir Sei. Les mortels ne pouvaient pas savoir que les relations entre Éléments étaient plus complexes que cela.
« Par où entrons-nous ? » murmura Nysâh.
Saâgh ne répondit pas. Ils pouvaient passer par l’une des nombreuses failles causées par les combats, mais Il n’était pas Nemess ni Elvion, et ne saurait donc pas les cacher à la vue des gardes. Ou ils pouvaient se présenter aux portes. Cependant, aucun d’eux n’avait envie de se dévoiler, du moins pas si tôt.
« Mieux vaut se séparer, commença-t-Il à voix basse. Nous courons moins de risques d’être repérés si nous ne sommes pas ensemble.
— Je Vous ai accompagné parce que je ne risquais rien, sans quoi je ne serais pas sortie d’Ambrosis. »
Saâgh renifla.
« Je vous avais prévenue de ne pas venir. Soit ; Je regarderai Moi-même ce qu’il en est de Skady et Je vous le rapporterai. Mieux ? »
Nysâh le toisa d’un air dubitatif qu’Il ne put guère lui reprocher, aussi vexant soit-il. Il dégaina donc Son couteau, prenant soin à ce que la lame ne reflète pas un rayon d’Elvion et dénonce ainsi leur présence, et S’entailla le poignet.
« Je le jure sur Mon Sang. Est-ce suffisant ? »
La Reine Rouge haussa les épaules, mais son regard impressionné prouvait qu’elle était convaincue. Néanmoins, elle était venue trop loin pour reculer.
« Je Vous attendrai dans la forêt, là où nous avons passé l’après-midi, déclara-t-elle. Je partirai à l’aube si Vous n’êtes pas revenu. »
Saâgh acquiesça, puis Se colla plus près du mur en la regardant partir. Elle était une bonne alliée, décida l’Élément, et possédait un bon mélange de confiance et de suspicion. Mieux valait l’avoir dans son camp.
À présent qu’Il était seul, Il n’eut pas tant de mal à Se glisser dans la ville, reprenant l’attitude d’Onyx pour l’occasion. Onyx était un vampire nomade, il était insignifiant, il ne se faisait pas remarquer – contrairement à Saâgh qui, après tout, restait un Élément.
Faire le tour de la ville fut plus facile qu’y entrer. Les démons s’étaient installés un peu partout pour vider les bouteilles d’abyssite qu’ils avaient trouvées, alors que les anges surveillaient les drows prisonniers. La plus grosse partie de l’armée angélique était Remontée, bien que la présence de deux archanges soit toujours perceptible dans le bâtiment qui devait servir de quartier général – Gabriel et Saraqael, en compagnie des archidémons.
Onyx aurait voulu éviter l’endroit mais les prisonniers étaient retenus dans la cour sur laquelle se dressait le bâtiment. Il s’en rapprocha donc malgré lui ; si Niéh était incarné, Il faisait probablement partie des elfes. Alors qu’il s’installait pour les observer, la porte du quartier général s’ouvrit et plusieurs personnes en sortirent : un elfe doté d’une couronne, un démon, une drow… Que faisait celle-là libre, d’ailleurs ? Il était probable que plusieurs des siens ne suivent pas les idéaux de Nataos, mais ni les démons ni les anges n’étaient connus pour leur ouverture d’esprit. Quoi qu’en pensaient les enfants de Sei, ils pouvaient se montrer tout aussi intolérants que les enfants de Lyth, par exemple envers les vampires.
Onyx suivit l’étrange petit groupe des yeux. Qu’ils étaient mal assortis ! Puis, alors qu’ils passaient devant les prisonniers, il en remarqua un qui cachait son visage derrière une capuche, précautionneux. Tiens, tiens, voilà donc où se cachait celui-là… Et Skady était lui aussi présent ! Nysâh n’allait pas être contente qu’il ait survécu.
Puis, soudain, Saâgh le vit. Il était presque invisible, pas du tout éveillé derrière les yeux de celui qui L’hébergeait, mais Il était néanmoins présent, et cette infime sensation fit frissonner Sang jusqu’aux os. Mieux valait repartir, à présent qu’Il en avait la certitude : Il ne voulait pas S’attarder.
Pas maintenant qu’Il savait que Niéh était bel et bien incarné.