Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 15

« Les arrêtés peuvent être annulés ou abrogés par un décret voté à la majorité absolue, alors qu’un décret ne peut l’être qu’à la majorité qualifiée de cinq sur sept. »

 

– Introduction au droit angélique, chapitre 1 : la hiérarchie des normes –

 

Nysâh détestait les Cercles les plus Hauts des Abysses. Née à Ambrosis, elle avait entendu vanter depuis l’enfance le magnifique soleil qui régnait hors des Tréfonds, sans jamais y être confrontée – et à présent elle réalisait qu’elle ne quitterait Ambrosis pour rien au monde.

Essiah lui brûlait les yeux. Essiah la brûlait partout ! Sa peau livide n’était pas habituée à des rayons aussi agressifs, aussi avait-elle opté pour un ridicule chapeau à large bord et se tenait-elle à l’écart de la lumière. Elle comprenait à présent pourquoi les ska chargés de ramener des humains de l’Univers pour approvisionner leur stock de sang étaient pour la plupart des natifs, ou des Infants jadis humains.

Elle n’entrait dans aucune de ces catégories.

Krro n’était Descendu que d’un Cercle ou deux pour se cacher, ce qui ne changeait pas grand-chose à l’éclat des rayons d’Essiah. Nysâh espérait que ça ne la distrairait pas trop au moment propice. Pas qu’elle ait un grand rôle à jouer ; les archidémons et les archanges lui avaient fait comprendre qu’ils n’avaient pas besoin de son aide, et qu’ils préféraient ne pas l’avoir dans les pattes. En temps normal, elle se serait vexée et leur aurait dit ce qu’elle pensait de leur arrogance – mais elle avait préféré se taire, pour une fois, afin de pouvoir les accompagner. Si eux échouaient, elle aurait ainsi le loisir d’intervenir, en espérant que l’Élément serait assez affaibli pour ne pas la tuer à son tour.

En attendant, elle resterait cachée et suivrait de loin le déroulement de l’attaque, espérant que personne ne s’en prendrait au bouquet de buissons dans lequel elle se trouvait. Pour avoir déjà combattu les archidémons, elle savait à quel point ils pouvaient être destructeurs, parfois sans s’en rendre compte. Il suffirait qu’un globe de magie d’Asmodée s’égare pour que toute la végétation autour d’elle flétrisse et meure – et, sans doute, pour que son propre corps fasse de même.

Elle préférait ne pas penser à ce dont les archanges étaient capables, à commencer par Gabriel.

Alors qu’elle se faisait cette réflexion, elle perçut les premiers coups qui partaient. Elle était trop loin pour voir mais les deux auras qui se déployèrent ne laissèrent pas place au doute : Saâgh avait trouvé Krro et L’avait attaqué.

À moins qu’Ils ne s’y soient mis à deux pour massacrer d’un seul coup tous les archanges et archidémons, mais Nysâh essayait d’être optimiste.

Au bout d’un moment, cette dernière possibilité s’évanouit : aucune aura ne s’éteignit, tout le monde était encore vivant – donc Saâgh combattait dans leur camp. La Reine Rouge relâcha son souffle, réalisant seulement qu’elle le retenait depuis plusieurs secondes. Ils avaient une chance de survivre, bien qu’infime.

Elle aurait bien prié, mais qui ? Sei, certainement, ne l’écouterait pas. Fermant les yeux, elle demanda à Wir de Se montrer clément.

 

***

 

Belzébuth avait repéré sans mal le sourire de Krro dans la foule d’elfes ; il ne risquait pas d’oublier le visage de Celui qui avait tué un des siens. Sans réfléchir, il avait pris le contrôle de l’ombre de l’Élément et l’avait repliée autour de Lui pour tenter de L’emprisonner. Bien entendu, cela n’avait pas marché – parce que Krro avait déployé Son aura, envoyant voler les passants qui L’entouraient. Ceux qui n’étaient pas morts sur le coup s’étaient étalés sur les pavés et, très vite, un cercle de plus en plus grand se dessina autour de l’Élément.

« Belzébuth. Toujours aussi impulsif. »

L’archidémon serra les dents et, sans attendre, envoya un globe de ténèbres sur son adversaire. Un elfe hurla de terreur et la foule recula d’un seul mouvement, avant qu’ils ne se mettent tous à courir. Tant mieux ; Belzébuth n’avait aucune envie de blesser des gens mais il ne comptait pas retenir ses coups, pas face à l’Injustice personnifiée.

Cela ne semblait pas avoir d’effet pour autant ; Krro riait sans prendre la peine d’esquiver. Belzébuth se redressa et, dégainant son épée, s’élança au corps à corps. Idée stupide : les autres ne pourraient plus placer de coups.

Il parvint à toucher Krro à l’épaule, puis à la jambe, avant de brusquement voir le ciel de plus près. Une douleur terrible le saisit à la mâchoire – mais quand l’autre avait-Il frappé ? – avant d’embrasser le sol. Il mit quelques instants à se reprendre, sonné, mais parvint à se hisser à nouveau sur ses pieds. Entre-temps, la rue s’était vidée et les autres étaient arrivés. Krro ne pourrait plus S’enfuir, à moins de les tuer tous.

Au vu de l’attitude adoptée par l’Élément, Il S’en sentait capable. Belzébuth jura.

« Tout va bien ? »

L’archidémon fusilla Michaël des yeux. Comment l’archange se permettait-il de croire qu’un seul coup suffirait à le mettre au tapis ?

« Je ne suis pas en verre.

— Alors allons-y ? »

Michaël s’élança, épée au clair, et Belzébuth le suivit. Krro, qui était déjà fort occupé à éviter les magies envoyées par Rémiel et Asmodée, fronça à peine les sourcils en les voyant arriver sur Lui.

« Ne soyez pas ridicules, les enfants. »

Il eut un mouvement du bras et Belzébuth crut s’être pris une poutre dans le ventre. Son élan s’arrêta net et il tomba à genoux ; à ses côtés, Michaël était dans le même état.

Et ils étaient supposés vaincre cet homme ?

Oh oui ! Dire qu’Il souriait en le regardant… Il Le pendrait par Ses propres tripes ! Sans plus attendre, l’archidémon se releva à nouveau, le poing serré sur son pommeau. Les armes conventionnelles ne suffisaient pas ? Soit. Se concentrant, il déploya sa propre ombre autour de sa lame, concentrant sa magie à l’intérieur. Rirait bien qui rirait le dernier.

Il bondit alors que Saâgh se mettait de la partie, distrayant Krro – et, cette fois, parvint à passer les défenses de son adversaire. Son épée trancha la chair de Son flanc, effleura les cotes qui crissèrent sous la pression du métal, et Belzébuth sourit.

Puis, il vit l’expression sereine de Krro et le temps sembla ralentir.

« Vous ne pouvez rien contre Moi, enfants, de la même manière qu’un humain ne peut rien contre vous », lui murmura l’Élément.

Belzébuth n’eut pas le temps de répondre ; déjà, il volait, et son dos heurta le sol pavé de la rue. Cette fois, il mit plus de temps à se relever, et prit le temps d’analyser la situation. Ils avaient tous déjà roulé dans la poussière sauf Saâgh, qui échangeait des coups avec leur adversaire. Même à plusieurs mètres de là, l’archidémon voyait qu’Ils ne parvenaient pas à Se toucher, Leurs mouvements aussi gracieux que s’il s’agissait d’une danse, aussi létaux que s’il les portait lui-même… et insuffisants, pourtant, car Ils étaient aussi forts l’un que l’autre.

La magie n’avait pas encore été utilisée à fond, pourtant les commerces et maisons de la rue étaient déjà à moitié effondrés. Des cadavres jonchaient les trottoirs, une wyverne morte encombrait même une ruelle adjacente. Au-dessus des toits s’élevait une épaisse fumée noire, résultat d’une magie perdue, et au loin résonnaient les cris terrifiés des habitants qui fuyaient le champ de bataille.

Le regard de Belzébuth revint vers Krro. Ils ne pouvaient pas Le laisser continuer, ne pouvaient pas Le laisser gagner. Il n’en était pas question.

À cet instant, l’Injustice déploya à nouveau Son aura, faisant s’effondrer un mur et happant Lucifer, qui hurla. Sa puissance était telle qu’un frisson secoua Belzébuth. Il avait raison. Il pouvait les détruire tous sans le moindre effort, comme des enfants.

Mais cela ne les arrêterait pas.

L’archidémon des Ténèbres cria sa rage et, une nouvelle fois, se jeta dans la bataille.

 

***

 

Ce combat ne se déroulait pas comme prévu. Saâgh était trop faible face à Krro – qu’avait-elle été imaginer en se lançant ainsi contre lui ? De plus, ils se connaissaient trop bien. Ils savaient comment l’autre combattait, ils connaissaient tous leurs trucs et astuces.

Krro n’était pas idiot, il s’était caché dans une ville elfique, où un bandeau sur son Empreinte lui suffisait pour se fondre dans la population locale. À présent, les lieux résonnaient des hurlements des elfes terrifiés qui essayaient de fuir, sans comprendre que personne ne s’en prenait à eux.

Raguel soupira, souriant malgré lui, et appela quelques élémentaires pour qu’ils aillent distraire Krro. Celui-ci se contenta de les chasser d’un mouvement d’aura, trop occupé à esquiver les coups portés par Saâgh pour se laisser avoir. Aucun d’eux n’utilisait l’entièreté de sa puissance, parce que cela n’aurait servi à rien et qu’ils ne voulaient pas s’épuiser. Aussi utilisaient-ils des épées.

Sérieusement.

Krro avait été un assassin professionnel dans de nombreuses vies. Saâgh, de son côté, vivait toujours en bordure de la légalité, et avait été tour à tour mercenaire, trafiquant, prostitué, et tout une autre panoplie d’autres métiers joyeux. Ils maniaient les couteaux à merveille l’un et l’autre. Ça n’en finirait jamais.

Belzébuth attaqua, et Raguel fut trop lent pour retenir Raphaël qui lui emboîtait le pas. Krro lança l’une de ses lames vers la gorge de Saâgh. Cela lui accorda un instant de battement, qu’il mit à profit pour envoyer une décharge d’énergie vers les deux suicidaires, les projetant contre le mur le plus proche où ils s’effondrèrent, le souffle coupé. La vague d’énergie se dirigea ensuite vers les autres. Tous crièrent, tous furent renversés. Les élémentaires de Raguel prirent le coup à sa place. À part lui, seul Lucifer tenait encore debout.

L’archange du Feu lui lança un large sourire.

Un mouvement au coin de l’œil l’avertit : de Bélial ou Saraqael, l’un des deux était parvenu à éviter le coup de Krro. Les connaissant, Raguel pariait sur Bélial. Saraqael était plus intelligent, mais combattait aussi bien qu’une cuillère.

Il parvint à frapper Injustice une fois, le déstabilisant assez pour que Saâgh lui porte un coup à la jambe, l’empêchant définitivement de fuir. Ce qui aurait dû être une victoire, du moins partielle, ne fit que précipiter la suite. Constatant que sa première option n’était plus viable, Krro fit ce qu’il aurait dû faire dès le départ et déploya son aura – toute son aura.

Belzébuth, qui se relevait sur un genou, fut balayé. Ceux d’entre eux qui se trouvaient au sol furent repoussés jusqu’aux murs les plus proches, qui se fissurèrent, s’effondrant sur eux-mêmes, écrasant les moins chanceux. Saâgh poussa un cri et imita Krro, tentant de contenir l’aura dévastatrice. Cela tint quelques secondes, assez pour que ceux qui étaient conscients s’écartent des zones qui risquaient de s’effondrer, assez pour que Gabriel se précipite vers une Rémiel blessée pour la soigner.

Raguel eut un mouvement vers eux ; ils devaient fuir, tous ! Krro était trop fort pour Saâgh.

« Retraite ! cria-t-il.

— Pas question ! »

Il ne sut jamais qui lui avait répondu. Déjà, l’aura de Saâgh se craquelait, laissant passer celle de l’Élément primaire bien plus puissant. Raguel la vit s’effondrer en criant ; elle était toujours consciente, mais ne tiendrait pas le coup.

Quelque chose pulsa en lui, le faisant frissonner. Ce n’était pas le moment ! Les autres avaient besoin de son aide. Il courut vers Rémiel, s’interposant entre elle et les Éléments, ses élémentaires toujours devant lui. Gabriel terminait de la guérir.

« Vous devez partir.

— On a besoin que tout le monde reste, protesta Rémiel. Nous risquons tous notre vie.

— Les anges ne partiront pas les premiers », renchérit l’archange de la Pureté.

Pour un peu, Raguel lui aurait écrasé son poing sur le visage. Malheureusement, Krro se libéra à cet instant, et la pression de son aura se fit sentir à nouveau. Ils étaient trop proches ; les élémentaires de feu furent balayés. Il entendit Gabriel crier, puis Rémiel…

C’en était trop.

Les flammes se déployèrent en premier, formant un cercle autour d’eux trois. Puis son aura suivit, immensément plus grande que celle d’un archange. Il savait que ses yeux avaient viré au cuivre, que son sourire se faisait cruel – mais Il était libre !

« Encore un effort, ma petite », lança-t-il à Saâgh.

Celle-ci lui lança un regard stupéfait, puis le fusilla du regard, mais ne perdit pas de temps : se relevant, elle joignit son aura à la sienne et, ensemble, ils encerclèrent celle de Krro. Ce sale petit merdeux était peut-être un Élément primaire alors qu’eux dépendaient respectivement de Sei et de Lyth, mais seul, il ne pouvait pas faire face. L’incarnation était le grand égalisateur. Dans un corps, il n’était pas tellement plus puissant que Saâgh.

Frryl eut un sourire sauvage. Il allait détruire ce type qui avait tué un des leurs, qui avait menacé les siens, qui…

« Calme-toi ! s’écria la voix paniquée de Rémiel. Tu vas le tuer ! »

Il se retourna vers elle, voulant lui expliquer que c’était le but, qu’il voulait le faire souffrir… mais, en croisant le regard terrifié de la jeune femme, il réalisa que ce n’était pas elle qui avait parlé, et qu’elle le dévisageait avec une expression horrifiée.

« Raguel ? » s’étrangla-t-elle.

Frryl ne sut que répondre. Il ouvrit la bouche, bafouilla, puis réalisa que quelque chose d’étrange se passait du côté de Krro. Refaisant face à l’action, il repéra Saraqael, juste derrière l’Injustice, qui lui faisait un clin d’œil.

Feu rugit de rire. Cet imbécile rusé avait utilisé une illusion pour l’arrêter, se servant de la voix de Rémiel parce que c’était la seule qui le ferait réagir – et en effet, cela l’avait calmé. À présent, ils étaient proches du but, ils allaient réussir !

« Crève ! » cria Frryl.

Il y eut d’autres cris de protestation… et au lieu d’achever Krro, Feu retira la pression de son aura, à l’instant précis où Saraqael bondissait. Le sceau, préparé à l’avance avec l’aide de Bélial, se referma sur l’Élément primaire sans qu’il s’y attende et, quand il réalisa ce qui lui arrivait, il était trop tard.

Krro hurla, de toute la force de ses poumons, allant jusqu’à se déchirer la gorge. Il cria et cria encore, exprimant toute l’horreur du monde, la douleur terrible d’être un Élément coupé de lui-même, un esprit vide, sans âme et sans magie.

Saâgh se laissa glisser à genoux, puis se mit à ricaner, puis à rire.

« Je t’aime, bâtard, lança-t-elle à Krro alors que celui-ci s’effondrait face contre terre. Et, tu vois ? L’injustice frappe tout le monde, sans exception. »

 

***

 

Après ce terrible combat, le silence était presque irréel. Krro restait prostré au sol, agité de soubresauts, sans doute en état de choc. Gabriel ignorait à quel point être scellé s’avérait douloureux pour un Élément mais il nota de tenir Uriel loin de cet ennemi vaincu. L’archange du Vent n’avait pas besoin d’une sensation pareille dans son état.

Saraqael s’approcha de l’Injustice incarnée pour vérifier que le sceau tenait ; Bélial fit de même. Ils corrigèrent quelques détails, se concertant à voix basse alors que les autres se remettaient petit à petit, convergeant vers eux en silence. Gabriel décida résolument d’éviter Raguel, déterminé à ignorer l’énormité de ce qu’il venait d’apprendre tant qu’il ne serait pas rassuré quant au sort de Krro. Il vit les autres en faire autant ; le tour de Frryl viendrait bien assez vite.

Les démons respectèrent ce point de vue et, d’abord, Gabriel crut que la crise se passerait sans accroc. C’était compter sans Saâgh.

L’Élément Sang Se leva et marcha à grands pas vers l’archange du Feu pour lui mettre une gifle monumentale en pleine figure.

« Je peux savoir pourquoi Tu ne m’as pas dit tout de suite qui Tu étais ? s’écria-t-Il, furieux. Tu réalises les risques que J’ai courus en combattant Krro seul ?

— Du calme, belle dame, sourit Raguel avec une superbe qui ne lui était pas coutumière. Je suis intervenu, au final, n’est-ce pas ? Et puis, tu risquais juste de mourir, ce n’est pas dramatique.

— Je n’ai aucune envie de repasser par le stade de nourrisson, merci bien. »

Rémiel et Raphaël dévisageaient leur ami avec de grands yeux horrifiés, et Gabriel sentit un froid glacial lui étreindre la poitrine. Ils étaient certains à présent de ne pas avoir rêvé. Raguel n’était pas juste un archange avec un pouvoir dépassant l’imagination, il était le Feu en personne.

Gabriel crut défaillir. Depuis combien de temps…? Non, c’était une question stupide ; Raguel n’avait pas changé du jour au lendemain, il avait toujours été un Élément. L’archange de la Pureté se remémora la façon qu’il avait de prendre soin des anges de son clan – même des déchus, d’après certaines rumeurs auxquelles il n’avait jamais prêté foi – et la manière qu’avait Raguel de ne pas se montrer aussi respectueux qu’il le devrait envers Son Altesse Lyth.

Mais il était Son Élément-servant… Ne devrait-il pas être encore plus proche de Lui ? À moins qu’il n’ait une raison personnelle de ne pas L’apprécier ? Les doutes revenaient au galop avec cette nouvelle révélation. Lyth ne les considérait pas dignes de Sa présence et voilà que Ses propres Éléments-servants ne Se soumettaient pas à Lui !

Saraqael laissa Bélial se débrouiller avec le sceau pour s’approcher de Saâgh et Raguel, se tapotant le menton de l’index.

« Navré de Vous déranger. Que Vous Vous soyez entraidés ne semble pas Vous perturber. N’êtes-vous pas supposés servir des Éléments qui Se vouent une haine sans fin ? »

Saâgh prit l’air dubitatif. Raguel – non, Frryl – s’adressait à Lui au féminin. Était-ce une femme incarnée en homme ? L’idée troubla Gabriel, qui n’avait jamais envisagé que ce fut possible. Oh, bien sûr, ce n’était pas techniquement impossible, mais qui aurait pensé à agir de la sorte ? C’était contre-nature ! Mais, bien sûr, Saâgh était une créature de Sei.

Son expression moqueuse à la question de Saraqael réveillait néanmoins les peurs de Gabriel, plus encore que tout le reste. S’Il – ou Elle – prétendait que Lyth et Sei n’étaient pas ennemis… Son univers entier s’effondrerait. Quelle serait sa réaction en apprenant qu’ils n’avaient été que les pions d’une partie amicale ? Peut-être se laisserait-il juste tomber au sol pour mourir.

Sauf qu’il ne le pourrait pas, bien sûr. Il devait prendre soin de ses anges.

Frryl, heureusement, empêcha le Sang de parler en S’exprimant en premier.

« Les Éléments secondaires ne suivent pas forcément leurs Éléments créateurs. Saâgh a tendance à trahir tout le monde.

— Cela impliquerait que quelqu’un ait ma loyauté en premier lieu, grommela le vampire. Puis Tu peux parler ! Tu n’es pas exactement un exemple à suivre. »

Puis, comme s’Il réalisait soudain un détail :

« C’est Toi qui a effacé ses souvenirs comme une brute épaisse ! »

Gabriel cessa de les écouter, livide. Frryl avait trahi Lyth ? Dans ce cas, faudrait-il déchoir Raguel ? Mais comment, au juste ? Même lui ne pouvait pas prétendre savoir mieux qu’un Élément quel était le devoir de Celui-ci. Peut-être Lyth voulait-Il que le Feu reste changeant ? Après tout, Il L’avait créé ainsi…

Oh, il ne savait plus que penser !

« Si vous continuez, l’un de nous va faire un arrêt cardiaque », les interrompit Saraqael.

Pour une fois, Gabriel lui sut gré de son manque de respect, qui eut le mérite de faire taire les deux Éléments. Il n’aurait pas pu en supporter davantage.

Une main se posa sur son épaule. L’archange de la Pureté leva les yeux, croyant croiser le regard de Rémiel ou de Michaël ; mais c’était Ariel, qui lui souriait.

« Je sais, je suis un horrible déchu. Désolé.

— Je pense que nous avons dépassé ce genre de considération, à ce point », murmura Gabriel.

L’étreinte d’Ariel sur son épaule se resserra, comme pour l’ancrer dans la réalité. L’archange se redressa, époussetant ses genoux sans grand succès ; sa tenue blanche était souillée de terre et de sang. Sans doute l’Eden y gagnerait beaucoup en faisant combattre plutôt ses anges en noir, songea-t-il.

La main d’Ariel quitta son épaule, le faisant tressaillir. Ah, bien sûr, il était trop grand par rapport à son frère… Il ressentit une impression de manque pendant un instant, puis sentit le déchu agripper sa manche, veillant à ne plus rompre le contact.

Gabriel inspira. Puis, lentement, il approcha à son tour du petit groupe formé autour de Frryl.

« Saraqael. Le sceau tiendra-t-il ?

— Comme prévu, approuva l’archange du Soleil. Je savais que ce petit bijou servirait un jour. Il permet aux runes de se recharger d’elles-mêmes à la lumière d’Essiah, et Bélial les a modifiées pour qu’Elvion y additionne Sa propre puissance. Cela devrait lui permettre de tenir même de nuit et ce, quel que soit le stade de…

— Merci. »

Michaël, Lyth lui rende grâce, avait interrompu le flot incessant des explications techniques de Saraqael. Il parlait trop quand il était nerveux, et uniquement de sujets sans le moindre intérêt, comme par crainte de laisser échapper un détail important s’il venait à aborder autre chose que des généralités.

« Je pense que vous comprenez que nous allons devoir Remonter », dit Michaël à Belzébuth.

Celui-ci avait boité jusqu’à eux en s’appuyant sur Astaroth. Sa jambe était ouverte jusqu’à l’os, réalisa Gabriel, et trainait derrière lui, inutile. Il avait dû être pris dans l’aura de Krro pour avoir une blessure aussi grave.

Il n’était d’ailleurs pas le seul. Azazel semblait plus ou moins indemne, mais Astaroth arborait une balafre à l’aspect repoussant et son bras droit pendait sans vie à son côté, démis. Asmodée se tenait le ventre et, bien qu’elle marche comme si de rien n’était, la guérison de Gabriel percevait ses organes à l’air libre. Un des couteaux de Krro avait dû atteindre sa cible.

L’archange de la Pureté hésita. Il avait spontanément guéri ses pairs dès le combat terminé mais, même s’ils étaient alliés aux démons – pour une courte période – devait-il…?

« Je vais m’en occuper, lui chuchota Ariel. Ne t’inquiète pas. Les Abysses termineront le travail. »

Cette remarque le décida. Son frère voulait le décharger de la responsabilité morale d’une décision qu’il réprouvait – aider des Enfants de Sei ! Mais qu’est-ce qui lui passait par la tête ? Pourtant… C’était juste. Ils s’étaient bien battus. Sans eux, Krro aurait vaincu, avec ou sans l’aide de Frryl.

Et Gabriel ne voulait pas penser à Frryl.

« Un instant », dit-il donc à Michaël qui ouvrait déjà un Portail.

Il tendit les mains vers Belzébuth, qui eut un mouvement de recul instinctif. Ce faisant, il s’appuya sur sa mauvaise jambe et vira au gris, retenant de justesse un gémissement de douleur. Sans l’aide d’Astaroth, il serait tombé.

Avait-il cru que Gabriel allait l’exorciser ? … Sans doute était-ce ce que les Lois de Lyth recommanderaient.

L’archange se concentra cependant sur la guérison, poussant les plaies à se résorber. Belzébuth parut surpris mais regagna des couleurs. Puis, ce fut au tour d’Asmodée, qui grimaça – sa nécromancie ne devait pas apprécier un pouvoir issu de la Vie – et enfin d’Astaroth. L’immonde Bélial n’avait que des égratignures qu’il pourrait très bien soigner lui-même.

« Voilà. Pour l’épaule, il faudra la remettre en place.

— ’Rci. »

Belzébuth tenta de se tenir sur ses deux jambes, cilla, puis dévisagea Gabriel, évaluateur.

« Merci, je suppose. »

Puis, sans plus de cérémonie, il se tourna vers Michaël.

« Nous veillerons sur Krro jusqu’à votre retour. Je préfère cela dit Le ramener à Pandémonium, où nous pourrons prévoir une cellule plus solide.

— Nous Redescendrons dès que possible pour discuter de comment Le gérer à long terme. Et Saâgh ?

— Je Me débrouillerai sans vous, déclara l’Élément. Nysâh ne tardera pas à se rapprocher en constatant que le combat a pris fin, et Je préfèrerais M’éclipser avant qu’elle ne Me remette la main dessus. »

Astaroth eut un grondement interrogateur – Gabriel doutait que qui que ce soit d’autre soit capable d’émettre un tel son. Était-il vraiment une créature intelligente ou en donnait-il juste l’impression ? Il était si sauvage qu’il ne paraissait pas capable de pensées complexes.

« Non, Je ne retournerai pas à Ambrosis, lui répondit Saâgh. Il paraît que d’autres Se sont incarnés et J’ai des comptes à régler. Je passerai peut-être te rendre visite à l’occasion, si tu le permets. »

L’archidémon du Sang hocha la tête. Pour la première fois, l’Élément sourit sans que ce soit par dérision ni par malice. Cela Le rajeunissait terriblement, et L’adoucissait aussi. Les joues de Gabriel se colorèrent lorsqu’il se souvint qu’Il était peut-être femme. Vraiment, il préférait ne pas savoir !

Saâgh S’éloigna alors, slalomant entre les ruines. Les elfes n’étaient pas tous partis, sans doute en profiterait-Il pour Se nourrir. Déjà, Son aura immense avait disparu, masquée par la force de Sa volonté, et Il ne paraissait plus être qu’un vampire comme les autres, peut-être un peu plus gringalet que la moyenne.

Combien d’autres Éléments Se promenaient parmi eux sans qu’ils en aient conscience ?

« Sommes-nous prêts à y aller ? » demanda Michaël à la ronde, interrompant là ses réflexions.

Ariel fit alors un pas en avant, sans lâcher la manche de Gabriel qu’il tenait toujours.

« Pouvons-nous venir ? Je veux dire, moi et Lucifer. Je sais que nous sommes des déchus, mais nous aussi, nous connaissons Raguel depuis toujours, et je veux savoir. De plus, Uriel voudra elle aussi être présente, et elle est toujours archange. »

L’idée de permettre à des déchus de Monter serra le cœur de Gabriel. D’un autre côté, égoïstement, il ne voulait pas se priver de la présence d’Ariel – pas maintenant. Il se sentait dépassé et ne pensait pas que les explications de l’archange du Feu apaiseraient ses doutes, au contraire.

« Je suis désolé, mais je ne peux pas le permettre, déclara Michaël.

— Alors ne pourrions-nous pas nous installer en Bas pour discuter ? Ou dans l’Univers ? » insista Ariel, passant carrément son bras autour de celui de Gabriel, comme pour s’y agripper.

Raphaël baissa la tête.

« Uriel au moins devrait être là. »

Rémiel n’ouvrit pas la bouche. À vrai dire, l’archange de la Pureté commençait à s’inquiéter de son silence. Elle, toujours si déterminée, semblait avoir perdu son esprit combatif.

« Uriel, oui, s’entendit confirmer Gabriel à voix haute. Mais Lucifer ? »

Il n’osa pas soulever le sujet d’Ariel. Il l’avait fait Tomber lui-même, et savait donc de première main à quel point il était coupable. Cependant, il avait besoin de sa présence dans ce moment difficile. Ironique, étant donné que ses doutes avaient commencé avec sa Chute. Il n’en pouvait plus.

« Je dispose d’un domaine dans le monde des humains, les informa Saraqael, l’air de rien. Il n’est pas très spacieux mais pourra contenir neuf personnes. »

Ariel leva un regard implorant vers Michaël, qui fronça les sourcils. Au grand soulagement de Gabriel, cependant, Lucifer secoua la tête.

« Allez-y sans moi. Je vous enverrai Uriel.

— Très bien, confirma le régent de l’Eden. Ariel, tu peux nous suivre. »

Le Prince-démon s’éclaira et Gabriel eut le plus grand mal à se retenir de sourire. Il ne lui parlerait pas amicalement, bien sûr, mais il ne le repousserait pas non plus et profiterait de sa présence. Quel repos… Incroyable de constater à quel point l’absence de son frère créait un manque dans sa vie de tous les jours.

« Très bien, déclara Saraqael. Dans ce cas, suivez-moi. Lucifer… »

Il énuméra les coordonnées de sa demeure pour que le Déchu leur envoie Uriel puis, sans attendre, il Traversa. Michaël le suivit et, après un coup d’œil à Ariel, Gabriel en fit autant. Ils déployèrent leurs ailes pour Monter et durent donc s’écarter, les plumes noires du Prince-démon jurant dans l’immaculé des leurs. Cependant, ils restèrent côte à côte, et dès que l’archange du Soleil signala qu’ils étaient arrivés, ils se retrouvèrent.

La demeure était en effet modeste pour l’époque, mais avait l’avantage d’être entourée d’un grand jardin aux hautes haies qui rendit leur arrivée discrète. Les concierges leur avaient préparé un salon, comme s’ils avaient été prévenus de leur arrivée – connaissant Saraqael, c’était le cas.

Ils s’assirent, Gabriel et Ariel sur un canapé et les autres sur divers fauteuils. Du thé fut servi, avec beaucoup de citron. L’archange de la Pureté passa le miel à Ariel alors que Michaël ordonnait ses pensées.

« Saraqael, lança l’archange de la Lumière d’un ton sec. Tu ne feras croire à personne que tu n’étais pas au courant.

— En effet, répondit le concerné au plus grand choc de Gabriel.

— Et tu ne n’es pas senti obligé de me prévenir. »

L’archange du Soleil fusilla Raguel du regard.

« Un certain Élément m’a aimablement interdit d’en parler. Mais ne devrions-nous pas attendre Uriel ?

— Très bien. »

Tous deux continuèrent cependant à converser à voix basse. Raphaël tenait Rémiel par la main, nota Gabriel, sans avoir le cœur de le leur reprocher. Comme lui, ils cherchaient le réconfort où ils le trouvaient.

Sans le réaliser, l’archange de la Pureté ferma les yeux. Il se sentait très fatigué – et, rapidement, il sombra.

 

***

 

Ysk avait grimpé sur le bâtiment le plus haut qu’il avait pu trouver dans la ville en ruines, habitude prise à Pandémonium. Dans les cités elfiques, trouver un point élevé n’était pas facile puisque leurs habitations ne comprenaient qu’un étage, mais il avait escaladé ce qu’il restait de la muraille et s’était installé en haut d’une tour de guet. Il pouvait ainsi voir la majorité de la ville, les anges et les démons qui patrouillaient semblables à des poupées vus depuis ce perchoir.

La situation n’était pas glorieuse.

Les murs délabrés ne seraient pas réparés avant des années – et, encore. Tant de guerres, tant de morts, de fils coupés, et pour quoi ? Une idéologie qui ne verrait jamais le jour.

L’échec de Nataos serait plus qu’une tentative avortée. Il avait raidi d’autant la position des traditionalistes qui, dorénavant, réprouvaient la présence des drows, mais aussi des métis. L’aide apportée par les anges et les démons, tardive, donnait une impression d’opportunisme, d’autant plus qu’elle était très militarisée ; ils avaient l’image d’occupants plutôt que de sauveurs.

Enfin, ni les anges ni les démons n’étaient connus pour leur sens aigu de la communication. Les premiers méprisaient ce qui n’était pas créé par Lyth, sans se préoccuper de le comprendre, et les seconds étaient persuadés que leur comportement avait des raisons évidentes pour tout un chacun. La subtilité n’était pas leur fort.

Ysk détestait les vampires mais il devait avouer qu’eux au moins disposaient d’une certaine sensibilité envers les étrangers, peut-être parce que leurs Infants pouvaient venir de n’importe quelle race – sauf les anges, bien sûr. Un ange transformé en vampire serait automatiquement déchu. Ysk se demanda si les ailes resteraient blanches si la transformation avait eu lieu avant le jugement.

Peut-être aurait-il dû revenir plus tôt. Il n’aurait pas pu influencer le comportement de Belzébuth, moins encore celui de Michaël, mais Kawa au moins l’aurait écouté et il aurait eu le mérite d’essayer. Au lieu de quoi, il avait préféré se cloîtrer dans l’Au-Delà pour attendre que tout sang quitte ses veines. La tentation de la Soif était d’autant plus forte quand son corps était rendu en partie vivant par la nourriture.

Il n’avait ni pu s’absenter assez longtemps pour que son corps redevienne mort, ni empêcher la catastrophe d’arriver. Il déploya ses ailes pour se laisser porter par le vent jusqu’au sol. Voilà le seul point au sujet duquel il éprouvait un certain bonheur quant à sa transformation : la capacité de voler. Il avait encore du mal, pas à cause de la technique mais parce que comme toute créature née pour garder ses deux pieds sur terre, il avait tendance au vertige. Cela s’estompait à chaque chute car, malgré la douleur, il se reconstituait.

Il fit jouer ses ailes, profitant de les avoir utilisées pour les étirer. Elles étaient subtilement différentes de celles des démons, peut-être plus grandes, plus sombres aussi ; la peau en était noire plutôt que brunes. Avec un soupir, il les contracta à l’intérieur de son dos et referma sa cape pour se protéger du froid. Elles étaient trop encombrantes et amenaient trop de questions pour qu’il les garde visibles.

Il retourna vers le quartier général – nom un peu pompeux pour une ancienne auberge, seul bâtiment assez grand pour contenir l’ensemble des archanges et archidémons. Ces derniers étaient revenus seuls mais triomphants et, de ce qu’Ysk avait compris, les archanges les rejoindraient le lendemain. Qui sait, cette histoire pourrait encore avoir des conséquences bénéfiques quant aux relations entre les Abysses et l’Eden…

« Ah, te voici, gamin. »

Ysk tressaillit. Il savait bien sûr que Skady faisait partie des prisonniers, mais il l’avait évité jusque là. Le Doyen éveillait chez lui des sentiments trop contradictoires pour qu’il veuille les trier, en particulier dans des circonstances si étranges.

« Eh bien, on ne me répond pas ? »

Un garde s’approcha pour le faire taire, mais Ysk lui fit signe de rester à l’écart. Par chance, il s’agissait d’un démon de Pandémonium, qui l’avait vu souvent en compagnie d’Asmodée ; il obéit.

Le jeune homme au visage d’enfant se rapprocha du Doyen, qui était assis comme les autres en tailleur mais ne s’était pas départi de son sourire malgré sa position de faiblesse.

« Que veux-tu ? lui demanda Ysk.

— Juste te féliciter. On dirait bien que tu as gagné, gamin. »

Ce nom, auquel il avait été pourtant habitué durant son enfance, le hérissait particulièrement quand il était prononcé par Skady. Le Doyen rit.

« Ne sois pas tant en colère. Tu as construit quelque chose. Tu n’es plus l’enfant perdu qui a reçu mon sang. Tu n’es plus le jeune vampire qui cherchait à quoi se consacrer. Je ne suis pas sûr que tu l’aies réalisé, mais tu as trouvé ta voie. »

Ysk n’en était pas aussi certain, mais il ne comptait pas perdre de temps en argumentant avec lui. L’homme était trop obstiné.

« Ah, ne fais pas cette tête-là. Quand tu arriveras à mon âge vénérable, tu souriras toi aussi en voyant les jeunes se chercher. »

Il y avait une certaine mélancolie derrière ces mots, malgré le sourire irritant que Skady continuait à afficher.

« Nysâh vous exécutera dès que vous serez de retour à Ambrosis. Pourquoi ne pas vous enfuir ? »

Ysk ne se faisait pas la moindre illusion quant à la capacité des démons à tenir cet homme prisonnier. Certes, les archidémons et les archanges sauraient lui tenir tête, mais il aurait le temps de filer avant qu’ils ne soient prévenus, dût-il essayer.

« Je connaissais les risques quand je me suis lancé dans cette aventure, et je m’y suis engagé entièrement. Me soustraire aux conséquences n’aurait guère de sens, d’autant plus que je ne vois pas où je pourrais fuir. Vivre seul et caché ne m’enthousiasme guère. Au moins Nama tombera-t-il avec moi. »

Ysk haussa les sourcils.

« N’est-il pas votre héritier ?

— Le système de passation de pouvoir notre Maison ne fonctionne pas ainsi. D’ailleurs, d’un point de vue familial, tu aurais autant de prétentions que lui au titre, n’est-ce pas ? »

Le vampire de la Mort se figea, pris par surprise. Certes, comme il avait été transformé grâce au sang de Skady, il était en quelque sorte son Infant, mais cette pensée était étrange – et, surtout, impliquait des vérités qu’il refusait d’accepter.

« Ne soyez pas ridicule ! protesta donc le jeune homme. Je ne suis même pas un vrai ska ! »

Dans sa colère, il avait sifflé ce dernier mot, aussi la tirade fit-elle rire Skady à nouveau.

« Ah, tu es bien de mon sang, Ysk Ezrjl. »

Le souffle du jeune ska s’arrêta. Il ne respirait que par pure habitude, son corps étant mort, et le choc le laissa figé dans une immobilité irréelle. Son regard croisa celui du Doyen déchu – et leurs iris avaient la même couleur rouge, et leurs visages avaient des traits si semblables, et leur sang était le même.

Lentement, imperceptiblement, Skady pencha la tête en avant, une main posée sur son cœur. C’était un salut, mais qui appelait à une réponse et, pendant quelques instants, Ysk hésita. Il avait toujours refusé son héritage vampirique, qui lui avait été imposé de la pire manière qui soit. Le tatouage qu’il portait sur le bras, cet infâme 33-9-SKA qui entachait sa peau, le démangeait comme s’il s’agissait d’un parasite. Il allait même jusqu’à refuser de Boire pour ne pas être un vampire !

Mais, en même temps… Il était fier d’avoir gagné le respect d’un homme aussi difficile que Skady. Sans doute aussi ressentait-il un besoin instinctif de se trouver une figure paternelle, que Peryn n’avait jamais pu ni voulu incarner. Le Doyen était la pire personne pour remplir ce rôle – mais Ysk ne parvenait pas à se sortir de la tête qu’il lui était redevable. Peut-être était-ce instinctif, peut-être qu’il était son Primogène… en tout cas, il y avait quelque chose.

Le vampire de la Mort serra les dents. Puis, un sourire froid vint lui ourler les lèvres, faisant ressortir plus encore leur ressemblance alors qu’il s’inclinait pour rendre à Skady son salut.

 

***

 

Nama avait survécu, sans trop savoir comment. Dès que la situation était devenue désespérée, il avait tenté de se fondre dans le décor et Wir avait joué en sa faveur. Il espérait ne pas avoir épuisé ses réserves de chance – qu’il aurait volontiers troquées contre le retour de Renaeyle… mais personne n’influençait le Destin.

Une fois loin de la cité, il avait volé sans scrupules la première wyverne qu’il avait trouvée et avait rejoint les coordonnées qui lui étaient les plus familières : celles de la Maison d’Ezrjl. Il y avait abandonné l’animal pour plonger dans l’Entre-mondes et, à présent, les portes de leur ville se dressaient devant lui. Il était vivant. Il était indemne.

Il ne voulait plus jamais entendre parler de Kawa, de Nataos, ni d’aucun elfe.

Avec un soupir, il pénétra dans la cité de briques noires. Si Wir continuait de l’épauler, personne ne lui demanderait ce qu’il était advenu de Skady ; il ne saurait pas leur répondre.

 

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