Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 16
« Kerosin, le Chaos, qui n'a droit qu’à un seul élémentaire par cycle, choisit celui-ci avec soin. Une autre démonstration évidente du choix personnel qu’un Elément fait de Ses élémentaire est l’Aveu angélique (voir chapitre suivant). »
– Théorie des êtres et de la magie, Saraqael –
Essiah rayonnait en son zénith, écrasant de sa chaleur ceux assez téméraires pour l’affronter. L’été était un peu précoce pour un cercle si Haut, mais après tout la météorologie n’était pas une science exacte. Raguel ne s’en plaignait pas ; depuis le départ de Michaël, Gabriel et Saraqael, Descendus avec Uriel pour rejoindre les archidémons, il se prélassait à l’extérieur, comme si la température était normale. Raphaël n’aurait pas dû s’en étonner, venant d’une personne qui appréciait de s’allonger dans sa cheminée quand un feu y brûlait.
Dorénavant, il savait pourquoi.
Non, il exagérait ; tous les anges de feu aimaient toucher des flammes et se sentaient à l’aise quand ils étaient exposés à de fortes températures, de la même façon que lui adorait se tenir sur un toit durant les orages. Les êtres magiques étaient rassurés par la présence de leur Élément tutélaire.
Les créatures du Feu avaient cependant la particularité de ne pas supporter l’Élément contraire. Oh, ils n’aimaient pas être mouillés, mais pouvaient le tolérer. Par contre, il en allait autrement du froid. Les sensibilités divergeaient. Pour les moins proches du Feu, les températures basses étaient juste dérangeantes, comme pouvait l’être une démangeaison. Pour d’autres, par contre, entrer en contact avec de la glace était intolérable – et Raguel faisait partie de ceux-là.
Raphaël se demanda si c’était parce que Frryl détestait Asmil, et si les personnes qui avaient des pouvoirs de Glace subissaient le phénomène inverse.
« Viens t’installer ici au lieu de me regarder », l’appela Raguel en tapotant l’herbe à ses côtés.
Son sourire restait pareil. En temps normal, Raphaël n’aurait pas hésité à aller s’affaler avec lui pour râler ensemble sur les principes trop rigides des anges de Gabriel, ou juste pour se taire en regardant les nuages. Mais maintenant…
Raguel le considérait-il réellement comme un ami ? Ou était-ce un rôle, comme ce masque qu’il portait en tant qu’archange, toujours calme et placide ? Frryl était-Il ainsi aussi ? Raphaël en doutait. Le sourire que l’Élément avait arboré en mettant Son ennemi à terre était du genre à donner des cauchemars aux enfants. Il convenait mieux à un croque-mitaine qu’à un Élément-servant de Lyth.
« Raphaël, soupira Raguel. Viens ici. Il faut qu’on parle. »
L’archange de la Foudre céda, se laissant tomber dans l’herbe sans cérémonie. Quelqu’un allait encore piquer une crise parce qu’il y aurait des taches vertes sur sa tunique. Au moins celle-ci n’était-elle pas blanche, pour une fois ; Saraqael les avait laissés se servir dans ses vêtements de rechange, plus passe-partout que leurs uniformes angéliques. Pourquoi Ksah gardait-il chez lui des vêtements trop grands, d’ailleurs, considérant que Raphaël avait pu s’habiller sans problème ?
Plus perturbant, pourquoi avait-il des vêtements féminins dans ses armoires ?
Cette idée occupa son esprit durant sept intéressantes minutes, avant que son regard ne retombe sur Raguel, qui le regardait en souriant.
Il avait envie de lui arracher ce sourire à coups de dents et préférait ne pas songer à ce qu’en penserait Rémiel. La jeune femme gardait la chambre depuis la veille au soir et n’avait accepté de parler à personne. Raphaël savait ne pas être assez roux ni assez chaleureux pour entendre des confidences et s’était donc contenté de ne pas la lâcher de la nuit, histoire d’être certain de la retrouver en un seul morceau le lendemain. Dans d’autres circonstances, cela aurait pu paraître suspect, mais Gabriel avait bien dormi sur un canapé avec son frère déchu. Le monde devait devenir fou.
« Je n’ai pas changé depuis hier, tu sais, dit Raguel. Ou depuis la semaine passée.
— N’essaie même pas de me faire tourner en bourrique. Tu as changé.
— La perception que tu as de moi a changé. Mais moi pas. »
Raphaël arracha une poignée d’herbe pour se passer les nerfs.
« Tu joues avec les mots.
— Non. J’ai toujours été Frryl. Saraqael peut te donner des détails sur le sceau, donc je suppose que je peux te les dévoiler… aussi parce que celui-ci se fissure chaque fois qu’il saute. Je ne pensais pas que ce serait possible, mais rien n’est parfait. »
L’archange de la Foudre leva le nez pour croiser son regard – brun, paisible, normal. Ksah ! Ne pouvait-il pas prendre un instant l’air de psychopathe qu’il arborait la veille ? Cela ressemblait à un rêve, mais les émotions qui l’agitaient étaient bien trop réelles pour qu’il fasse mine d’oublier que Raguel était Frryl, tonnerre des cieux !
« Ce n’est pas de la comédie, ou pas seulement, continua Raguel. Pour ce cycle, J’ai décidé d’essayer une nouveauté et de devenir un ange, avec le caractère correspondant. Pour éviter les débordements, Je Me suis donc scellé Moi-même. »
Son sourire ne bougeait pas alors qu’il parlait, et un sentiment de malaise profond commença à envahir Raphaël.
« Mais J’ai été un peu trop loin, peut-être ? continua l’Élément. Je ne peux pas parler du sceau. Je ne peux pas dire qui Je suis. Jusqu’à récemment, Je ne pouvais pas expliquer ce que J’avais fait, même à ceux qui avaient deviné.
— Saraqael.
— Oui. Avec ses essions, il voit toujours tout, et il y en avait un présent quand J’ai été enlevé par Mes anges. »
L’archange de la Foudre écarquilla les yeux, relevant le nez de l’herbe qu’il triturait.
« Tu veux dire que tu es devenu Frryl à ce moment-là ? Enfin, je veux dire…
— Oui, le sceau a cédé ce jour-là. »
Raphaël plaignait presque les anges en question. Vouloir s’en prendre à un archange était déjà difficile, mais cela restait compréhensible – après tout, eux-mêmes s’étaient retournés contre Lucifer quand ils l’avaient déchu, et à raison. Mais se retrouver face à son Élément tutélaire, furieux, après s’en être pris à Lui sans le savoir…
« La plupart s’en sont sortis, lui rappela Raguel.
— Et ils savaient ?
— Ils n’auraient rien dit. »
Raphaël grimaça. Non, bien sûr que non… qui l’aurait fait ? Avoir encouru Sa colère une fois devait suffire. Au-delà de la peur, ils avaient dû ressentir une admiration sans bornes.
Imaginer se retrouver face à Ksah… Voilà qui serait fascinant, davantage même que les vagues souvenirs qu’il gardait de Lyth. Lyth était leur créateur, oui, et Il avait fait d’eux des archanges et leur avait offert Ses lois. Mais, au jour le jour, ce n’était pas Sa présence que Raphaël ressentait ; ce n’était pas Sa magie qui le soutenait en combat ; ce n’était pas dans la cathédrale d’Alun Hevel qu’il se sentait chez lui.
Comme toute créature magique, il vivait avec l’Élément qui emplissait son aura. La Foudre le détendait, le protégeait. Lyth était bien plus abstrait à ses yeux, alors qu’il L’avait rencontré en personne.
Pour les anges saints, cela devait être fort différent, puisqu’ils dépendaient uniquement et entièrement de Lyth. Pas étonnant que Gabriel Lui soit dévoué corps et âme.
« Donc, même toi tu ne pouvais rien dire, résuma Raphaël. Tu réalises que ça ne change rien au fait que tu nous aies menti depuis le début ?
— Je suis désolé. »
Raguel hésita, réajustant des plis imaginaires dans sa tunique.
« Tu sais, ce n’était pas entièrement un mensonge. Mon tempérament est différent, en tant que Frryl, mais mes sentiments sont les mêmes. La colère que je ressens envers Krro, elle est bien là. »
Il se toucha la poitrine.
« Mais nous l’exprimons différemment. Il en va de même pour l’amitié que je ressens envers toi. Sans le sceau, j’agirais d’une autre manière, mais je te considèrerais quand même comme mon meilleur ami. »
Raphaël ne savait pas s’il devait le croire ou non – après cet énorme mensonge, c’était difficile de lui accorder à nouveau sa confiance – mais ses mots le soulagèrent. Qu’ils soient vrais ou non, au moins, ils prouvaient qu’il était important aux yeux de Frryl, assez pour qu’Il veuille conserver le lien qui les unissait.
« Ça ne redeviendra jamais comme avant », dit-il cependant.
Raguel lui renvoya un sourire si placide, avec un regard si triste, qu’il s’en sentit transpercé.
« Je sais. »
L’archange de la Foudre prit une inspiration et se releva, frottant son pantalon pour en chasser l’herbe.
« Écoute, on verra bien ce qu’il en sera. Tu sais que je ne suis pas du genre à me prendre la tête pour rien. »
Raguel le regarda avec espoir. Raphaël lui répondit en fronçant les sourcils.
« Mais, mon cher, tu vas tout de suite te lever et aller parler à Rémiel. Elle mérite mieux que ton silence. »
Cette fois, le sourire constant de l’archange du Feu disparut pour laisser place à une expression désemparée. Raphaël eut presque pitié de lui, mais il se rappela que Raguel avait provoqué cette situation tout seul comme un grand.
« Tu m’as dit un jour que tu ne pouvais pas l’épouser dans l’état actuel des choses, et maintenant, je sais pourquoi. Tu ne pouvais rien lui dire, mais tu ne voulais pas aller plus loin tant qu’elle ne savait rien, je me trompe ? »
Il considéra le silence de Raguel comme une confirmation.
« Alors, lève-toi, va la rejoindre ! continua Raphaël. Elle doit penser que Raguel n’est qu’un masque, un jeu. Elle est en miettes ! Je n’aurais pas dû avoir à te le dire moi-même. Je n’aurais jamais cru que le Feu était pleutre. »
Raguel baissa la tête, l’air toujours aussi perdu, malgré la provocation.
« Pas en temps normal, non, murmura-t-il enfin après quelques instants. Mais ce n’est pas juste le mensonge, Raphaël ! Je vous adore, tous autant que vous êtes, et peu m’importe que vous ne soyez pas des Éléments. La plupart d’entre eux sont horribles, moi compris. Mais… »
Il déglutit et tourna son visage vers le soleil, levant la main pour indiquer le ciel.
« Essiah est Mon fils. Tu le sais, n’est-ce pas ? »
Raphaël cilla. Certes. Raguel ne se contentait pas d’être un Élément – il avait un bagage correspondant. Essiah et les étoiles étaient les enfants de Frryl et de June… le reste de l’équation se mit tout seul en place.
« Tu étais le compagnon d’Astres et elle t’a abandonné pour Justice.
— Ça met un sacré coup à l’ego, en plus d’être douloureux. Je ne lui ai pas encore pardonné, ni à Amhoï. »
Raphaël se mordit la lèvre.
« Est-ce que tu l’aimes encore ? »
Raguel ne répondit pas. Furieux, l’archange de la Foudre lui attrapa le col pour le secouer.
« Bon sang, Frryl ou pas, je vais te mettre mon poing dans la figure si tu as joué avec Rémiel pendant tout ce temps alors que tu en aimes une autre !
— Ce n’est pas si simple ! cria l’archange du Feu, et ses yeux étaient cuivrés à nouveau plutôt que bruns. Que vous soyez mortels ne change rien à mes sentiments, mais… Niéh Se réveillera un jour. Il finit toujours par venir. »
Et alors, les Trois mondes seraient détruits et ils mourraient – Raguel, Michaël, Rémiel, ils seraient détruits. Cependant, réalisa Raphaël, Frryl reviendrait. Il Se souviendrait d’eux, et pleurerait peut-être leur mort ; mais Il leur survivrait.
« June est spéciale pour Moi, ça ne changera jamais, avoua le Feu. Mais Elle ne Me reviendra pas aujourd’hui, ni demain, peut-être même jamais. Je ne peux pas changer Mes sentiments envers Elle, Raphaël, mais Je ne vais pas non plus M’asseoir là et L’attendre. Par ailleurs, Rémiel…
— Quoi, Rémiel ? Elle n’est pas assez bien pour un Élément ?
— Elle aussi, elle est spéciale, termina maladroitement Frryl. D’une autre façon, c’est tout. »
Raphaël le scruta sans savoir s’il devait être en colère ou atterré. La personnalité de l’Élément lui avait paru si impressionnante, lors du combat, et Son sourire cruel, Son rire moqueur l’avaient frappé. À présent, il était une tout autre personne, à la fois moins mature et moins arrogant.
« Tu as intérêt à ne pas lui faire de mal, marmonna enfin l’archange de la Foudre.
— Cela n’a jamais été Mon intention. Je l’aime, tu sais ? »
Frryl n’était pas très doué pour les relations avec les gens. Raguel semblait plus stable, plus rassurant… Les anges lui faisaient spontanément confiance.
Raphaël n’était pas sûr de vouloir savoir ce qui avait poussé Frryl à transformer Sa personnalité à ce point. Avait-Il tant besoin d’être entouré ?
« Tu comptes profiter de ta relation avec Rémiel durant ce cycle, puis voir ce qu’il en est de June ? »
L’Élément ne répondit pas, ce qui voulait tout dire. L’archange de la Foudre soupira.
« Fais juste attention à elle, Raguel. Et à toi aussi. »
L’archange lui fit un sourire penaud qui se transforma en son éternelle expression placide, alors que ses yeux redevenaient bruns et que son langage corporel changeait. Raguel se leva, s’étirant sous les rayons d’Essiah.
« Bien. Il ne me reste plus qu’à aller lui parler. »
Raphaël lui souhaita bien du courage.
***
Trois jours avaient passé depuis la capture de Krro et la Ronde était réunie. Les Doyens étaient assis tout autour d’une grande table en bois brillant ; le sol avait été ciré, les murs lavés à grande eau, et chaque pendant des hauts lustres avait été frotté jusqu’à paraître animé d’une vie propre tant il brillait.
Nysâh triomphait, alors même que sa situation n’avait jamais été aussi instable. Pour une fois, elle n’avait eu aucun mal à faire se déplacer les différents Doyens – et elle doutait que cela ait beaucoup à voir avec la fonte de la neige. Les Ezrjl avaient envoyé un représentant qui cachait son visage sous la lourde capuche des Ramasseurs, le statut le plus bas de leur Maison, afin de montrer à la fois qu’il représentait celle-ci dans son ensemble et qu’il n’avait pas l’ambition de remplacer Skady comme Doyen.
Ce dernier était aussi présent, bien sûr. Nysâh n’avait pas vu l’intérêt de le débarrasser des chaînes que les anges lui avaient imposées autour des poignets, ni de lui donner l’opportunité de se changer. Elle-même avait à peine pris le temps de se passer un linge humide sur le visage avant de rejoindre la Ronde, qui avait été invitée par Ajven, prévenu de son arrivée imminente. Si sa mise indisposait les Doyens, qu’ils la critiquent. Elle au moins avait les joues roses, la Soif ayant cessé de lui tirailler le ventre grâce à Saâgh – même si cette saleté d’Élément avait réussi à lui filer entre les doigts.
« Tout le monde est là ? demanda-t-elle sans prendre de gants. Parfait, nous pouvons commencer. Que chacune de vos Maisons renvoie ses racoleurs dans l’Univers. Les démons nous laisseront passer et les anges ne nous poseront pas de problème pour l’instant. Réinstallez-vous et réapprovisionnez-vous, en restant discrets. Par contre… »
Elle posa les mains à plat sur la table, se penchant par-dessus celle-ci pour appuyer ses paroles.
« Je vous interdis de reprendre les territoires perdus qui sont tombés entre les mains des anges. Faisons-nous oublier. Avec un peu de chance, cela les dissuadera de nous agresser tant qu’ils sont occupés ailleurs. »
Un cœur de protestations éclata. Elle les laissa faire pendant exactement dix secondes avant de dégainer l’une de ses dagues. Les armes étaient exclues de la Ronde, mais les Doyens avaient tant l’habitude que les lames pendent à sa ceinture qu’ils n’avaient pas réalisé qu’elle les portait avant d’en voir une à l’air libre.
Nysâh joua avec, nonchalante, testant la pointe du bout du doigt. Une odeur de chair fondue se répandit ; elle en garderait une petite cicatrice sur l’index. Puis, elle rengaina son arme.
« Avez-vous fini ? »
Pas de réponse.
« Parfait. Alors exécution. La priorité n’est pas à vos querelles, messieurs ; nous devons réapprovisionner Ambrosis. »
Plus personne n’osa protester. Bien.
Elle ne développa pas ce qui s’était passé dans les Hauts Cercles ; chaque Doyen avait son propre service d’informations et ils connaissaient déjà l’essentiel – Krro S’était incarné et avait été capturé. Les anges et les démons s’étaient alliés, même de façon provisoire. Et, surtout, Nysâh avait été présente.
De plus, Skady avait échoué, l’elfe qu’il soutenait avait été fait prisonnier et son armée mise en déroute. Accessoirement.
« Point suivant. Celui-là… »
Elle pointa Skady du menton.
« … ne restera pas Doyen. Il a désigné son héritier il y a quelques jours. Je suggère aimablement à la Maison Ezrjl de prendre contact avec celui-ci ou de se débrouiller. »
L’homme à la capuche de Ramasseur garda le silence mais hocha la tête de haut en bas pour faire savoir qu’il prenait acte de ces nouvelles.
« Parfait. Vous pouvez repartir sur vos terres avec le prisonnier. Tuez-le de la manière que vous voulez, enfermez-le, faites-en ce que vous voulez, mais s’il réapparaît devant moi je me chargerai moi-même de le réduire en pièces. En commençant par les jambes. Tranche par tranche. »
Plusieurs Doyens évitèrent ostensiblement de regarder sa main droite, toujours posée sur la garde de sa dague. Le message était passé.
« Parfait ! Eh bien, je pense que ce sera tout pour cette session…
— Avec tout le respect… »
Hji Vlesihj s’était levée, imperturbable. Elle était Doyenne longtemps avant que Nysâh ne devienne Reine Rouge et ne se laissait pas impressionner par ses menaces. Sa Maison était la seule qui s’était assez bien organisée pour ne pas trop souffrir de la Soif, et elle arborait elle aussi une couleur de peau saine, contrairement aux autres dont l’esprit était embrouillé par la Faim.
« Nous vous écoutons.
— Vos ordres seront suivis à la lettre, Votre Altesse, dit Hji Vlesihj, mais soyons clairs : cela ne vous dispense en rien d’être fidèle à la parole que vous nous avez donnée. Nous vous avons offert un délai pour produire un héritier, et celui-ci est presque écoulé. Le solstice d’été approche. »
Nysâh dut se faire violence pour ne pas se crisper.
« Bien sûr, Hji Vlesihj. Je ne l’oublie pas. »
La Doyenne approuva en silence, puis se dirigea vers la sortie. Les autres la suivirent un par un, jusqu’au Ramasseur qui attrapa Skady par le bras pour le traîner à sa suite, et Nysâh resta seule avec un goût de cendres dans la bouche.
***
Rémiel était assise sur le bord de son lit. Quand elle s’était réveillée ce matin-là, Raphaël la tenait encore serrée contre lui, présence stable et rassurante dans un univers qui ne cessait de s’effondrer depuis quelques mois. Elle avait toujours pensé que, si l’Eden se transformait au point de ne plus être l’Eden, si les démons gagnaient la guerre, si Lyth Lui-même leur annonçait officiellement qu’Il les abandonnait… eh bien, il lui resterait toujours ses presque-frères. Qu’eux seraient immuables.
La Chute de Lucifer remontait à longtemps, à présent, et Michaël s’était intégré à leur groupe. Oh, il y avait des tensions : Gabriel et Raguel ne pouvaient pas se supporter – même si ce dernier le montrait juste en adoptant son comportement le plus crispant aux yeux de l’archange de la Pureté – et aucun des deux n’appréciait Saraqael, qui le leur rendait. Mais, sans ces petites particularités, ils ne seraient plus pareils à eux-mêmes.
Et voilà qu’à présent, au pire moment possible, alors que l’Eden tremblait sur ses fondations, qu’Uriel était partie, que Lyth était plus éloigné d’eux que jamais… Raguel n’était pas Raguel.
La belle archange ferma les yeux et inspira, puis expira, essayant de réguler sa respiration pour se calmer. Elle avait chassé Raphaël hors de la chambre afin de se changer et avait fait sa toilette, puis s’était retrouvée incapable de sortir. Elle aurait dû hurler, elle aurait dû attraper Raguel par le col et le secouer, lui faire avouer ses mensonges – mais elle n’en trouvait pas la force.
Régulièrement, elle essayait de se raisonner. Rester assise là ne servirait à rien. Si elle ne parvenait pas à affronter l’archange du Feu, elle pourrait au moins se changer les idées ; le travail ne manquait pas, et elle avait songé à accompagner Michaël auprès des démons en tant qu’ambassadeur, au lieu de Gabriel. Celui-ci avait besoin d’une pause et elle doutait que fréquenter Belzébuth améliorerait son opinion des enfants de Sei – et puis, il avait déjà fourni tant d’efforts ces derniers temps…
Cependant, dès qu’elle approchait de la porte, son cœur s’emballait à l’idée de croiser Raguel, et elle courait se rasseoir.
Rémiel soupira. Elle détestait se montrer faible. Uriel, pourtant la plus douce, la plus fragile d’elles deux, était finalement celle qui s’était montrée capable d’assumer ses choix. Si Léviathan avait vécu… Mais même avec son époux mort, au moins avait-elle eu brièvement la vie de famille dont elle rêvait.
La porte s’ouvrit sans que quiconque n’ait toqué, la faisant sursauter. Raguel passa la tête dans l’entrebâillement et Rémiel se retrouva à le regarder sans rien dire, bouche ouverte ; elle ne s’attendait pas à ce qu’il vienne.
« Frryl, dit-elle enfin quand elle parvint à se reprendre. Je Vous en prie, entrez. »
L’Élément s’exécuta sans corriger le nom et tira une chaise près d’elle pour s’y asseoir.
« Je suis désolé d’avoir tardé à venir te rendre visite, dit-il avec la voix de Raguel. Je voulais te laisser un peu de temps pour digérer l’information.
— Je ne vois pas en quoi Votre présence est un problème. Je tiens d’ailleurs à Vous remercier de Votre intervention ; sans Vous, Krro l’aurait emporté sur Saâgh et nous en aurions été embarrassés. »
Frryl se pencha vers elle, aimable, puis murmura :
« Je t’aime, Rémiel. »
La gifle partit sans qu’elle ait le temps de réfléchir, claquant sur la joue de l’Élément qui vira au rouge. Rémiel sentit sa propre paume brûler sous le choc, mais elle n’en avait cure, et elle se leva d’un bond.
« Comment osez-Vous me dire ça ? Comment osez-Vous, après tant d’années passées à espérer un mot, un regard de la part de Raguel ?
— Je suis Raguel.
— Vous êtes Frryl ! »
Là. Elle avait hurlé. Elle ne se sentait pas mieux pour autant. Inspirant, elle lissa l’avant de sa robe et prit un air froid.
« Sortez de ma chambre. Votre présence m’indispose.
— Rémiel. »
Les bras de Raguel l’enlacèrent et, alors qu’elle se débattait pour se dégager, l’odeur de Raguel l’entoura. La joue de Raguel se posa sur le sommet de son crâne et le nez de Raguel respira ses cheveux blonds. Sa main droite était posée au milieu de son dos, et la gauche attrapa un de ses poignets, comme pour la retenir.
Elle cessa de bouger et retint son souffle.
« Je t’aime. Raguel t’aime. Frryl t’aime. Et sache qu’il en faut beaucoup pour qu’un Élément tombe amoureux d’une mortelle.
— Tu es un monstre.
— Je sais. Je suis désolé. »
Elle tapa du pied, sans pour autant se dégager de son étreinte. L’infantilité de sa propre réaction l’exaspérait.
« Être désolé ne suffit pas !
— Je ne peux rien être d’autre. Avant, je ne pouvais rien dire. Maintenant, il est trop tard… mais c’est pour toi que Frryl a montré Son vrai visage. »
Rémiel se remémora son impuissance alors que, à genoux, elle voyait l’aura de Krro déferler vers elle. Elle se souvint avoir pensé que c’était la fin, que Léviathan ne serait pas la seule victime d’Injustice.
Puis Raguel s’était jeté devant elle et elle avait cru qu’ils mourraient tous les deux – jusqu’à ce que l’aura de Feu se déploie.
« Si c’était pour moi, Il aurait dû le faire avant », murmura-t-elle.
Raguel soupira et posa ses mains sur ses épaules pour la faire reculer, afin de la regarder en face.
« Je sais. Mais je ne pouvais pas. Je suis scellé, Rémiel, et je ne peux pas aller à l’encontre de… de moi-même. Je suis là pour cacher Frryl, pour l’empêcher d’agir, pour le tempérer et pour éviter que les gens ne le découvrent. Je ne pouvais pas aller à l’encontre de ma raison d’être, pas plus que Gabriel ne peut aller embrasser des démons pour leur proposer une partie à trois.
— Ce n’est pas pareil ! Les lois sont importantes, elles existent pour nous encadrer, elles…
— Elles sont stupides et arbitraires et Lyth est un fou de tenter encore et encore de les imposer à Ses créatures. »
Ces mots lui firent un choc. Rémiel avait toujours su que Raguel n’adorait pas leur créateur mais, jusque là, il s’était contenté de le sous-entendre. Elle préféra revenir sur le sujet qui l’intéressait.
« Tu parles de toi-même comme si tu existais en dehors de Frryl… »
L’archange brisa cet espoir en secouant la tête.
« Notre situation est difficile à expliquer, mais nous sommes la même personne. J’agis différemment de Frryl mais, quelque part, on pense de la même façon. En tout cas, nous ressentons les mêmes sentiments et nous avons le même avis sur les mêmes personnes. C’est juste compliqué… J’ai moins de doutes, je pense… Moi, Raguel, j’étais supposé être juste un sceau, avec Frryl à fleur de peau. Peut-être qu’avec les siècles… Je ne sais pas. »
Il s’ébouriffa les cheveux d’une main, cherchant ses mots.
« Mais à la fin du cycle, seul Frryl restera, et il sera toujours en moi, à la fois distinct et identique. Il peut exister sans moi, je suppose, mais pas l’inverse. Il fait partie de moi. »
Rémiel médita ces paroles. Raguel semblait plus loquace qu’avant mais, en dehors de ça, son attitude n’avait pas vraiment changé. Ses épaules restaient relâchées et son sourire serein, son étreinte rassurante.
« Tu m’as quand même caché une grosse partie de toi-même. »
De ses épaules, il laissait glisser ses mains vers les siennes, qu’il attrapa dans ses paumes chaudes.
« Laisse-moi une chance. Tu as tout ce qu’il reste du cycle pour me découvrir en entier. »
Les joues de Rémiel se colorèrent. Depuis quand Raguel était-il devenu aussi franc à son sujet ? Il s’était toujours montré si distant – ou, plutôt, avait gardé une barrière nette entre eux, même dans leurs moments les plus intimes.
« Très bien, lâcha-t-elle en récupérant ses mains. Mais plus de mensonges, et n’espère pas avoir droit à des mots doux de ma part. Je dois savoir qui tu es avant que nous ne puissions rebâtir quoi que ce soit. »
Raguel opina d’un air penaud. Rémiel leva le menton, sourcils froncés, cachant de son mieux à quel point cette expression la faisait fondre. Rester à distance allait être un défi de chaque instant – mais elle comptait bien s’y tenir. Frryl n’avait qu’à ramper.