Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 17

« Mal, Sei. Des yeux noirs, des ailes démoniaques ou une cape déchirée, un rictus aux lèvres, Il est toujours représenté beau et viril et est souvent doté de tatouages à l’image de ceux de Ses archidémons. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

Altayn avait changé, entre les combats, l’état de guerre et la panique générale. Cependant, petit à petit, des chantiers s’y développaient et les gens revenaient y habiter. Le palais lui-même avait été balayé, ses beaux jardins et ses décorations élaborées détruites, mais ses pans les plus anciens demeuraient. Datant d’une époque où les elfes se faisaient la guerre entre eux, elles étaient plus solides et mieux ancrées dans le sol ; la tour où vivaient jadis Nama et Renaeyle tenait toujours debout et les cachots souterrains n’avaient pas été ébranlés.

Arkim hésitait devant la lourde porte qui menait au plus profond de ces derniers. Lors de son dernier passage en ces lieux, il était enchaîné et certain de mourir bientôt. À présent, il venait en visite – mais il doutait que cette initiative soit bien accueillie. Kawa en serait sans doute furieux.

Il finit par pousser le battant et salua les gardes qui stationnaient dans le petit hall. Ils le laissèrent passer ; son statut était meilleur que jamais à la cour. En privé, il continuait de servir Kawa mais il n’était plus un domestique, même si personne ne savait quel titre lui donner – lui compris. Ce n’était pas la préoccupation principale du roi, donc un éclaircissement de la situation devrait attendre.

Il avança le long du couloir étroit jusqu’à la dernière cellule, la seule à être occupée. Les drows étaient retenus dans les étages supérieurs du sous-sol, où Ysk travaillait à leur retirer l’Empreinte. Il était difficile de différencier les véritables traîtres de ceux qui avaient été forcés d’obéir. Les personnes dotées de pouvoirs psychiques, empathes ou télépathes, refusaient de trancher dans la plupart des cas, prétendant que déterminer la loyauté de quelqu’un n’était pas aussi facile que les elfes le pensaient.

Dans la cellule, un homme était assis à même le sol. Le dos appuyé contre le mur, face aux barreaux, il semblait attendre qu’on décide de son sort. Cependant, en entendant les pas d’Arkim, il releva le visage, dévoilant ses traits fins et ses yeux noirs. Malgré l’emprisonnement et la crasse, Nataos n’avait rien perdu de sa superbe.

« Tiens, bonjour, toi. Tu viens constater ma déchéance ? »

Ses vêtements étaient sales et ses bottes usées avaient perdu leur lustre ; ses cheveux, gras, pendaient de part et d’autre de son crâne, et il n’avait ni arme ni pourpoint brodé. Il aurait dû avoir l’air de ce qu’il était : un prince jugé pour haute trahison, qui serait exécuté dans les jours à venir.

Au lieu de quoi, il continuait d’avoir de la prestance, d’émettre une assurance qui donnait l’impression qu’il allait bientôt recevoir la visite des membres du Haut Conclave afin d’être proclamé roi des États elfiques unifiés.

En vérité, Arkim ne savait pas pourquoi il avait ressenti ce besoin de venir le voir.

« Pas vraiment. J’avais juste l’impression que ça devait être fait. »

Nataos renifla.

« Toujours aussi brouillon, bien que tes traits se soient arrangés avec l’âge, jeune démon. »

Non, vraiment, Arkim ne comprenait pas pourquoi il était venu. Il aurait aussi bien pu lui tendre un bâton pour se faire battre. Cependant, alors qu’il s'apprêtait à faire demi-tour, le prince tendit une main en avant.

« Un instant. Puisque tu es là, je vais en profiter. »

Nataos se leva et, en voyant la lenteur avec laquelle il bougeait, Arkim réalisa qu’il devait être en mauvais état. Peut-être avait-il été blessé, ou juste mal nourri, et certainement avait-il peu dormi depuis sa capture. Ce n’était pas une façon de traiter un prince, fût-il traître.

L’elfe s’approcha des barreaux en boitant puis, à la grande surprise du démon, s’inclina, quoiqu’avec raideur.

« Je te présente mes excuses les plus plates et les plus inutiles pour ton enlèvement. J’ai voulu attaquer mon frère où ça lui ferait mal, mais je n’avais pas imaginé que Nama s’en prendrait à toi. »

La bouche d’Arkim béa. Comme le disait Nataos lui-même, les excuses venaient tard, mais tout de même ! Jamais il n’avait entendu le prince en présenter, et certainement pas à un domestique, un démon, un ami de son frère…

« Je ne te comprendrai jamais », marmonna-t-il.

Nataos s’esclaffa.

« Alors, j’ai atteint mon objectif. Tu as grandi parmi nous, tu sais à quel point les elfes adorent se rendre plus mystérieux qu’ils ne le sont. »

Savoir masquer ses intentions était aussi bien vu que rester froid en toute circonstance. Arkim se montrait aussi mauvais à l’un qu’à l’autre, et Kawa lui-même, malgré ses qualités, n’arrivait pas à la cheville de son frère en la matière.

« J’aurais plutôt cru que ton objectif était d’avoir tous les royaumes elfiques à ta botte. »

Le démon savait qu’il n’aurait pas dû dire ça. Un nuage passa sur le visage de Nataos.

« Je suppose que j’en donnais l’impression, de votre point de vue, mais même si je suis prêt à assumer la responsabilité de cette guerre – après tout, c’est moi qui l’ai mise en route – je ne l’ai pas menée seul à bien. Je suis loin d’avoir été l’unique général drow. »

Il fit quelques pas dans sa cellule dans une attitude un peu raide, les mains dans le dos, son léger boitement hachant sa démarche.

« J’espère que, une fois les drows vainqueurs, j’aurais eu la force morale de me retirer. Cela semble facile à dire maintenant que j’ai perdu, mais je ne voulais pas tant obtenir le pouvoir qu’accomplir quelque chose. Et, Arkim, les gens me suivaient. Ils m’aimaient. Ils appréciaient mes idées, ils approuvaient ce que je faisais, les décisions que je prenais. Ah, peut-être me serais-je laissé emporter par cette ivresse ! Mais, non, devenir le roi de tous les elfes n’a jamais été mon objectif. »

Il se tourna à nouveau vers lui, souriant.

« Même si bien sûr, j’espérais que le Haut Conclave me confierait une place importante, peut-être un siège en leur sein. Si Kawa n’avait pas été si prompt à me faire disparaître de la scène politique d’Hedyrn, je lui aurais laissé sa couronne, avec la satisfaction d’avoir gagné par moi-même un statut égal ou supérieur au sien. »

Comment ne pas se laisser convaincre par ces mots ? Comment, pourtant, lui faire confiance après ce qu’il avait causé ? Arkim ne savait que penser. Nataos l’avait toujours troublé et, sans doute, cela ne changerait jamais.

Sauf que Nataos serait mort dans moins d’une semaine.

« C’est un peu tard pour ce genre de discours », déclara Arkim.

Cependant, tuer un pareil homme était un véritable gâchis. Pourtant, il savait ce choix nécessaire : personne ne pensait un instant qu’il resterait sagement dans son coin s’il était relâché.

« Merci de m’avoir rendu visite, en tout cas, et de m’avoir écouté. »

Le démon opina, incertain, et finit par soupirer.

« Je suis content de t’avoir connu, Nataos Hedyrn Teynan. »

Puis, le démon tourna les talons et partit.

 

***

 

La guerre avait été intéressante et son sang avait agréablement bouillonné dans ses veines lors des combats mais Belzébuth était content d’être de retour chez lui. Pandémonium n’avait pas le raffinement des villes elfiques mais au moins était-elle entière, et disposait-elle de bains plus spacieux que les bassines de métal utilisées par les elfes.

Dès les premiers problèmes réglés, il s’était éclipsé pour se récurer. À présent, vautré dans l’eau chaude, il pouvait se détendre et réfléchir à la situation.

Ils avaient ramené Krro avec eux et, pour l’instant, celui-ci était enchaîné au plus profond de la montagne. Ces pièces sombres avaient été abandonnés au fur et à mesure que le palais grandissait au pied du mont, surtout durant l’été où tous préféraient profiter des grandes fenêtres et terrasses de l’extérieur ; ils y retournaient parfois en hiver quand la neige rendait la seconde partie du palais aussi humide que la première.

Cette solution était provisoire. Bélial travaillait sur un sceau permettant d’extraire Krro de son corps sans le libérer, afin de l’enfermer dans la pierre même de la montagne. Cela l’empêcherait de fuir. Cependant, il faudrait des années pour parvenir à un résultat probant, avec ou sans l’aide d’Ariel et Saraqael. Il fallait donc trouver une prison intermédiaire ; une chambre ne lui semblait pas assez sûre.

Il étudiait sérieusement la suggestion d’Azazel, qui était de lui couper les bras et les jambes et de le nourrir à la cuillère. Krro était un invité de marque mais aussi dangereux et, dans son cas, Belzébuth était prêt à faire une entorse à l’hospitalité démoniaque. Le souvenir de Léviathan ne le poussait pas à la magnanimité.

Les anges posaient un autre problème ou, du moins, ne tarderaient pas à le faire. La trêve qu’ils avaient établie avait pour but d’arrêter Injustice et cet objectif était atteint. Cela dit, Belzébuth doutait qu’elle dure, même s’il avait été agréablement surpris de leur comportement en tant qu’alliés. Gabriel lui-même avait fait des concessions, ce qui n’était jamais arrivé de mémoire d’archidémon.

Belzébuth s’immergea un peu plus dans l’eau, fermant les yeux. Il aimait se battre, mais cette guerre interminable n’avait aucun sens. Qu’il en soit en partie responsable, puisqu’il avait refusé les offres de paix de Saraqael avant que la situation soit irréparable, lui importait peu. Alors, il pensait que l’Eden et les Abysses n’auraient jamais rien en commun et ne pouvaient rien construire ensemble. Depuis, il avait changé d’avis, surtout en étant confronté à des Éléments.

Et ceux-ci constituaient son dernier souci. Krro était prisonnier, oui, mais Saâgh Se promenait dans la nature et était capable de réapparaître à Ambrosis. Il aurait dû vérifier Ses intentions avant de Le laisser partir – ou La ? Il devrait poser la question à Astaroth.

Soit. Le plus dangereux des Éléments incarnés, à sa connaissance, restait Frryl. Élément-servant de Lyth et archange, Il Se rangerait forcément du côté de l’Eden en cas de reprise du conflit, et Belzébuth n’était pas certain qu’Il se restreindrait à Ses pouvoirs d’archange comme Il l’avait fait jusqu’alors. Après tout, les archidémons étaient au courant de Son identité et la rumeur circulait déjà dans les Abysses.

Belzébuth poussa un soupir exaspéré en se redressant, l’eau dégoulinant le long de ses muscles, et sortit du bain pour se frictionner avec une serviette chaude. Si Frryl S’en prenait aux démons, peut-être Saâgh interviendrait-Il – ou peut-être pas. Il serait même capable d’aider les anges.

Menacer Uriel n’était pas envisageable. Cela rendrait les anges plus agressifs et, pire, cela lui attirerait les foudres de Lilith qui s’était éprise de la jeune veuve et avait décidé de la prendre sous son aile avec le titre très pompeux de meilleure amie. Une présence féminine faisait sans doute du bien à l’archidémone de la Terre, songea Belzébuth. Personne ne qualifierait Azazel ou Asmodée de féminines. Fortes, oui, solides, fiables… non, pas Azazel. Mais elles étaient démones avant d’être femmes.

« Bon. Je vais avoir besoin de Lucifer. »

Souriant à cette optique, il se dirigea vers la porte d’un pas guilleret… avant de rebrousser chemin. Contrairement à l’effet qu’il faisait à nombre de démones, toute demande au Prince-démon passerait mieux s’il portait un pantalon.

 

***

 

Kawa ne montrait pas souvent sa colère ; de plus, il ne ressentait pas souvent ce sentiment. Il gardait la tête froide et prenait ses décisions sans tenir compte de ses émotions, préférant rester objectif. Seul Nataos bouleversait son jugement – et il réussissait ce tour de force à tous les coups.

Arkim s’efforça de ne pas se décomposer en voyant son roi tempêter, même si, cette fois, la colère royale était tournée contre lui. Il savait qu’il n’aurait jamais dû soulever le sujet, mais quitte à tenter le coup, autant aller jusqu’au bout, et il n’arriverait à rien s’il se laissait impressionner.

« Calme-toi.

— Que je me calme ? s’écria Kawa. Non mais tu réalises ce que tu me demandes ?

— Je sais que Nataos est un traître, je ne suis pas stupide. Mais, d’un autre côté, faire preuve de clémence te servirait. Personne n’aime l’idée que tu fasses exécuter un prince, encore moins ton propre frère…

— C’est le Haut Conclave qui a pris cette décision ! Je l’approuve, certes, mais je n’aurais jamais jugé moi-même une personne aussi proche de moi, et… »

Arkim croisa les bras, agacé.

« Ce n’est pas ce que les gens retiendront. Le peuple, de manière générale, ne comprend rien à la politique. Tu es trop resté à Altayn, Kawa ! Les citadins ne forment pas la majorité de la population ! D’ailleurs, même en ville, en dehors de la capitale, les elfes ne sont pas si bien informés.

— Il suffira d’envoyer des crieurs de rue…

Ensuite, reprit Arkim, tu vas te mettre tous les sympathisants à dos. Non ! continua-t-il en levant une main pour empêcher le roi de l’interrompre. Je sais qu’ils s’oposent déjà à toi ! Mais tu ne peux pas exécuter la moitié de la noblesse. Même le Haut Conclave ne s’y risquerait pas. Les décideurs les plus haut placés seront tués, mais la petite noblesse s’en sortira. Tu vas devoir en tenir compte. Et je ne parle même pas des gens du peuple qui pourraient penser que les drows leur apportaient une grande sécurité, et qui se sentiront agressés si Nataos meurt. »

Le démon était fier de son discours. Il avait longuement réfléchi après sa visite au prisonnier, et en avait même touché un mot à Enngyl. Celle-ci était plus ouverte d’esprit que Kawa – mais elle n’avait pas dû supporter Nataos de la même façon que si elle avait été son frère cadet.

L’argumentation était assez construite pour que Kawa y réfléchisse. Arkim eut un bref espoir, avant que le roi ne secoue la tête en soupirant.

« Non. Ton raisonnement se défend, mais… Non, Arkim, Nataos a causé trop de morts pour que je le laisse partir. En dehors du fait que je paraîtrais faible en graciant un homme coupable de haute trahison, il y a toujours la possibilité qu’il revienne pour causer d’autres troubles – ou même qu’il y parvienne en restant en exil. Je connais Nataos. Il trouverait quelque chose.

— Tu pourrais le garder prisonnier à vie ! Cela règlerait en grande partie ton problème, et…

— Arkim. J’ai dit non. »

Le ton était définitif. Le démon baissa la tête, essayant de maîtriser sa rage devant tant d’obstination. Kawa avait de bonnes raisons d’agir comme il le faisait, mais exécuter Nataos était un tel gâchis… Arkim comprenait qu’on tue des gens en combat ; c’était le but, durant une guerre. Mais un jugement… Non. C’était trop froid pour lui.

« Très bien, dit-il néanmoins. Puis-je me retirer ? »

Kawa lui fit signe que oui, soulagé qu’il n’insiste plus. Le démon sortit, les épaules crispées, et se dirigea aussitôt vers les cachots. Il ne savait pas ce qu’il y ferait. Il ne pouvait pas aider Nataos à s’enfuir – il ne méritait pas son aide, et Arkim ne comptait pas s’opposer de nouveau à tous ses amis, être arrêté, jugé, et peut-être exécuté. Même lui ne pouvait pas dépasser les limites de la patience du roi. Mais il devait agir, d’une manière ou d’une autre.

Les gardes le laissèrent passer sans le moindre commentaire. Qui sait ce qu’ils pensaient… Le croyaient-ils proche de Nataos ? Les joues d’Arkim s’empourprèrent. Les démons se seraient imaginé qu’il était son amant. Que le prince soit séparé de lui par des barreaux ne les aurait pas perturbés.

Non, les elfes penseraient plutôt qu’il allait le menacer de la part de Kawa, ou qu’il se moquait de lui et le tourmentait d’une façon qu’ils préféraient ne pas imaginer. Il traversa le hall intérieur. L’idée d’être considéré comme un sadique lui déplaisait mais mieux valait ça que de passer pour un dépravé.

Arrivé au dernier couloir, Arkim prit une grosse inspiration et avança. Il se sentait mal à l’aise, mais mit cela sur le compte de son état d’esprit ; il ne savait toujours pas ce qu’il voulait dire à Nataos, ni comment il voulait l’aider, mais il devait trouver un moyen. N’importe lequel. Le tout sans froisser Kawa… Mission impossible, en somme, mais il était déterminé malgré tout.

Plongé dans ses pensées, ce ne fut qu’en arrivant à la dernière cellule qu’il réalisa ce qui clochait. Il n’y avait pas de gardes à l’entrée de la dernière section – et la porte de métal était grande ouverte sur une pièce vide.

 

***

 

Certaines choses ne changeaient jamais. Les lois angéliques, par exemple, ou l’arrogance de Belzébuth, ou les réunions du conseil des archanges qui se poursuivaient quel que soit l’état de crise. La dernière en date était plus ou moins réglée ; restait à en gérer les conséquences – et, selon leur habitude, ils chicanaient sur des points de détail jusqu’à ce qu’un Michaël exaspéré tranche.

Saraqael se demanda s’il pouvait se permettre de piquer un somme pendant que les acteurs du drame – Raguel et Gabriel, pour ne pas les citer – jouaient leur rôle. La véritable identité de l’archange du Feu ne freinait en rien la fougue de Gabriel quand il s’agissait de défendre son point de vue. Ce n’était pas plus mal. Si l’archange de la Pureté était resté silencieux dans son coin, cela aurait été bien plus perturbant.

Calme, mais perturbant.

« Stop, se décida Michaël. Les archidémons se sont montrés fiables pour la durée de notre alliance et n’ont aucun intérêt à libérer Krro. Ils seront touchés que nous acceptions de les laisser gérer Celui-ci et y mettront d’autant plus d’enthousiasme. Nous avons assez de problèmes en Eden sans venir y rajouter un Élément récalcitrant. »

Gabriel fronça les sourcils, mais soit il était fatigué soit il commençait à apprendre quand s’arrêter, car il n’insista plus.

Saraqael rassembla ses documents et s’apprêta à se lever, quand l’archange de la Pureté se redressa. Il avait espéré trop vite.

« Je souhaiterais soulever un autre point important… celui d’Uriel. »

Il n’allait tout de même pas demander à ce qu’elle soit déchue pour avoir hérité provisoirement des pouvoirs de Léviathan ? Saraqael avait craint cette réaction mais, ne la voyant pas survenir juste après la mort de l’archidémon, il avait cru le problème réglé.

« Avec tout ce qui s’est passé… Je sais que les démons prennent soin d’elle, mais… ne devrions-nous pas l’inviter à revenir en Eden jusqu’à son accouchement ? »

Saraqael en resta sans voix. Gabriel faisait tout pour le surprendre, ces derniers mois – et cela réchauffait le cœur, car cela signifiait que l’archange de la Pureté commençait enfin à évoluer.

« Elle ne pourrait pas rester après cela, bien sûr, continuait-il d’un air embarrassé, puisque son enfant sera à demi démon. Elle n’acceptera pas de l’abandonner, même si on le confie aux archidémons…

— Aucune femme ne le ferait ! » déclara Rémiel d’un ton définitif.

L’archange du Métal allait mieux depuis quelques jours, et Saraqael s’amusait de la manière qu’elle avait de faire courir Raguel après elle comme un jeune chien. Elle avait décidé que l’Élément devrait ramper et ne se laissait pas attendrir.

« Si Gabriel trouve cette solution juste, peut-être devrions-nous la soumettre à Uriel par acquit de conscience, intervint-il, même si nous savons qu’elle refusera. Je ne sais pas si elle souhaitera Monter, même le temps de sa grossesse, mais l’invitation doit être lancée. »

L’archange de la Pureté hocha la tête, déterminé.

« Je veux bien Descendre moi-même pour lui proposer. »

Saraqael imagina la délicatesse avec laquelle Gabriel formulerait l’invitation et, avec plus d’humour, l’expression qu’aurait Belzébuth en trouvant l’exorciste sur le pas de sa porte.

« Ne pourrais-je pas plutôt y aller, moi ? demanda Rémiel. Cela passerait mieux. »

Elle avait dit cela comme si elle parlait de son statut de femme, aussi Gabriel approuva-t-il sans se froisser. L’archange du Soleil était admiratif.

« Sommes-nous d’accord ? demanda Michaël à la ronde. Très bien. Rémiel, quand penses-tu Descendre ?

— Demain à la première heure ! Ne serait-il pas judicieux d’envoyer un messager en avant, afin de prévenir de mon arrivée ? Je ne voudrais pas que celle-ci soit mal interprétée… »

Lucifer en aurait pleuré de joie, s’il était encore en Haut. Cela dit, un ange isolé offrirait une cible facile à des personnes mal intentionnées, comme Azazel ou n’importe quel démon ayant des raisons d’en vouloir aux anges. Autant dire qu’ils se comptaient par centaines.

« Je m’en occuperai, déclara donc l’archange du Soleil. Un de mes essions préviendra Belzébuth avant ton départ de l’Eden.

— C’est sans doute mieux, en effet, approuva Michaël. Je vais donner les ordres nécessaires pour que ses anciens appartements soient prêts à l’accueillir si elle devait accepter. Rémiel, n’hésite pas à lui proposer de nous rendre visite de temps en temps si elle préfère rester en Bas. »

Gabriel tressaillit à ces mots, qui dépassaient sans doute sa pensée, mais il ne protesta pas à voix haute et Michaël ignora donc sa réaction.

« Parfait ! Dans ce cas, la réunion est close. Je vous suggère de vous détendre car, demain, nous examinerons à nouveau les revendications des anges. Ce n’est pas parce qu’une crise plus importante est venue les supplanter qu’elles ont disparu, d’autant que les troubles dus à Krro n’ont eu de conséquences visibles que dans les Abysses.

— Les pacifistes seront sans doute ravis de la trêve », grommela Gabriel, plus par habitude que par réelle indignation.

Michaël sourit.

« Ce sera pour demain. Ce soir, pour ma part, je compte me plonger dans un bon roman. »

Saraqael songea à Essiah, sa cité-bibliothèque, qu’il n’avait plus visitée depuis des mois… et soupira. Cela devrait attendre. Contrairement aux autres archanges qui se dispersaient en souriant, Raguel essayant de convaincre Rémiel de l’accompagner pour dîner, Raphaël s’en allant d’un pas bondissant vers les salles d’entraînement, ou même Gabriel qui irait sans doute prier, il avait encore à faire cette nuit-là. À commencer par vérifier ce qu’il advenait de Nataos… et de Nama.

 

***

 

Nataos avait l’impression de flotter, comme dans un rêve. Le cachot avait été très réel, tout comme les chaînes qui avaient enserré ses poignets durant les premiers jours, la nourriture de mauvaise qualité, l’eau glaciale qui lui était donnée à boire et qu’il utilisait pour décrasser son visage et ses mains. Le sol froid, les murs humides s’étaient infiltrés en lui, avec la certitude qu’il mourrait sous peu.

Il avait accepté ce sort et savait qu’il partirait serein. Oh, il n’avait aucune envie de mourir ; qui le souhaiterait, surtout dans sa situation ? Mais il avait pris des risques et était prêt à assumer les conséquences de ses échecs.

Il ne s’attendait pas à recevoir une aide externe et fut choqué au-delà de tout mot en voyant la porte de sa cellule s’ouvrir et Tessandr lui tendre la main.

« Vite, avait-elle dit. Nous n’avons pas beaucoup de temps. »

Depuis lors, il se déplaçait dans un univers onirique dans lequel il aurait fui du palais, d’abord, avec l’aide de drows déguisés en gardes – il reconnaissait leurs visages mais ceux-ci étaient dépourvus d’Empreinte – puis d’Altayn, pour se retrouver caché dans une diligence tirée par une grosse wyverne. Il ne savait pas vers où ils allaient, ni quels chemins ils empruntaient, ni même qui les aidait, et prit un bon moment à remettre son cerveau en marche.

Lors du combat qui avait décidé du sort de la guerre, durant lequel Lein avait été capturé, il avait libéré tous les drows qu’il pouvait atteindre. Dans la folie du moment, une bonne partie avait dû se mêler à la population locale, majoritairement composée de sympathisants, et s’organiser. Tessandr était une jeune femme pleine de ressources, il le savait déjà, bien qu’il ne l’aurait jamais imaginée courir sur les routes pour lui, et elle était entourée par ses servantes et amies pro-drows.

Il ne savait pas comme les uns étaient entrés en contact avec les autres mais pouvait l’imaginer. Tessandr avait assez de charisme pour entraîner les gens. Quelques points restaient cependant à éclaircir, mais ils étaient délicats et Nataos attendit que la jeune femme laisse les rênes au drow qui les accompagnait – les autres étant restés en arrière lors des différentes étapes de leur fuite – pour le rejoindre à l’intérieur. Pour la première fois, ils se retrouvaient seuls.

« Ton père… ? » demanda-t-il.

Elle lui adressa un regard vide.

« Mort.

— Nama ?

— Reparti à Ambrosis. Je n’allais pas le retenir. »

Le vampire était devenu encombrant et ils n’avaient plus besoin de lui. Nataos approuvait.

« Les autres ? »

Tessandr énuméra quelques noms ; certains étaient rentrés chez eux, d’autres se cachaient, mais la plupart avaient fui plus Bas dans les Abysses pour éviter les représailles.

« Je n’ai pas su les retenir, expliqua-t-elle. Organiser ta fuite n’était pas compliqué, d’autant plus que personne ne s’y attendait avec tes généraux morts ou prisonniers, mais je n’étais pas capable de cacher plusieurs centaines d’individus ni de leur garantir qu’ils s’en sortiraient indemnes. »

Nataos hocha la tête, pensif. Il ne comprenait même pas qu’elle ait fourni tant d’efforts pour lui. Certes, ils étaient fiancés, mais elle aurait pu prétendre qu’elle avait été forcée d’accepter ce parti et elle n’avait d’ailleurs eu aucun pouvoir décisionnel dans la hiérarchie drow. Elle aurait peut-être dû épouser au plus vite un noble anti-drow, mais aurait ainsi pu rester dans les royaumes elfiques, alors qu’à présent…

« Merci de m’avoir aidé, dit Nataos, mais tu ne devrais pas m’accompagner. Tu as une vie à construire ici. Tu pourrais rentrer chez toi. Le mari qu’on te trouvera prendra le titre de ton père et, certainement, ne sera pas pire que moi. Je n’ai plus rien à t’offrir, ni nom, ni royaume, ni statut et je doute que le Haut Conclave accepte de me confier Ovyé. »

Les lèvres de Tessandr s’ourlèrent à ces mots.

« En effet. Je ne m’attendais pas à rentrer chez moi après cette fuite, sais-tu ? »

Nataos fut troublé par ces paroles, pourtant logiques. Il se racla la gorge et prit la main droite de la jeune femme entre les siennes. Elle était si blanche, si délicate… comme le reste de sa personne. Il ne pouvait pas, ne voulait pas l’imaginer mener une vie de fuite avec lui. Jamais il ne pourrait retourner dans les royaumes elfiques – en admettant qu’il parvienne à en sortir.

« Tu mérites mieux que ce que je peux t’offrir, murmura-t-il. Si je pouvais bâtir un royaume, je t’inviterais à en devenir la reine, mais, Tessandr, si tu m’accompagnes… si tu vas jusqu’au bout… tu ne pourras même plus être elfe. »

Elle le regarda, sereine, et seulement alors la bulle onirique éclata et il sut qu’il n’y avait qu’une seule question qu’il pouvait lui poser.

« Malgré cela… resteras-tu avec moi ? »

Elle posa sa main gauche au-dessus des siennes, et sourit.

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