Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 18

« Peu traitent de bonne grâce avec les vampires, qui sont d’habiles menteurs, mais ceux-ci sont maîtres dans l’art de s’intégrer discrètement dans une société qui n’est pas la leur (démons, humains). »

 

– Mœurs vampiriques, Kamu –

 

Rémiel était horriblement nerveuse. Elle s’était proposée la veille pour aller présenter l’invitation des archanges à Uriel parce qu’elle savait que, si Uriel écoutait quelqu’un, ce serait elle – par défaut. La situation de Raguel restait trop étrange, sinon il aurait été le mieux indiqué : Raphaël n’avait aucune éloquence, Gabriel aucune empathie, et Saraqael n’était pas bien loin derrière eux pour les même défauts, le sarcasme n’étant pas indiqué en cette circonstance.

Quant à Michaël… Il évitait de se mêler de leurs affaires de cœur et elle doutait qu’il soit capable de gérer une Uriel en deuil. Il avait plus l’habitude de s’occuper des conflits que des jeunes femmes éplorées, ce qui était triste à dire.

La voilà donc qui se retrouvait dans le palais de Belzébuth à Pandémonium, au fin fond de la montagne, un endroit trop plein de souvenirs pour qu’elle s’y sente à l’aise. Les pièces avaient été redécorées depuis son dernier passage, si lointain, mais le tout restait si familier, l’ambiance identique. L’archidémon des Ténèbres l’avait d’ailleurs accueillie lui-même mais, heureusement, l’avait confiée à un serviteur dès les salutations d’usage échangées, plaidant qu’il devait sécuriser la pièce où Krro était retenu prisonnier.

« Nous y sommes. »

Rémiel remercia le démon qui partit, puis prit son courage à deux mains et toqua à la porte des appartements d’Uriel.

« Entrez », l’invita la voix de l’archange du Vent.

Elle actionna la poignée et avança, timide. La pièce était décorée de tapisseries qui pendaient sur trois murs du sol au plafond, le quatrième étant couvert de fenêtres. Des tapis moelleux ornaient le sol, ainsi que des coussins de toutes les couleurs, oranges, bordeaux, émeraude et cobalt, aux bords brodés de fils d’or. Belzébuth ne faisait jamais rien à moitié.

« Rémiel ? » s’exclama Uriel, incrédule.

L’archange du Métal ne pouvait guère l’en blâmer, aussi entra-t-elle à petits pas et referma-t-elle la porte derrière elle avant de lui adresser un sourire hésitant.

« Désolée d’avoir tant tardé à venir. Je suis plus ou moins en mission officielle, mais, avant tout… comment vas-tu ?

— Comment est-elle supposée aller ? Elle est en deuil et enceinte jusqu’aux yeux, rétorqua la voix hautaine de Lilith, qui était assise dans un coin et que Rémiel n’avait pas remarquée.

— J’espère ne pas vous déranger, répondit-elle d’un ton froid.

— Oh non, pas du tout. Un peu de thé ? »

L’archidémone brandit une théière avec un sourire féroce. Rémiel s’efforça d’y répondre par son expression la plus polie.

« Volontiers.

— Arrêtez tout de suite, toutes les deux ! s’exclama Uriel. Je ne sais pas si je dois hurler de rire ou pleurer de frustration. »

Lilith plissa le nez d’un air de profond dégoût, mais se contenta de verser du thé et de tendre la tasse fumante à Rémiel, avant de se lever.

« Je ne vais pas m’imposer, d’ailleurs, j’ai à faire.

— Vous n’êtes pas obligée… » dit aussitôt l’archange du Métal, un peu mal à l’aise de chasser Lilith hors d’une pièce du palais des archidémons où elle-même n’était qu’invitée.

La belle démone blonde se contenta d’agiter sa main blanche aux ongles parfaits dans un geste désinvolte.

« Il n’y a pas de mal. Vous avez le droit de papoter entre vous. Uriel, puis-je repasser ce soir ?

— Certainement, lui assura l’archange du Vent. Passe une excellente journée.

— Toi aussi, ma chérie. »

Rémiel dut se mordre la langue pour ne pas faire de commentaire désobligeant. Comment osait-elle être aussi familière avec Uriel ? Quelques semaines plus tôt, elles étaient ennemies et s’affrontaient sur le champ de bataille ! N’avait-elle donc aucun sens des convenances ?

Sitôt l’archidémone sortie, elle reposa sa tasse en essayant de ne pas prendre une expression trop écœurée. Elle adorait le lait chaud, avec du sucre ou du miel, mais n’appréciait pas le goût prononcé du thé. Même les infusions ne trouvaient pas grâce à ses yeux, en particulier lors de l’été étouffant des Abysses.

« Donc. Mission officielle, tu disais ?

— Avant tout, comment vas-tu ? »

Uriel eut un sourire un peu triste.

« Physiquement, bien. Mentalement… j’essaie de ne pas trop me plaindre.

— Tu en as le droit ! s’écria Rémiel. Ce qui est arrivé est horrible ! »

Elle pensait chacun de ces mots. La mort d’un archidémon, un de leurs pairs, était un choc duquel elle n’était pas prête de se remettre. Ce rappel de leur propre mortalité n’était pas le bienvenu et sonnait comme une claque en plein visage – sec, inattendu et douloureux.

Cela alors même qu’elle avait toujours considéré Léviathan comme quantité négligeable. Pas qu’il manque de caractère, mais il était moins affirmé que Belzébuth ou Azazel ; pas qu’il ne soit pas puissant, mais il n’était pas agressif en combat ; d’ailleurs il était souvent absent. De tous les archidémons, il était celui que Rémiel avait croisé le moins souvent. Sa mort la chamboulait mais n’aurait pas été tragique s’il n’avait été le mari d’Uriel.

Rémiel préféra ne pas envisager quels auraient été ses sentiments si Astaroth ou, Lyth l’en garde, Belzébuth avait été tué par Krro. Son égoïste l’affligeait – après tout, elle n’était la femme ni de l’un ni de l’autre, alors que sa presque-sœur avait perdu son époux – mais ces deux-là étaient de telles forces de la nature que leur disparition aurait laissé un vide impossible à combler, même en tant qu’ennemis. Les Abysses dans leur ensemble en auraient été bouleversées.

Elle secoua la tête pour revenir à la réalité, en réalisant à quel point cette réflexion avait les accents de Saraqael. Elle pensait trop à la politique et pas assez à ses proches.

« Je sais que je n’ai pas été très présente depuis ton départ de l’Eden, mais je veux que tu saches que je suis de tout cœur avec toi. »

Uriel but une petite gorgée de sa propre tisane, sans répondre. Rémiel rajusta ses manches pour se donner contenance.

« Aussi, je viens te soumettre une proposition du conseil des archanges. Je sais qu’elle est indélicate, mais elle vient de Gabriel…

— Ce qui excuse beaucoup. »

Elles se sourirent.

« Mais pas tout, nuança Rémiel. C’est une bonne proposition, mais elle arrive tard… même si, en fait, elle n’aurait pas pu t’être faite plus tôt… »

L’archange du Métal inspira. Faire des phrases complètes passerait mieux.

« Nous t’invitons à Remonter pour la durée de ta grossesse. Ou, si tu refuses, t’accordons le droit de visite n’importe quand – et celui-là pourrait être rallongé une fois l’enfant né. »

Uriel reposa sa tasse sur une petite soucoupe de porcelaine aux motifs assortis. Ses sourcils étaient froncés mais, au moins, elle ne s’était pas jetée sur elle en hurlant.

« Je sais que, venant de Gabriel surtout, c’est une énorme concession. Néanmoins…

— Tu vas refuser.

— Vous n’êtes pas intervenus dans le conflit avant qu’il ne soit trop tard. Ça, je ne pourrai jamais vous le pardonner. »

Rémiel soupira. Elle aurait pu dire que les démons non plus n’avaient rien fait, mais ce serait hypocrite ; Uriel était leur presque-sœur, pas celle de Belzébuth, qui ne disposait d’ailleurs pas d’un réseau d’information aussi étendu et précis que celui de Saraqael.

« Je m’y attendais. J’espère que tu Monteras tout de même de temps en temps. Ton enfant… je ne pense pas qu’il pourra jamais venir en Eden, pas tant qu’il n’y a pas de paix définitive – et encore. Je doute que Gabriel tolère un jour des démons en Haut et tu le connais. Il ne fait d’exceptions pour personne.

— C’est son pire défaut et sa plus grande qualité. »

Uriel tourna une petite cuillère en bois dans sa tasse pour faire remonter le sucre qui s’était déposé au fond, et but une nouvelle gorgée.

« Je ne suis pas sûre non plus de rester à Pandémonium une fois l’enfant né. Ce serait mieux pour lui d’être entouré de démons, mais je veux qu’il soit conscient de son double héritage, et j’aimerais trouver ma propre place en Bas. Or, je doute de pouvoir faire mieux que Lucifer et Ariel, ici.

— Tu souhaites retourner chez les elfes ? demanda Rémiel, dubitative.

— Je pensais à autre chose. Je t’en dirai plus quand j’aurai précisé le projet. Là j’ai juste l’idée générale et aucun moyen, aucun plan pour le réaliser. »

Cela rendait Rémiel curieuse, mais elle n’osa pas insister. D’ailleurs, Uriel changeait de sujet.

« Et Raguel ? T’a-t-il parlé ? Quand Michaël m’a raccompagnée chez les démons, il en était encore à rester dans son coin…

— Oui, il est venu me parler. »

Rémiel se sentit rougir et maudit sa peau de blonde. Elle était incapable de cacher le moindre embarras à Uriel, même si l’empathie de celle-ci était bloquée par les barrières posées par Saraqael sur l’esprit des archanges.

« Et qu’a-t-il dit ? demanda l’archange du Vent d’un ton ravi, saisissant ses mains pour qu’elle se rapproche.

— Bien, il a dit qu’il m’aimait… »

Uriel écarquilla les yeux.

« Enfin ? Félicitations ! »

Rémiel était certaine que ses joues faisaient concurrence aux plus belles tomates des Abysses. Heureusement, ni Raphaël ni Raguel lui-même n’étaient là pour le voir et se moquer – quoi que ce dernier aurait intérêt à se taire.

« Oui. J’avoue que je suis un peu hésitante, avec les dernières révélations que nous avons eues à son sujet… S’il est capable de mentir si longtemps sur un point si important… Il prétend qu’il ne pouvait pas parler, que ç’aurait été aller à l’encontre de sa nature même ou, du moins, de la raison pour laquelle sa personnalité a été modifiée. Il dit que Raguel est un sceau, mais qu’il est Frryl aussi… C’est très embrouillé. »

Uriel serra un peu plus fort ses mains entre les siennes.

« Je comprends que ça doit être dur. Moi-même, j’ai beaucoup de mal avec l’idée qu’il soit un Élément et, d’après ce que tu viens de m’expliquer, c’est plus complexe que ça. Néanmoins, Rémiel, suis mon conseil… et fonce. Accepte-le, attire-le à toi, fais-le tien. Profites-en tant que tu as l’opportunité d’apprendre à le connaître. Tu sais, moi… J’ai tant tergiversé, pour Léviathan. Si je l’avais épousé plus tôt, peut-être aurait-il eu le temps de connaître son fils avant de… »

Un sanglot interrompit sa phrase, et Rémiel l’enlaça, la serrant tout contre elle sans savoir quoi dire. Finalement, elle se contenta de rester là, présente, et de frotter son dos en murmurant des paroles de réconfort qui n’avaient aucun sens.

Uriel avait raison. Elle devait profiter de Raguel tant qu’il était là.

 

***

 

Parfois, Nysâh se demandait si elle ne ferait pas mieux de laisser la couronne à quiconque serait assez fou pour se croire capable de diriger Ambrosis. Le pouvoir n’en valait pas la peine. La reconnaissance – en admettant que les ska reconnaissent effectivement le titre de Roi Rouge comme valide – n’était pas suffisante. Par Saâgh, même la richesse n’expliquait pas qu’elle accepte de subir ce poids.

Un jour, elle les tuerait tous et le problème serait réglé.

« Vous dites que les drows sont  ?

— Dans plusieurs territoires ska d’Ambrosis, Votre Majesté, répéta le messager en essayant de ne pas avoir l’air trop terrifié. Mais surtout sur ceux des Maisons Ezrjl débordant un peu chez les Ajtai, leurs voisins.

— Pensez-vous que je ne connais pas la géographie de mon propre royaume ? » siffla-t-elle.

Le messager se recroquevilla, entrant sa tête entre ses épaules comme s’il croyait qu’elle allait lui sauter à la gorge. Peut-être devrait-elle le faire à l’occasion ; ça la défoulerait et entretiendrait sa réputation de reine sanguinaire.

« Ce n’est pas ce que j’avais en tête quand j’ai proposé à Tessandr de revenir en visite, grommela-t-elle. Puis, relevant les yeux vers le vampire terrifié : Si vous avez des informations plus précises, transmettez-les-moi maintenant. Vous ! Allez me chercher Ajven ainsi que mon état-major. »

Le terme était pompeux, surtout qu’Ambrosis n’avait pas de réelle force armée dépendant de l’État central, mais Nysâh avait depuis longtemps sacrifié la précision à la grandeur pour ce qui était de nommer les choses – comme les villes ou les fonctions importantes. Dire qu’on revenait de la Tour des Sombres Secrets après une visite au Haut Sorcier était plus impressionnant pour les invités que leur avouer qu’on était monté au troisième demander une rune chauffante au seul fichu mage de feu de la ville. Les ska raffolaient de ce type de manipulation sémantique.

« Il y a autre chose… avança le messager.

— Quoi ? Les Ezrjl sont capables de repousser eux-mêmes cette soi-disant invasion, n’est-ce pas ?

— À vrai dire, ils ont essayé, mais les drows étaient bien préparés… »

Nysâh le toisa de haut en bas, sourcils froncés, et l’homme bafouilla la fin de sa phrase dont seuls certains termes restèrent intelligibles, comme « massacre » et « nécromancien ».

« Vous voulez dire qu’ils ont tué des vampires ?

— Oh non, pas tués. Ils en ont fait des marionnettes, Votre Altesse, et nous les ont renvoyés en pleine figure, si vous me passez l’expression. Nous avons dû sonner la retraite pour éviter de nous en prendre à nos propres troupes. »

Nysâh sentait poindre une migraine. Elle avait apprécié Tessandr, notamment parce qu’elle sentait un esprit acéré derrière ces yeux limpides qui la faisaient passer pour stupide auprès de bien des gens. La Reine ne s’était pas trompée – mais pour une fois elle aurait préféré. Saâgh ! Qu’allaient-ils bien pouvoir faire contre des nécromanciens, alors que la grande majorité de leur population se composait d’Infants ? Les problèmes de fertilité frappaient la plupart des vampires de sang pur ! Comment Ketjiko était-il parvenu à avoir deux enfants avec si peu d’années d’écart, c’était un secret dont elle avait cherché la clef en vain.

« Très bien, vous resterez durant notre réunion. Nous avons besoin d’informations et vous êtes la seule source disponible. »

Le ska aurait mérité un bon verre de sang et un lit pour y dormir, mais si la menace était si grande, c’était un luxe qu’elle ne pouvait pas lui offrir. Elle se demanda à qui il avait déplu dans les hautes sphères de sa Maison pour avoir été envoyé lui annoncer de si mauvaises nouvelles.

Surtout venant des Ezrjl. Tout le monde savait qu’elle n’avait aucune envie de se montrer clémente envers cette Maison, ces derniers temps.

L’état-major arriva et, dès les grandes lignes du problème brossées, chaque membre explosa en un concert d’exclamations d’outrage et d’horreur. Nysâh voulut les faire taire et avança vers eux, mais brusquement le sol sembla fait de coton et ses jambes s’y enfoncèrent. Le temps qu’elle réalise que c’était son corps qui lui faisait défaut, elle se retrouvait dans les bras d’Ajven, qui avait bondi en avant pour l’empêcher de percuter le sol.

« Dehors, tous ! hurla-t-il. Dans deux heures, l’ébauche d’un plan d’attaque doit être prête sur mon bureau et des volontaires alignés pour former une armée ! Je vous convoquerai à nouveau quand ce sera fait. Exécution ! »

Il devenait vraiment séduisant quand il prenait une voix aussi autoritaire. Et elle-même devait être en très mauvais état pour admettre ça.

« Je vais bien, marmonna-t-elle cependant quand il la porta jusqu’au canapé le plus proche, deux salles plus loin.

— Ton médecin arrive », répondit-il comme si elle l’avait assuré de sa mort imminente.

Elle ne protesta pas, ce qui dut l’alarmer car il posa ses doigts contre son front pour s’assurer qu’elle n’avait pas de fièvre, avant de dénouer sa cravate afin de libérer son cou.

« Je n’ai pas soif ! s’écria Nysâh, choquée. D’ailleurs, je vais mieux. »

Elle ne mentait pas ; le vertige avait disparu et elle se sentait à nouveau en pleine possession de ses moyens. Il refusa cependant de la laisser se lever tant que le médecin ne fut pas arrivé, et que le calme avec lequel ce dernier l’ausculta ne le rassure.

« Alors ? demanda le prince consort dès que le saâghim eut terminé.

— Un petit malaise, rien de grave. Ce n’est pas surprenant dans son état, vous allez devoir vous y habituer. »

Nysâh et Ajven échangèrent un regard interloqué, et la Reine Rouge posa la question qu’ils avaient tous les deux au bord des lèvres :

« Dans mon état ? »

Le vampire parut étonné de leur perplexité.

« Saâgh ne vous a-t-Il pas prévenus ? Il est venu me parler avant de disparaître et j’ai cru qu’Il en aurait fait de même avec les principaux concernés !

— Allez droit au fait ! » s’énerva Nysâh, inquiète.

Qu’est-ce que ce fichu Élément avait encore trouvé ?

« Vous n’avez pas à vous alarmer, c’est une bonne nouvelle… Ses mots étaient, je crois, qu’Il vous avait donné un coup de pouce pour atteindre vos objectifs.

Quels objectifs, pour l’amour de Sei ? »

Le médecin leva les yeux au ciel, comme si le message qu’il voulait faire passer était évident.

« Tomber enceinte, bien sûr ! »

Ils en restèrent tous les deux bouche bée. Le saâghim continua :

« Il m’a même précisé que votre fertilité avait été altérée d’une manière ou d’une autre durant plusieurs années et, quand je Lui ai donné quelques détails, a assuré que vos médecins précédents avaient dû vous droguer pour obtenir ce résultat. J’étais certain qu’Il serait venu vous en parler ! Vous êtes sûre que…

— Évidemment que je suis sûre, imbécile ! Mais soyons bien clair. Vous voulez dire que là, maintenant, je suis enceinte ?

— De presque deux mois », confirma-t-il.

Nysâh crut recevoir un coup sur la tête. C’était une bonne nouvelle, mais elle arrivait de nulle part ! Elle allait avoir besoin de l’entendre répéter encore et encore qu’elle attendait un enfant, quitte à épuiser sa patience, parce qu’elle ne parvenait pas à assimiler l’information.

Ajven lui posa une main sur le ventre, un peu émerveillé.

« Nysâh, tu as un héritier. »

Il sourit un peu.

« Nous allons avoir un bébé. »

Le cœur de la reine se mit à battre plus vite. Peut-être qu’au final elle n’aurait pas besoin qu’on lui répète ces mots si souvent que ça.

 

***

 

Les Tréfonds formaient des Cercles ingrats, où la terre était aride et la température trop basse. Les villes vampiriques avait été bâties en conséquences et des runes chauffantes disposées partout où elles pouvaient l’être, accompagnées de tapisseries, de fourrures et de feux ouverts, ainsi que des tapis les plus réputés de toutes les Abysses, non pas pour leur beauté mais pour leur confort.

Tessandr tournoyait sur l’un d’eux, riant à gorge déployée. Lavée de frais, dans un vrai bain comme elle l’avait souligné plusieurs fois, elle s’était habillée avec les vêtements trouvés sur place. Nataos avait la gorge sèche de la voir ainsi en pantalons ; la mode vampirique était plus cintrée que celle en vogue chez les elfes où, déjà, seules les femmes qui choisissaient la carrière militaires s’aventuraient à ne pas porter de jupes. Comme celles-ci se coupaient souvent les cheveux et agissaient de manière assez masculine – sa cousine Enngyl en était le plus parfait exemple – Nataos ne les avait jamais considérées comme des femmes à part entière.

Voir Tessandr dans un pareil accoutrement était bien plus intéressant, d’autant plus que la coupe mettait en valeur tant la rondeur de ses hanches que la finesse de sa taille.

« Ceci sera notre palais ! déclara la jeune femme. Ces vampires n’ont aucun goût ; nous ferons importer les soies les plus fines et les peintures les plus délicates pour décorer ces murs !

— Tu réalises que Nysâh va nous expulser hors d’Ambrosis dès qu’elle aura rassemblé assez de soldats ? demanda Nataos, sans savoir retenir un sourire amusé.

— Oh, ne t’inquiètes pas, elle ne sera pas si pressée. »

Tessandr se tourna vers lui avec une expression mutine.

« Skady voulait prendre sa place. Nous relâcherons nos prisonniers en échange des terres et ce sera une manière parfaite pour elle de se venger de la Maison Ezrjl sans en avoir l’air.

— Un monarque n’accepte jamais de perdre une partie de son territoire.

— Seulement s’il s’agit bel et bien de son territoire, mon cher. Les vampires sont délicats sur ce point. Nysâh ne supporterait pas que tu poses le pied dans sa ville, mais elle se fiche de ce qui peut se passer dans le reste d’Ambrosis. Oh, elle prétendra que non ! Mais ses instincts lui assureront que tout vampire avec un territoire plus petit est un vampire qui lui obéira mieux. »

Nataos rit. Elle était machiavélique et avait réponse à tout. Malgré cela, il doutait que la Reine Rouge reste sans réagir ; il leur faudrait quelques victoires avant de pouvoir passer aux négociations.

Ils les gagneraient. Ils étaient partis d’Altayn avec une wyverne et un drow, mais des gens les attendaient dans les Cercles plus Bas des Abysses et depuis leurs rangs n’avaient fait que grossir. Il y avait des petits nobles drow qui qui refusaient de rester dans des royaumes elfiques figés par la tradition ; des jeunes, charmés par leur force de caractère et qui n’avaient rien à perdre, parce qu’ils étaient trop pauvres ou parce qu’ils étaient les benjamins de leur famille et encombraient leurs parents ; des convaincus ; des Améliorés.

Ils s’étaient contentés d’abord de se rassembler, et Nataos avait dû utiliser toutes les ressources auxquelles il pouvait penser pour les nourrir, pour les abriter. Ils vivaient dans des cabanes, restant en marge des villes démoniaques et, petit à petit, s’étaient déplacés vers le Bas. Ils laissaient cependant des repères derrière eux, pour quiconque voudrait les suivre.

Grand bien leur avait pris car depuis peu, tout elfe doté ne fût-ce que d’une once de pouvoir de nécromancie fuyait. La plupart n’avaient rien à voir avec les drows, mais tous subissaient des persécutions : certains s’étaient fait battre ou mettre hors du village par des voisins craignant que Kawa les juge pour trahison, d’autres supportaient mal les regards suspicieux qui pesaient sur eux alors qu’ils n’avaient rien fait. C’était d’autant plus triste à entendre que Nataos savait que son frère, malgré tous ses préjugés, ne s’en prendrait jamais à quelqu’un sans preuve, et certainement pas à des villages entiers.

Cependant, de cet exode était née l’idée d’une Descente dans les Tréfonds. Tessandr avait été la première à suggérer qu’ils pourraient s’installer à Ambrosis, argumentant qu’ils avaient perdu surtout à cause de la présence de Saâgh dans le camp adverse et que ce serait un juste retour des choses. De manière plus pragmatique, Nataos s’était dit que ce serait le seul endroit où ils ne dérangeraient ni les anges, ni les démons, et que Kawa ne risquait pas de faire le trajet pour venir le capturer jusque là. Seuls les vampires poseraient problème.

Cependant, avec tant de nécromanciens dans leur camp, leur nombre restreint n’était pas autant pénalisant face aux vampires. Nataos n’avait jamais utilisé ses pouvoirs pour manipuler les morts, sauf dans le cadre de ses études. Cette pratique était répugnante et il ne l’avait exécutée qu’à contrecœur, pour mieux apprendre les mécanismes de sa magie ; en dehors du fait qu’elle le dégoûtait, elle offenserait tout elfe qui apprendrait qu’un de leur prince s’y adonnait.

Ces exercices minutieux avaient payé quand il avait dû manipuler les drows. Bien sûr, il n’utilisait que rarement ce pouvoir de manière contraignante, se contentant de leur envoyer des suggestions, mais gérer tant d’individus avait été épuisant. À présent, cette expérience lui permettait de contrôler de nombreux vampires qu’il pouvait envoyer combattre contre leur propre camp – et il n’était pas le seul doté de ces capacités.

Cela leur avait permis de gagner une ville. Nataos doutait qu’ils puissent aller beaucoup plus loin. Déjà, ils n’avaient pas besoin de plus de place ; ils n’étaient pas si nombreux. Ensuite, quels que soient leurs pouvoirs, Nysâh restait puissante et il ne comptait pas la sous-estimer. Ils risquaient gros.

Ce ne serait pas la première fois.

Nataos enlaça la taille de sa promise qui vint se lover contre lui. Il inspira nerveusement ; ils avaient vécu dans une proximité révoltante jusqu’à enfin faire fuir les vampires de cette ville, et c’était la première fois depuis longtemps qu’ils se retrouvaient seuls. Or, ils n’étaient toujours pas mariés, et son désir pour la jeune femme n’avait fait qu’augmenter.

« Ne sois pas si timide, dit-elle en le voyant se crisper. Je ne suis pas une demoiselle en détresse.

— Tu restes une demoiselle…

— Tu as dit que tu ferais de moi ta reine si tu le pouvais, lui rappela Tessandr. Nous avons un palais. Nous avons un royaume, aussi petit soit-il. Ne serait-il pas temps pour toi de tenir cette promesse ? »

Nataos la serra un peu plus près. Il ne la méritait pas. Elle était si belle, ses cheveux blonds brillants et clairs, alors que lui… avec ses horribles cheveux noirs, ses yeux plus noirs encore… et toutes les erreurs qu’il avait commises…

« Je n’ai rien d’un roi, murmura-t-il.

— Tu crois cela ? Si je te prouve le contraire, m’épouseras-tu de suite ? »

Il sourit.

« Je t’épouserai volontiers quoi qu’il arrive, belle dame.

— Sérieusement, Nataos

— Sérieusement. »

Tessandr rougit comme elle ne l’avait plus fait depuis longtemps, puis lui attrapa le bras.

« Soit. Dans ce cas, je veux que ton couronnement soit mon cadeau de mariage. Viens. »

Il tenta de protester mais elle l’entraîna jusqu’à la grande salle, où la plupart de leurs suivants se trouvaient. Un plan de la ville était déroulé sur une table et tous discutaient sur qui allait s’installer où, et sur comment défendre les murs. Tessandr s’arrêta avec lui en haut des escaliers.

« Mes amis, mes frères ! cria-t-elle. Mon fiancé ici présent ne se croit pas digne de vous. Il me dit que vous ne le suivez que par désœuvrement, que vous n’êtes venus jusqu’ici que pour l’aventure. Je vous le demande donc : qui est ici pour le suivre ? »

Le silence se fit et Nataos secoua la tête, amusé, mais espérant qu’elle n’était pas trop déçue. Elle n’avait fait que prouver qu’il avait raison. Cela ne le dérangeait pas. Au final, il n’était pas fait pour porter une couronne.

Puis, un drow se leva.

« Moi, je suis venu pour lui !

— Moi aussi ! s’écria un autre.

— Et moi !

— Il m’a sauvé la vie, déclara un troisième

— Il est notre chef ! »

Et, d’un coup, tous se mirent à acquiescer et à crier leur dévotion, laissant Nataos stupéfait. Il avait fait de son mieux pour eux, mais c’était aussi de sa faute s’ils se retrouvaient loin de chez eux, dans la précarité. Leur récente victoire, aussi enivrante soit-elle ne suffirait pas à leur assurer un avenir.

« Nataos, chef des drows ! s’exclama soudain quelqu’un, et ce n’était pas Tessandr, elle ne lui avait même rien soufflé.

— Nataos, roi des drows ! » renchérit un autre.

Ce cri fut reprit par tous et, bientôt, la foule enthousiaste scanda le titre en cœur. Bouleversé, Nataos dut se détourner lorsque des larmes d’émotion lui montèrent aux yeux. Tessandr se rapprocha de lui.

« Alors ? »

Pour toute réponse, Nataos fit un pas en avant et, attrapant la rambarde, se pencha vers ses protégés, vers ses sujets.

« Tessandr et moi nous marions ce soir ! »

Et, sous les hurlements enthousiastes de la foule, il l’attira à lui et l’embrassa.

 

***

 

Altayn se reconstruisait et avec les anciens bâtiments revenaient les anciens préjugés. Cat avait essayé de le lui cacher, mais Arkim avait entendu des gens lui lancer des insultes, « drow » étant la moins horrible. Quelqu’un l’avait même visée avec un pavé mais, heureusement, elle n’avait eu aucun problème à l’esquiver.

Ça ne pouvait plus durer.

Kawa était occupé avec la remise en place d’un gouvernement. Certains membres du Haut Conclave avaient proposé qu’un nouveau statut soit créé, celui de Président du Haut Conclave, afin de le lui offrir. Kawa, au grand soulagement d’Arkim, avait refusé. Il ne souhaitait pas obtenir davantage de pouvoir. Il voulait reconstruire son royaume.

Mais il y avait plus à faire que bâtir des maisons et il ne semblait pas s’en rendre compte. Les gens revenaient, mais la population d’Altayn avait diminué par rapport à ce qu’elle était avant les combats. Tous n’étaient pas morts ou disparus. Beaucoup quittaient le pays, soit pour rejoindre d’autres royaumes plus calmes, soit pour Descendre plus Bas dans les Abysses.

Il y avait des rumeurs. Certains murmuraient que Nataos constituait une armée et comptait revenir pour trancher la tête de Kawa et l’offrir au Haut Conclave, mais ceux-là étaient stupides. Arkim s’inquiétait plus de ceux qui prétendaient qu’un nouveau royaume elfique se créait dans les Tréfonds, où toute personne pouvait se rendre pour devenir un citoyen libre.

Ce qu’ils voulaient dire par là, personne ne le savait, mais en voyant les bleus que Cat cachait sous des manches longues, Arkim commençait à comprendre.

« Ils vont finir par arrêter, lui dit-elle en voyant son regard. Ils oublieront, ils se lasseront. »

Il poussa un gros soupir, peu convaincu.

« Et s’ils ne se lassent pas ? J’en ai parlé à Kawa, mais il dit la même chose. Comme si la mentalité des elfes allait changer du jour au lendemain ! Ils nous ont toujours regardés de travers. Ysk parle de repartir à Pandémonium.

— Il a terminé de retirer l’Empreinte à tout le monde. C’est normal qu’il veuille rentrer chez lui.

— Je croyais que, chez lui, c’était avec nous », avoua Arkim à voix basse.

Cat lui tapota l’épaule.

« Il a fait sa propre vie là-bas, tu sais ?

— Pas vraiment. Je l’ai vu à Pandémonium. Il reste tout seul dans son coin, sauf quand il rôde autour d’Asmodée. Cette bonne femme me donne froid dans le dos. »

Elle lui donna une tape sur le bras.

« Parle de façon plus respectueuse ! Elle est archidémone !

— Une nécromancienne. Je sais ! Je sais. Moi aussi, j’ai des préjugés, d’accord ? Nataos n’était pas horrible parce qu’il avait des pouvoirs de Mort, mais parce que c’était un bâtard arrogant. Ysk aussi est nécromancien et je ne le lui reproche pas ! Mais elle… Elle est juste bizarre. »

Cat secoua la tête, affligée.

« Même s’il y retourne, nous pourrons lui rendre visite, à présent que nous ne sommes plus obligés de rester à Altayn.

— Ce serait une idée… Tu pourras rencontrer Lanek ! C’est quelqu’un de génial, je suis sûr que tu l’apprécieras. Nhecza est merveilleuse, elle aussi, mais elle a plus de caractère. Lanek est un type calme.

— Si tous les démons sont aussi impulsifs que toi… »

Arkim ricana.

« Tu ne sais pas ? Je passe auprès d’eux pour un modèle de politesse et de retenue. Certains m’appelaient même angelot, ou garçon modèle. »

Cat ouvrit de grands yeux horrifiés et le jeune homme explosa de rire. Le pire étant qu’il ne mentait pas ; les démons se montraient indécents et exubérants au possible.

« Au final, je ne suis pas sûre de vouloir y aller… »

Ils se sourirent, et le sujet fut clos. Cependant, au fond de son esprit, l’idée avait germée. Cat était trop mal vue à Altayn pour y rester longtemps. Mais, s’il ne rejoindrait jamais Nataos… ne pourraient-ils pas accompagner Ysk à Pandémonium ?

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