Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 3
« Les elfes ne sont pas plus racistes que les anges. Ce qui veut tout dire. »
– Notes de voyage, Lanek –
Tessandr, fille de Yaem d’Ovyé, avait de grands yeux clairs et des cheveux presque blancs ; elle savait broder des oiseaux délicats et jouer de nombreux instruments ; sa voix, mélodieuse, produisait les sons les plus purs dans les mélopées les plus sophistiquées. Elle avait une main si délicate que les oiseaux venaient s’y poser pour bécoter les graines qu’elle y mettait et le soleil d’été faisait ressortir la blondeur de ses mèches qu’elle attachait en des coiffures élaborées. Elle était la fiancée parfaite.
Nataos retint un soupir. Elle baissait le regard dès que ses yeux croisaient les siens, n’élevait jamais la voix et entretenait une conversation d’un ennui étudié. Il ne pouvait guère s’en plaindre. Lorsqu’il avait quitté le royaume d’Hedyrn, il n’avait eu aucune assurance de trouver de l’aide.
Et le voilà qui se retrouvait fiancé à une des plus jolies nobles des terres elfiques. Celle-ci semblait même tolérer son aspect repoussant : ses cheveux et ses yeux noirs pouvaient, au mieux, être qualifiés d’exotiques. Il plaisait plus aux femmes pour sa conversation que pour ses beaux airs. Kawa, au moins, avait les yeux bleus.
Nataos n’était pas officiellement entré dans la course à la couronne d’Ovyé, mais le roi Yaem n’avait pas d’autre enfant et semblait réticent à céder sa place à l’un de ses neveux. Alors, peut-être, un jour… mais pour cela, il devait épouser la jeune fille. Un moindre mal ; Nataos avait toujours su qu’il ne choisirait pas son épouse.
Cela dit, son objectif n’était pas le royaume de Yaem – et le seigneur lui-même ne se contenterait pas de l’avoir comme gendre. Des nobles elfes des États voisins affluaient depuis son arrivée à la capitale, malgré le début de printemps qui les voyait en temps normal se rendre dans leurs demeures ancestrales. Tous souhaitaient que les drows soient utilisés par le Haut Conclave pour les défendre des anges et des démons. Ils craignaient que ces derniers interviennent pour les aider contre l’Eden et s’installent chez eux comme en terre conquise.
Après tout, Belzébuth se considérait comme le roi des Abysses – avec ou sans couronne – et n’admettait l’indépendance des États elfiques que du bout des lèvres. N’allait-il pas profiter de la première opportunité pour faire de ses illusions une réalité ?
Les Améliorés eux-mêmes prenaient bien leur nouvelle situation. Drow devenait un terme de plus en plus courant, sans plus aucune connotation négative, et certains commençaient même à appeler ainsi toutes les personnes qui voulaient voir le projet continuer. Seul point négatif : les Améliorés n’étaient perçus que comme des outils, vivants certes, mais plus vraiment elfes.
Nataos n’appréciait pas cette évolution. L’Empreinte avait été nécessaire mais il aurait voulu voir ces jeunes gens remerciés pour leur sacrifice, plutôt qu’exclus. Il s’efforçait donc de les mettre à l’honneur et avait écarté Nama, ne laissant à son service que Cat et Leyn – la première parce qu’elle aurait tout raconté si elle en avait eu l’occasion, le second parce que Nataos ne voulait pas s’afficher trop tôt en sa compagnie. Nama avait mauvaise réputation à cause de sa race. Nataos préférait mettre Renaeyle en avant.
« … il sera là ce soir. Aimez-vous la poésie ? »
Le prince sourit à Tessandr, cachant de son mieux qu’elle l’avait tiré de ses réflexions.
« En effet, mais j’avoue que j’en ai plus lu qu’entendu déclamer.
— J’espère que vous apprécierez l’expérience ! Bien sûr, nous ne serons pas assis l’un à côté de l’autre ; je sais que père doit vous parler et puis, ce ne serait pas correct. Cependant, je songerai à vous en écoutant les vers. »
Nataos doutait que son attention s’attarde sur de telles frivolités alors que la situation politique se complexifiait, mais il s’inclina néanmoins.
« Soyez assurée que je ferai de même. »
La jeune fille lui renvoya un regard si reconnaissant qu’il en eut presque des scrupules. Il s’était montré correct avec elle, mais sans plus, et se demanda un instant s’il l’avait abusée quant à ses intentions. Elle était charmante et méritait mieux que son attention distraite.
Une main fine se posa sur son bras.
« Ne vous inquiétez pas, seigneur Nataos. Je suis la fille de mon père, je sais que vous avez des préoccupations plus importantes que mon bien-être. Il me plaît néanmoins de penser qu’il vous reste un peu d’espace dans votre vie pour moi. »
Le malaise de Nataos ne fit qu’augmenter à ses mots. Il l’avait considérée d’emblée comme une plante de décoration sans intérêt. Il s’inclina d’autant plus.
« Veuillez excuser ma distraction, Tessandr. Je ferai mieux à l’avenir. »
Elle serra son bras, puis recula.
« Je n’en doute pas. »
***
Kawa apposa son sceau sur un document et passa au suivant. Autour de lui, ses conseillers triaient le courrier et préparaient des dossiers. Les fenêtres avaient été fermées pour chasser le vent encore frais et pour étouffer les chants des oiseaux qui s’en donnaient à cœur joie depuis le petit matin. Cela ne faisait que quelques jours que Nataos était parti mais les évènements se précipitaient : de nombreux nobles s’étaient regroupés en Ovyé et certains chefs d’État avaient contacté Hedyrn pour savoir ce qu’ils comptaient faire.
D’autres avaient rejoint Nataos avec leurs serfs. Comme si cela ne suffisait pas, Lanek n’avait pas répondu à sa lettre. Kawa doutait que le démon puisse aider Arkim – une enquête plus approfondie avait révélé sans conteste que celui-ci avait été enlevé par son frère – mais il aurait apprécié un retour, quitte à ce que ce soit une fin de non-recevoir.
Il avait rappelé Enngyl à Altayn, ayant besoin de s’entourer de personnes de confiance. La jeune femme n’appréciait pas ce changement mais avait néanmoins accepté, « à titre provisoire ». Kawa espérait la convaincre de rester à plus long terme. Elle ne lui ferait pas défaut dans ces circonstances impossibles.
Elle arriva justement, et son expression sombre laissait présager de mauvaises nouvelles.
« Les représentants des États elfes se sont réunis dans la cour. Ils réclament une prise de position claire, sans quoi ils agiront sans ton accord. »
Le jeune roi pâlit. Il aurait voulu éviter une action directe, mais si ses propres alliés l’y poussaient, sa seule possibilité pour garder une certaine marge de manœuvre était de diriger l’assaut – ce qui le mettait en position d’agresseur. Il pouvait le justifier : Nataos était un traître… mais il détestait l’idée d’engager ainsi des combats. Les nations elfiques étaient en paix depuis plusieurs générations.
Apparemment, il n’aurait pas le choix. Il se leva.
« Très bien, j’arrive. »
Il descendit rejoindre les autres et avant d’être remarqué il eut le temps d’entendre des mots aussi forts qu’abomination ou incompatibilité essentielle. Il se rappela ses cours de philosophie draconique et se demanda où étaient leurs alliés quand ils avaient besoin de leurs conseils et de leurs discours sur l’Équilibre.
Pour lui, il était trop tard – ces mots-là ne suffiraient plus. Il ne lui restait qu’à prendre la wyverne par les cornes.
« Messieurs, mesdames. Un peu de calme, je vous prie. »
Tous se tournèrent vers lui et il se tendit en réalisant à quel point certains semblaient méfiants. Ils étaient venus en l’attente d’une réponse forte et il les avait déçus. Il devrait leur prouver qu’ils pouvaient compter sur lui.
« Je sais que vous êtes impatients mais une victoire se prépare. Nous n’avons encore que peu d’informations sur ce qui se passe en Ovyé. Soyez cependant assurés que des mesures seront prises pour rectifier cette intolérable situation. »
Il les tenait, à présent ; seuls quelques-uns restaient dubitatifs.
« Votre expertise sera la bienvenue et votre collaboration nous permettra de partager les informations que nous obtenons. Je suggère donc que des groupes mixtes soient formés pour chaque sujet.
— Il ne s’agit encore que de préparatifs, Hedyrn Teynan. »
Kawa prit une inspiration. Voilà. Ils y étaient.
« Que suggérez-vous ?
— Une déclaration de guerre ! s’exclama un autre.
— Nous devons supprimer ces horreurs avant qu’elles ne causent plus de problèmes ! »
Kawa fronça les sourcils et se redressa pour appuyer ses arguments.
« N’oubliez pas que les drows ont eu peu de choix en la matière. Ce sont leurs dirigeants que nous devons viser, ceux qui les utilisent. Yaem d’Ovyé d’une part, ainsi que les nobles elfes qui nous ont trahis pour le rejoindre ; les érudits qui dans leur folie ont créé cette formule d’autre part.
— Yaem d’Ovyé ? Il me semble que c’est plutôt votre frère qui est à blâmer !
— Ne vous inquiétez pas, répondit le jeune roi. Je ne risque pas de l’oublier. »
Le premier homme qui avait parlé, un conseiller spécial venant du royaume voisin avec des lettres de crédit lui donnant tout pouvoir quant à la gestion de la crise, intervint à nouveau :
« Nous sommes donc d’accord sur une déclaration de guerre ? Qu’elle soit dirigée vers Ovyé ou non n’a que peu d’importance.
— Au contraire ! »
L’attention se tourna vers Enngyl, qui venait de parler.
« Sauf votre respect, mes seigneurs, une guerre ne se déclare qu’à un autre État. Si notre objectif est de récupérer les drows et le traître Nataos, nous devons d’abord envoyer une demande officielle à Yaem d’Ovyé afin qu’il nous les restitue. Si il refuse, alors nous serons en droit de lui déclarer la guerre pour avoir collaboré avec des ennemis des nations elfiques.
— Exact ! approuva Kawa. Même si la réponse du seigneur Yaem ne fait aucun doute, nous devons respecter les traditions. »
Aucun elfe digne de ce nom ne s’opposerait au protocole, aussi tous durent acquiescer, avec plus ou moins de réticence. Ils avaient gagné un délai mais, surtout, Enngyl l’avait recadré. Kawa s’en sentait soulagé. À présent, il savait quoi faire.
« Réunissons-nous dans la salle du conseil, proposa-t-il. Nous avons une escorte armée à mettre en place pour aller chercher mon frère et les drows là où ils se trouvent. »
Il y eut quelques rires entendus. Kawa ouvrit la marche, en se demandant ce que le Haut Conclave dirait de cela. Puis il réalisa qu’à présent, il en ferait partie, puisque l’organe rassemblait les chefs d’État elfiques. Il sourit à son tour.
***
Belzébuth froissa les parchemins qu’il tenait pour les jeter à terre et Ariel vit Lucifer tiquer. Il s’agissait des lettres officielles envoyées par Kawa Hedyrn Teynan pour les tenir informés de la situation et pour leur demander de l’aide à demi-mot. Le Déchu croisa les bras.
« Voilà un comportement mature et responsable venant d’un monarque modèle, commenta-t-il, sarcastique. Nous avons beaucoup travaillé pour établir cette alliance avec Hedyrn.
— Si je me souviens bien il s’agissait juste d’un traité d’amitié, rétorqua l’archidémon. J’ai assez d’une guerre à mener ! En plus, la présence des vampires a diminué dans l’Univers et du coup les anges ont récupéré une partie de leurs territoires. Ou l’inverse. Peu importe ; ça les rapproche trop de nous. »
Lucifer ne cacha pas son irritation.
« Je sais ça, mais justement : les elfes pourraient servir de tampon et ils ne le feront pas s’ils sont occupés avec des conflits internes.
— Ils croient que nous avons tué un de leurs rois. Comme si je n’avais pas mieux à faire ! »
Ariel échangea un long regard avec l’autre déchu et cacha un sourire derrière sa manche. L’ego de Belzébuth avait été froissé par les suspicions des elfes malgré la délicatesse dont Kawa avait fait preuve à leur égard. L’archidémon des Ténèbres prenait ces accusations de manière personnelle et s’en offensait comme si elles lui avaient été lancées à la figure.
Pendant qu’Ariel laissait ses pensées vagabonder, Lucifer avait ramassé les lettres et tenté une nouvelle fois de convaincre Belzébuth, sans succès. Pourquoi tenait-il tant à une intervention de leur part chez les elfes ? Ce serait une perte d’énergie inutile…
« Ça suffit ! finit par exploser l’archidémon. J’ai dit non et ça restera non, à moins que la situation n’évolue ! Et une déclaration de guerre officielle entre ce type et les drows ou je ne sais quoi n’est pas suffisante pour me faire changer d’avis. Compris ? »
Lucifer redressa le menton, des éclairs plein les yeux. Il exécuta néanmoins une courbette raffinée.
« Puisque monseigneur le souhaite. »
Belzébuth roula des yeux devant tant de formalité, mais le Prince-démon retournait déjà à grands pas vers son bureau. Ariel lui adressa un petit signe en guise de salut et suivit Lucifer sur quelques couloirs, seulement pour bifurquer une fois arrivé à hauteur de ses propres appartements. Saraqael l’y attendait, ainsi qu’un plateau de pâtisseries amoureusement préparées par Remah, la vieille cuisinière qui l’avait pris en affection dès sa Chute. Ariel s’installa sur un coussin sans plus de cérémonie.
« Alors ? lui demanda l’archange.
— Lucifer a insisté, mais Belzébuth ne s’en est que plus braqué, comme tu as dû le voir via tes essions.
— J’aurais cru que Belzébuth aurait sauté sur l’occasion de montrer à tout le monde qui dirigeait les Abysses… »
Ariel hésita à se servir – il adorait les sucreries mais évitait d’en manger trop, habitude bien ancrée en lui par l’éducation stricte de Gabriel – mais rit devant la perplexité de Saraqael.
« Les démons tuent sans remord en duel ou en combat, mais ils considèrent le meurtre comme une preuve de lâcheté et de faiblesse. Si Belzébuth avait voulu tuer Ceyn, il se serait rendu sur place lui-même et lui aurait tranché la gorge devant tout le monde, afin que personne n’ignore comment il traite ceux qui l’ennuient.
— Tu veux dire qu’il est vexé ?
Le déchu haussa les épaules.
« C’est Belzébuth. Un bon dirigeant, mais pas l’homme le plus subtil qui soit. »
Saraqael pesta.
« J’aurais voulu qu’il intervienne. Pourtant, il a raison : les démons ont assez d’une guerre. Je suis sûr que Lilith lui aurait aussi fait remarquer que s’ils attaquent, ils risquent de se retrouver face à des vampires, qui sont supposés être leurs alliés. Cela risquerait de rendre caducs vos accords secrets avec Ambrosis. »
Ariel sembla perplexe.
« Et tu veux qu’ils entrent en guerre ?
— Évidemment. Ça les distrairait de l’Eden, qui en a besoin. »
Le Prince-démon céda et attrapa une pâtisserie dont il grignota un morceau. Saraqael se leva pour partir, supposant que la conversation s’arrêterait là, mais Ariel le retint.
« Lucifer n’est pas Belzébuth. Il sait qu’intervenir se ferait au désavantage des démons. Je sais que c’est un idéaliste, malgré les airs qu’il se donne, et qu’il souhaite sincèrement aider Kawa Teynan, mais… »
Ariel laissa sa phrase en suspens et ne fut guère étonné de voir l’archange du Soleil se détourner. Il continua après quelques secondes de silence :
« Il s’inquiète encore de l’Eden, n’est-ce pas ? Il sait qu’une révolte couve.
— Couve ? Raguel s’est fait enlever par ses propres anges, même si depuis son retour son clan s’est calmé.
— Tu joues sur les mots. »
Saraqael leva les mains, paumes vers le ciel, comme pour prendre Lyth à témoin.
« Que veux-tu que je te dise, Ariel ? Je ne suis pas dans sa tête. Un jour, Lucifer est furieux parce que tu proposes une trêve, l’autre il demande à Belzébuth de s’occuper d’Ambrosis plutôt que de l’Eden. »
Ariel écarquilla les yeux.
« Il a fait ça ?
— Il l’a sous-entendu, du moins, confirma Saraqael. Je pense que la non-Chute d’Uriel l’a touché. Quel dommage qu’il ne soit pas allé la visiter…
— Je suis sûr qu’il finira par s’y rendre, déclara le déchu. Mais le connaissant, il est capable d’hésiter pendant des siècles. »
Saraqael s’amusa de sa remarque.
« Il a toujours eu une forte propension au dramatique. »
Ariel haussa les sourcils.
« Pas du tout comme nous. »
Ils échangèrent un sourire, puis Saraqael changea de sujet.
« Comment se passe ton apprentissage auprès de lui ?
— Tu veux dire, avec les élémentaires ? Plutôt bien. Lucifer ne peut pas me guider en tout, vu que la Glace réagit différemment du Soleil. Son enthousiasme aide beaucoup, cela dit.
— Je ne doutais pas que tu arriverais à des résultats, aimé d’Essiah. »
Le jeune homme rougit.
« Ne me flatte pas avec un titre pareil. Tu es Son archange.
— Je ne suis pas celui qui attire Ses élémentaires sans m’en rendre compte.
— Ce que tu fais avec ton aura, personne d’autre ne saurait le faire. »
Saraqael détourna les yeux.
« Peut-être. Je ne sais pas. C’est surtout une question de volonté… et que je sache détacher mes essions de moi est la preuve que je ne suis pas proche de mon Élément. »
Surpris de voir la tension de ses épaules, Ariel posa une main sur son bras, même si Saraqael n’était pas physiquement présent.
« Ne raconte pas n’importe quoi. Ton sacrifice n’est pas ignoré et Essiah t’a jugé digne de le représenter parmi les anges. Sois certain qu’Il t’aime. »
L’archange roula des yeux.
« Ne serait-ce pas plutôt mon rôle que de te réconforter ?
— Chacun son tour ! »
Saraqael secoua la tête.
« Bien, je te laisse. Essaie de pousser dans le sens de Lucifer, cela nous rendrait service. Ce n’est pas parce que le clan de Raguel s’est calmé que les troubles ont disparu en Haut. »
Ariel acquiesça et l’étreignit une fois encore avant de le laisser partir. En voyant l’illusion se dissiper, il prit note d’insister à nouveau pour que Saraqael Descende en chair et en os. Ainsi, peut-être pourrait-il dissiper pour quelques minutes l’aura de solitude qui entourait l’archange.
***
Kawa ne s’était pas attendu à cela. Des nuages de fumée se soulevaient, cachant presque le champ de bataille de la ville de Pün, percés par les éclats de magie qui volaient dans tous les sens. Il entendait les cris de rage et d’agonie des combattants. Lui-même s’était lancé dans la mêlée au début des hostilités avant de devoir se retirer pour centraliser les directives, position d’autant plus cruciale que les lignes de communication étaient presque toutes rompues.
Nataos connaissait trop bien leur stratégie.
Une explosion retentit, faisant vibrer les murs avec un craquement sinistre. Kawa écrivit un autre ordre et envoya le messager, espérant apprendre quelles lignes de front tenaient encore. L’attaque sur cette ville avait été la seule réponse qu’ils avaient eue aux réclamations envoyées à Ovyé. La guerre n’avait même pas été déclarée.
Des lâches, voilà contre qui ils se battaient. Des gens capables de bouleverser les traditions ancestrales des elfes pour mettre des créatures aussi peu naturelles que les drows sur un piédestal !
Une autre explosion retentit, plus proche cette fois.
« Aux remparts internes ! s’exclama le roi.
— Je pense qu’ils tiennent bon.
— Vous pensez ? Mais bon sang ! Prenez mes plumes et suivez-moi ! »
Kawa se précipita dans les escaliers pour monter en haut du bâtiment. La ville avait été construite à une époque où le Haut Conclave n’existait pas et où les royaumes elfiques, loin d’être unis, se faisaient la guerre – d’où les remparts. Il songea un instant à ce que donnerait une attaque pareille sur Altayn, et frémit. Sa ville natale ne tiendrait jamais le coup.
Il faudrait songer à ériger des murs. Nataos avait toujours dit qu’ils leur seraient inutiles parce qu’anges comme démons avaient des ailes. Le traître programmait sans doute déjà le chemin qu’il suivrait par la suite.
Arrivé en haut, Kawa pesta à nouveau contre la fumée. Impossible de voir quoi que ce soit ! Il aurait voulu pouvoir voler comme leurs alliés démoniaques. Ainsi au moins aurait-il pu se faire une idée de la situation.
« Faites vérifier les remparts ! Maintenant ! »
Un de ses messagers se dépêcha de lui obéir, et Kawa attrapa le mot qu’un autre lui tendait. Quelqu’un avait eu l’excellente initiative de le rediriger vers l’endroit où il se trouvait. Enngyl ? Non, elle se trouvait dehors, avec les autres. Jhael, peut-être.
« Les drows ont été repoussés du côté Nord, lut-il à voix haute. Ces fichues créatures sont dures à tuer mais les nôtres ont le droit de leur côté et ils tiennent bon ! »
De brefs sourires s’épanouirent sur les visages autour de lui et il en fut rasséréné, même si ce n’était qu’une petite victoire.
Il se tourna à nouveau vers la ville, profitant d’une brève accalmie du vent pour scruter ici une place vide, là une ruelle où un amoncellement de meubles servait de barricade. Levant les yeux vers le ciel, il se prit à espérer que les démons changent d’avis et arrivent comme sur un coup de théâtre, renversant la situation pour les faire gagner ; ou encore, que les dragons sortent de leur torpeur pour se montrer à nouveau, sages et justes, afin de prouver à Nataos et à ses drows à quel point ils se fourvoyaient, afin de leur montrer la voie de l’Équilibre.
Il eut beau attendre, personne ne vint. Au coucher d’Essiah, Kawa et les siens sonnèrent la retraite.
***
Nysâh toisa Skady de toute sa hauteur, se moquant qu’il mesure une demi-tête de plus qu’elle et sourie comme un demeuré. Car oui, ce type avait le culot de prendre une expression moqueuse, comme s’il savait mieux que tous comment gérer la situation – une situation catastrophique dans laquelle il avait entraîné les ska.
« Je ne compte pas faire intervenir ma Maison plus avant dans ce conflit entre elfes, expliquait-il sans se départir de sa suffisance. Je veux d’abord voir ce que Nama saura faire seul…
— La présence de votre fils implique déjà Ambrosis dans cette guerre, aux yeux des démons ! l’interrompit-elle, contenant à peine sa colère.
— Je suis certain que vos diplomates sauront expliquer la situation à Belzébuth. »
Par le cœur pulsant de Saâgh, pourquoi se retenait-elle de l’éventrer pour le pendre avec ses propres tripes ? L’image mentale la détendit assez pour qu’elle parvienne à lui renvoyer son sourire – bien que le sien soit plus carnassier que narquois.
« J’espère pour toi que les drows gagneront cette guerre et deviendront nos alliés, Hji Skady. Sinon, je te promets le même destin qu’à eux. »
Le Doyen se contenta de s’incliner, d’une manière qui marquait davantage son mépris que son respect. Nysâh réalisa brusquement à qui il lui faisait penser : à Ketosaï. Elle n’avait pas vu son grand-père souvent, mais elle se rappelait la dérision avec laquelle celui-ci traitait tout un chacun, si certain de sa supériorité qu’il était incapable de remarquer la boue dans laquelle il s’enfonçait tant qu’elle n’arrivait pas à son nez.
Sachant comment le ska avait fini, elle se sentit un peu mieux en voyant Skady sortir de la pièce d’un pas conquérant. Ils payaient tous, tôt ou tard. L’immortalité, c’était long.
***
« Les dégâts sont importants, monseigneur, mais la plupart du temps ils n’ont pas atteint les structures même des bâtiments. Ils sont donc réparables, la ville n’est pas perdue. »
Nataos sourit à ces nouvelles et se tourna vers Pün, s’adossant à la rambarde qui entourait le toit plat pour admirer la cité qu’ils avaient gagnée. Son frère s’était tenu ici à peine deux jours auparavant pour donner les directives nécessaires à ses alliés, il le savait – il le sentait. C’était le genre d’endroit où Kawa se sentait à son aise.
Mais il l’en avait délogé, même si cela leur avait coûté un peu de terrain sur la campagne plus au nord, et il le repousserait encore et encore jusqu’à Altayn – il s’en faisait la promesse. Il ne comptait pas combattre dans sa ville natale car il ne voulait pas la détruire ; les décorations qui ornaient toits et gouttières étaient trop délicates pour être prises entre deux feux, contrairement à cet endroit presque barbare aux normes elfiques.
Non, il n’amènerait pas la guerre à Altayn la Belle… mais il ferait en sorte que Kawa soit forcé de lui ouvrir les portes de la ville en grand, admettant par là-même sa défaite aux vu et au su de tous.
« Contentez-vous de fortifier les bâtiments principaux. Veillez à ce que l’un d’eux serve d’abri aux habitants en attendant qu’ils puissent regagner leurs maisons, si celles-ci sont détruites. Organisez leur ravitaillement. »
Le soldat se dépêcha de transmettre ses ordres. Quelques minutes plus tard, il vit le même homme organiser les drows en contrebas et prit note de demander son nom. Une telle efficacité n’était pas à négliger.
« Des nouvelles de vos érudits quant à de nouvelles armes ? »
Nataos se tourna pour faire face à Yaem d’Ovyé et s’inclina pour marquer son respect envers le roi elfe dont le soutien avait rendu cette victoire possible.
« Leurs recherches avancent, monseigneur. Ne doutez pas que je vous ferai part de la moindre avancée significative dès que j’en aurai eu vent.
— Nul besoin de vous montrer si formel. N’êtes-vous pas mon futur gendre ? »
Le jeune homme se redressa, embarrassé, et surpris de sa propre gêne.
« Comment se porte Tessandr ?
— Elle s’inquiète de vous, comme le font les femmes. »
Nataos ne souligna pas que, si sa propre mère était plus une femme d’intrigue qu’une combattante, elle se serait malgré tout déplacée jusqu’à la ligne de front lors d’un événement aussi important. Tessandr était encore jeune et elle serait sans doute venue, ignorante des dangers, si son père ne lui avait pas ordonné de rester dans leur capitale.
« J’espère la revoir avant la fin de la campagne.
— L’impatience de la jeunesse ! s’amusa Yaem. J’espère que ces préoccupations ne vous détourneront pas d’affaires plus sérieuses. »
Nataos lui renvoya un regard outré qui sembla le divertir davantage. Soit.
« Descendons rejoindre l’état-major, proposa-t-il. Nous devons décider de notre prochain mouvement.
— Je ne doute pas qu’il soit à la fois prompt et efficace. »