Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 20

« Bien, Lyth. Seul Élément qui ait été vu comme tel dans les Trois Mondes, Il ne connaît pourtant aucune représentation. Les anges ne Le représentent que par Son symbole et les démons maudissent Son nom. Par respect pour les anges, les races neutres les imitent et dessinent Son symbole là où devrait être Son visage. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

Uriel avait pris sa décision. Elle avait d’abord hésité, incertaine quant à la pertinence de son idée, mais en marchant dans les rues de Pandémonium elle avait vu comment les anges déchus étaient traités. Certains s’intégraient à la vie démoniaque. Ceux Tombés par amour se trouvaient bien et adoptaient la famille de leur compagnon ou de leur compagne.

Le problème était plus grave pour ceux qui avaient été chassés pour des délits mineurs ou, pire, qui avaient été violentés ou enlevés par des démons. Ceux-là, souvent membres du clan de Gabriel, se retrouvaient dans un monde qu’ils détestaient et perdaient tout repère. Ils étaient méprisés par les démons qui ne voyaient en eux que des ennemis et ils le leur rendaient bien. Beaucoup mouraient, ou même se suicidaient – un crime pourtant aux yeux de Lyth. Uriel était malade de ressentir leur dégoût d’eux-mêmes.

Ils avaient besoin d’un endroit pour les accueillir.

De même, certains anges Chutaient jeunes, sans réaliser à quel point les Abysses étaient différentes de l’Eden, ni combien la vie y était plus difficile. Habitués à rentrer chez eux pour y trouver abri et nourriture, ils avaient du mal à comprendre que cela ne leur était pas garanti en Bas. Beaucoup d’anges de Raguel et de Raphaël se retrouvaient ainsi désemparés. Parmi les plus vite déchus, ils perdaient la protection que Raguel leur apportait dans l’Univers quand ils s’installaient parmi les démons.

Uriel ne voulait plus voir des situations pareilles. Elle avait donc parlé du problème à Ariel, qui l’avait soutenue dans son projet, et lui avait suggéré de demander aussi de l’aide à Van, ce qu’elle avait fait. Ensemble, ils avaient cherché un endroit assez éloigné des villes démoniaques pour que personne ne vienne lui dire qu’elle empiétait sur le territoire des démons, et assez loin des royaumes elfiques pour qu’aucune protestation ne puisse s’élever de ce côté-là non plus. Au final, ils avaient trouvé le site abandonné où vivaient jadis les dragons.

Au départ, Uriel avait été révoltée, car ils y avaient découvert des tas de cadavres abandonnés. Cependant, l’endroit était trop parfait pour qu’elle n’en profite pas. Elle s’était donc servie de ses pouvoirs de vent pour les transporter jusqu’à la rivière où Van et elle les avaient ensevelis. Ils n’étaient malheureusement pas capables de leur fournir à tous un linceul ; Van se contenta de les brûler alors qu’ils veillaient en silence, Uriel improvisant une prière à l’Équilibre pour le repos de leurs âmes.

Puis, elle lança ses annonces.

Elle n’eut aucun mal à trouver des anges déchus désireux de voyager dans les Abysses pour répandre la nouvelle, et même des démons. Ceux qui voulaient vivre en paix, dans le respect des lois de Lyth mais sans aucune punition pour ceux qui ne les suivraient pas, pouvaient se rendre sur le site dans l’ancienne Alanths. Les anges qui ne voulaient plus rester en Eden, s’il y en avait ; les couples mixtes ; même les nécromanciens elfes qui fuyaient leurs pays d’origine sans vouloir rejoindre les drows – tous étaient bienvenus.

Elle ne pensait pas qu’ils viendraient si nombreux mais, en quelques semaines à peine, ils étaient déjà plus d’une centaine. Les galeries furent équipées d’un système de poulies pour que ceux qui ne pouvaient pas voler puissent les rejoindre, et des maisons furent construites en bas de la falaise pour ceux qui avaient le vertige. Bientôt, des commerces y fleurirent, des enfants y jouèrent. Nivalis, la cité blanche, était née.

Et, en son sein, le petit Eblis, fils d’Uriel et de feu son époux, poussa son premier cri.

 

***

 

Saraqael avait prévenu Michaël dès que la réunion des archidémons s’était terminée et, aussitôt, un conseil des archanges extraordinaire s’était réuni. Tout convergeait enfin vers la paix, même si celle-ci n’impliquait pas d’office une coopération pleine et entière des anges avec les démons, et ils espéraient tous deux ne pas rater cette chance comme Lucifer avait échoué en son temps.

Aussi, il était temps de préparer le terrain.

« Notre alliance avec les démons s’est bien déroulée, leur rappela Michaël en guise de préambule. Les anges se sont calmés avec la fin des combats, preuve s’il en est que la guerre que nous avons menée pendant tant de siècles est dépassée. Je voulais donc avoir votre avis sur le sujet. »

L’archange du Soleil vit aussitôt Gabriel se crisper, mais celui-ci ne se lança pas dans de grands cris de protestation. Il avait bien évolué, ces derniers temps. Dommage qu’il ait eu besoin de souffrir autant pour enfin changer de point de vue.

« Je suis d’accord, déclara Raguel tout de go. De nombreux démons ont des pouvoirs de feu, avec les métissages des déchus, et je me sens presque aussi proche d’eux que de mes anges. Puis, cette guerre a perdu son sens avec le temps.

— Je ne suis pas d’accord avec la formulation de Raguel, mais je suis aussi pour la paix, renchérit Rémiel. L’Eden se porte mieux depuis que les combats ont cessé et pas seulement parce que les protestations se sont arrêtées. Les anges sont plus vivants. Ils ont l’espoir d’un avenir, ils peuvent enfin s’intéresser à leurs problèmes domestiques plutôt que de prier pour que leurs enfants reviennent sains et saufs. »

Michaël hocha la tête.

« Raphaël ? »

L’archange de la Foudre chercha ses mots.

« Je n’ai pas envie qu’on se rapproche des démons, ça a déjà causé beaucoup de problèmes. Mais c’est vrai qu’il y a eu assez de morts. »

Saraqael relâcha son souffle. Il avait craint que la colère de Raphaël reste intacte après toutes ces années, même en sachant que Ketosaï était la véritable cause de la mort des siens. Après tout, avouer que les démons n’étaient pas fautifs revenait à dire que la guerre avait été provoquée par son propre manque de jugement.

Que ce soit l’entière vérité n’aidait pas.

« Saraqael ?

— Je suis d’accord avec les autres.

— Très bien. Gabriel ? »

L’archange de la Pureté fronça les sourcils.

« Ne me regardez pas comme si j’allais me mettre à hurler. Vous savez ce que je pense des démons. Cependant… »

Il ferma les yeux, comme pour prier, puis les rouvrit avec détermination.

« Je pense aussi que cette guerre a assez duré. Pas question pour autant d’accueillir les démons chez nous, ou de permettre aux anges de Descendre ! » ajouta-t-il.

Michaël sourit.

« Je pense que nous sommes d’accord sur ce point. Il n’est pas question ici de devenir les alliés les plus proches au monde, juste d’arrêter les combats. Les modalités de la paix seront à débattre avec les démons eux-mêmes, et je doute qu’ils se montrent intransigeants. Cependant, avant de leur soumettre une proposition, nous devons décider quoi faire de l’Univers.

— Nous n’allons tout de même pas nous en retirer ! s’écria Gabriel. Nous avons tant travaillé pour aider les humains, et ceux-ci sont de véritables génies pour certains ! Ils ont découverts des principes mathématiques par eux-mêmes et possèdent leur propre culture…

— Je suis tout à fait d’accord avec toi, le calma Michaël. Mais nous devrons faire comprendre aux démons que notre présence en Univers n’est pas une agression.

— Et les vampires ? intervint Raphaël. Ne me dites pas que nous allons les laisser se servir parmi les humains comme s’il s’agissait de bétail !

— Nous garderons les vampires hors des territoires que nous contrôlons mais nous n’accroîtrons pas ceux-ci tant que la paix ne se sera pas stabilisée. »

Plusieurs archanges grimacèrent mais aucun n’eut besoin d’argument supplémentaire. Personne ne voulait que la guerre reprenne, pas après avoir admis qu’ils en avaient assez de se battre. Laisser les humains à leur sort était dramatique, mais après tout, leur premier rôle était de protéger l’Eden – pas l’Univers.

« Il faudrait institutionnaliser notre présence parmi eux, dans ce cas, réfléchit Gabriel à voix haute. Nous devrions peut-être leur amener la parole de Lyth et leur expliquer les véritables Lois.

— Nous y songerons en temps et heure, mais tu peux commencer à ébaucher un plan que tu nous soumettras, bien entendu », l’encouragea Michaël.

Gabriel hocha la tête, ravi d’avoir une charge à accomplir. Saraqael le plaignait un peu. Avec les doutes qui l’assaillaient, il devait avoir besoin de se changer les idées. Et ce n’était pas terminé.

Un messager toqua alors à la porte, hésitant à ouvrir même après y avoir été invité.

« Je suis désolé de déranger un conseil, Vos Altesses, murmura l’ange, qui était encore assez jeune et impressionnable, mais Leurs Altesses Belzébuth et Lilith demandent à être reçus, et ils sont accompagnés par le Prince-démon Ariel. »

Saraqael cacha un sourire derrière sa main. Non seulement le timing était parfait, mais la délégation était bien choisie. Bientôt, son objectif serait enfin atteint.

 

***

 

Lucifer devait admettre ne Novalis l’impressionnait. Il s’était enfin décidé à rendre visite à Uriel, alors que celle-ci avait quitté Pandémonium avec son fils nouveau-né. Peut-être était-ce simplement parce qu’ainsi, si cela se passait mal, il n’aurait pas à la recroiser, ni à la savoir à la fois si proche et hors d’atteinte. Cependant, en se rendant sur le site dans l’ancienne Alanths, il ne s’attendait pas à y trouver une véritable cité.

Celle-ci était un étrange mélange d’architecture démoniaque et angélique, avec de hautes tours blanches aux toits plats, reliées par des passerelles qui formaient de magnifiques arc-de-cercle. Le Déchu se demanda quelle quantité de magie avait été nécessaire pour les faire résister à la fois à la gravité et au vent, à une telle hauteur.

« Alors, que penses-tu de Nivalis ? »

Lucifer se tourna pour faire face à Uriel.

« C’est magnifique, avoua-t-il. J’ai hâte de voir comment cela va s’agrandir.

— Nous sommes en train de faire paver des rues. Laisse-moi te montrer. »

Elle lui prit le bras tout à fait naturellement et l’entraîna avec elle, comme s’ils étaient de vieux amis se retrouvant après quelques jours de séparation. Le cœur de Lucifer battit plus vite. Il lui en avait tant voulu, à elle comme aux autres, et pourtant… Qu’elle lui tende la main si facilement après l’avoir combattu le réchauffait de l’intérieur – bien que ce soit aussi perturbant. Il ne savait pas s’il devait être heureux qu’elle l’accepte ou fâché qu’elle nie ainsi sa propre trahison.

Elle se serra un peu plus contre lui, lui pointant du doigt l’hôpital qu’elle avait commencé à faire construire et les fondations de la future bibliothèque, et la chaleur l’emporta.

« Je suppose que tu as bénéficié de l’aide d’Ariel ? demanda Lucifer.

— C’est lui qui a eu l’idée que nous nous installions ici, et il m’a proposé l’aide de certains saâghim qu’il a formés et qu’il considère assez organisés pour tenir un hôpital eux-mêmes. »

Lucifer approuvait. La création d’un service de soins était une excellente idée  à laquelle il avait songé sans jamais trouver de personnel. Qu’Ariel puisse former lui-même les saâghim lui avait été utile pour atteindre cet objectif, mais cela restait un résultat admirable.

« Je peux te donner accès à la bibliothèque de Pandémonium, ainsi qu’à quelques copistes. Ce serait dommage que tes rayonnages soient vides.

— Merci ! Saraqael en a fait autant pour Essiah et il a déjà commencé à m’envoyer des livres. Van forme les copieurs, il a une belle calligraphie. J’avoue que notre bibliothèque provisoire déborde un peu… »

Lucifer sourit malgré lui. L’enthousiasme de Saraqael au sujet des livres n’était un secret pour personne. Il se demanda à quel point sa cité avait crû, et s’il avait encore le temps d’arpenter les Abysses et l’Univers à la recherche de trésors de papier. Quant à Van… Il regrettait la présence du jeune Prince-démon à Pandémonium, car celui-ci était intelligent et s’intéressait à la culture, contrairement à la plupart des démons. Cependant, le voir s’installer à l’opposé d’Ambrosis le soulageait. Lilith devait être ravie de ne plus le voir fusiller Kamu et Mastéma du regard.

« Et ton fils ? demanda-t-il à voix haute. Comment va-t-il ?

— C’est vrai, tu ne l’as pas encore vu ! »

Elle rougit.

« Je ne suis pas sûre de ce que tu en penseras. »

Sur cette formulation bizarre, elle l’entraîna jusqu’à l’une des tours, au pied de laquelle de nombreux enfants jouaient. Elle les salua tous par leur prénom, ébouriffant les cheveux de certains qui s’éloignèrent en criant de joie.

« J’ai organisé une garderie. La plupart des parents travaillent à la construction de la ville.

— Toi comprise.

— Je me contente de superviser, répondit-elle, embarrassée. Mais oui, mon fils se trouve aussi ici. »

Ils entrèrent dans une grande salle lumineuse où s’alignaient quelques lits. Uriel l’amena à celui du fond, où reposait un adorable petit garçon emmailloté dans ses langes. Ses cheveux étaient blancs, comme l’avaient étés ceux de son père. Mais, ce qui surprit Lucifer, ce furent ses petites ailes ; loin d’être de cuir ou dotées de plumes noires, elles étaient formées de petites plumes blanches.

Il les effleura du bout des doigts, fasciné. Uriel n’avait jamais été déchue, mais il n’aurait jamais songé que son fils puisse être un ange. Techniquement, un métis – mais doté d’ailes pareilles ! Il était heureux que Nivalis rassemble des personnes de tous les horizons ; peut-être même la particularité d’Eblis avait-elle conforté Uriel dans l’idée qu’elle avait de créer cette cité si spéciale.

« Il va donner du fil à retordre aux lois. Gabriel va piquer une crise en réalisant que ce cas de figure n’a pas été prévu. »

Uriel rit.

« Oh, il a déjà été clair en me disant qu’il n’était pas question qu’un métis soit toléré en Eden. Mais comme il l’a dit d’un air désolé, je suis prête à lui pardonner.

— Il a vu l’enfant ? »

Elle secoua la tête.

« Tu es la première personne officielle qui visite Nivalis. À l’exception d’Ariel, bien sûr. Je ne compte pas Van, qui s’est établi ici, même si je suppose que tu lui demanderas de nous garder à l’œil.

— Je suis là de façon privée…

— Ne prétends pas que tu ne rapporteras pas ce que tu as vu à Belzébuth.

Lucifer soupira.

« Non, bien sûr que je le ferai, mais ce n’était pas le but de ma visite. »

Elle sourit, et son expression sereine le détendit.

« Je ne doute pas de tes intentions. »

Puis, changeant de sujet :

« Comment se passent les négociations entre Belzébuth et Michaël ?

— Bien, ce qui est plutôt surprenant. Belzébuth se tient correctement et est secondé par Lilith et moi-même… »

Lucifer s’interrompit, se remémorant les émotions qu’il avait ressenties en posant à nouveau le pied en Eden après tant de siècles d’exil. Il n’était toléré qu’en tant qu’ambassadeur, ce qui ne serait jamais pareil que de sentir ce monde battre au même rythme que son cœur comme lorsqu’il était archange. Cependant, il avait été profondément ému d’y retourner.

L’Eden était sa patrie. C’était là qu’il avait vu le jour, c’était le monde qu’il avait aidé à construire et il en avait vu les balbutiements. Il avait mûri en voyant Essiah s’y lever et s’y coucher, dans un ciel où Elvion n’apparaissait pas, et où les étoiles brillaient de tout leur feu. Y retourner, c’était rentrer chez soi ; en respirer l’air, c’était être libre, c’était presque redevenir ange.

Il cligna des yeux pour chasser les larmes stupides qui commençaient à y monter.

« Elles suivent leur cours et je pense qu’elles auront une conclusion favorable. Les gens se souviennent encore des liens noués avant la guerre, même si ceux-ci ont leur part d’amertume. »

Uriel acquiesça, elle aussi plongée dans ses souvenirs.

« Je suis moi-même en pleine discussion avec le conseil des archanges. Gabriel a d’abord été scandalisé que je propose aux anges non déchus de venir s’installer ici. J’ai dû argumenter et, enfin, lui mettre le nez sur les textes de lois pour lui prouver que rien ne les obligeait à vivre en Eden entourés d’anges. Les lois de Lyth sont d’application dans toute ma cité sauf dans le cadre privé ; leur pureté ne risque donc rien, sauf s’ils décident d’eux-mêmes de Tomber.

— Et les métis ?

— Cela le rend fou, je dois l’avouer. Il admet qu’une sorte d’annexe à l’Eden est le meilleur endroit pour eux, parce qu’il continue de refuser leur présence en Haut. Mais, du coup, j’ai pu insister pour que des anges soient présents afin qu’ils veillent à leur apprendre les lois. »

Lucifer rit.

« Tu as appris à le manipuler.

— Il se laisse faire. Il a beaucoup changé, tu sais ? »

Un peu tard. Si Gabriel n’avait pas été si obtus dès le départ… Enfin. Rien ne changerait le passé ; ils devaient se concentrer sur l’avenir.

« Je pense entrer en négociations avec Belzébuth pour qu’il force Azazel à libérer ses gargouilles, avoua Uriel. Je sais que la paix la force à ne plus en créer et que les anges ne peuvent pas les accueillir à nouveau en Eden, mais à Novalis, elles devraient se trouver bien…

— Tu es sûre de toi ? Les gargouilles sont…

— Excusez-moi ? »

Uriel se tourna, saluant le jeune déchu qui les avait dérangés dans leur conversation.

« Oui ?

— Un messager vient d’arriver et il dit qu’il veut parler à Son Altesse Lucifer et que c’est urgent. »

Le Prince-démon fronça les sourcils. Qu’est-ce qui pouvait être assez important pour qu’on vienne le chercher jusqu’ici ? Il comptait rentrer à Pandémonium le soir même, le message aurait pu attendre.

« Je suis désolé pour l’interruption, Uriel, mais tu comprendras…

— Aucun problème ! Faites-le donc entrer, s’il vous plaît. »

Le jeune homme ressortit pour revenir quelques instants après accompagné d’une démone à l’air un peu épuisée.

« J’ai fait aussi vite que j’ai pu… Ce n’est pas une crise, rassurez-vous, mais l’information était trop importante pour attente. Bélial a trouvé quelque chose de bizarre.

— C’est tout ? s’agaça Lucifer.

— Au sujet de la transformation des drows, je veux dire, les premiers, les Améliorés, ceux qui sont contrôlés par nécromancie. Nama et Renaeyle ne sont pas arrivés seuls à un résultat, ils ont été aidés. Quelqu’un leur a confié des livres qui les ont mis sur la voie, causant sciemment des troubles dans les royaumes elfiques. »

Le Prince-démon tressaillit et, à côté de lui, il vit Uriel blêmir. La guerre qui avait tué son mari avait donc été provoquée ? Ou du moins, tout avait été fait pour qu’un déséquilibre s’installe.

« Sait-il qui a fait cela ? » demanda Lucifer.

La démone hocha la tête mais hésita à répondre. Voyant cela, Lucifer la pressa :

« Eh bien ?

— Bélial dit qu’il reconnaît l’écriture, mais il voudrait vous voir pour confirmer…

Qui ? »

La messagère jeta un coup d’œil en oblique à Uriel, puis se décida à répondre :

« Saraqael. »

 

***

 

Lucifer arriva comme une tornade dans les appartements de Bélial. Il avait fait le voyage d’une traite depuis Nivalis, empruntant une wyverne à Uriel. Il avait eu du mal à dissuader celle-ci de l’accompagner et lui avait promis de la tenir au courant. L’archange du Vent était furieuse de la nouvelle et ce d’autant plus que Saraqael ne lui avait rien dit.

Cela ne lui ressemblait pas de laisser des traces aussi évidentes d’une intervention. Lucifer avait remarqué que l’archange du Soleil intervenait dans les affaires des Abysses, mais juste parce qu’il le connaissait très bien et reconnaissait sa manière de procéder ; il n’avait jamais pu rassembler la moindre preuve.

Apparemment, tout le monde pouvait faire un faux pas.

Bélial ne se trouvait bien sûr pas dans son antichambre, et le serviteur qui prenait note des entrées voulut faire patienter Lucifer. Un regard glacial et un petit assombrissement des ténèbres environnantes suffirent à le convaincre du contraire. Lucifer fut donc introduit dans un salon, où l’archidémon était occupé à compulser un livre, flanqué par Lilith.

« Montrez-moi », exigea le Prince-démon.

La belle démone aux cheveux blonds poussa le livre qu’elle lisait vers lui. Son manque de protestation inquiéta Lucifer plus que tous les avertissements, et il souleva le volume avec précaution.

Il manqua de le lâcher en parcourant la première page. Celle-ci était rédigée en Antique, d’une écriture en pattes de mouches qui ne pouvait appartenir qu’à une seule personne : Saraqael lui-même. Lucifer le feuilleta pour vérifier qu’il en allait de même pour tout le livre, puis reposa celui-ci sur la table.

« Qu’en est-il des autres ?

— La plupart d’entre eux ont été rédigés avec son écriture.

— Il pourrait se les être fait voler », avança Bélial.

Lucifer secoue la tête, sombre.

« Qui aurait été capable de s’introduire à Essiah, surtout pour y voler des livres ? C’est probablement plus difficile à faire que de séduire des anges. Saraqael veille sur sa bibliothèque comme sur la prunelle de ses yeux, et ses anges font particulièrement attention aux écrits émanant de leur archange. Il a rédigé, à ma connaissance, de nombreux ouvrages traitant de magie, de sociologie et de gestion, et aucun n’est jamais sorti de l’Eden – ou même de la cité-bibliothèque. »

Il se laissa tomber sur une chaise, et accepta avec reconnaissance la tasse fumante que lui tendit Lilith. Il ne comprenait pas la raison qui aurait pu pousser Saraqael à agir de la sorte. Les conséquences avaient été terribles ! Bien sûr, il n’aurait pas pu les prévoir, surtout s’il ne savait pas Krro incarné, mais il surveillait certainement la situation d’Hedyrn comme celle de tous les royaumes des Abysses. Personne d’autre n’avait accès aux livres, personne d’autre n’avait un service d’espions aussi étendu – il était le seul qui aurait pu savoir que Nama avait besoin d’aide et fournir celle-ci.

Puis, Lucifer se souvint.

« Les révoltes en Eden. Saraqael savait que nous étions alliés à Kawa, et il a voulu nous occuper pour que nous laissions un peu d’air aux anges, qui n’étaient pas capables de nous combattre et de gérer leur crise en même temps, surtout après qu’Uriel soit partie. »

Lilith se leva pour aller mettre plus d’eau à bouillir.

« J’en étais arrivée à la même conclusion.

— Mais comment avez-vous mis la main sur ces livres ?

— Un drow est venu nous les déposer il y a quelques jours en me disant qu’ils étaient un cadeau de Nataos, expliqua Bélial. Je n’avais pas deviné leur importance et ne les ai ouverts qu’aujourd’hui. »

Lucifer fronça les sourcils.

« Nataos ? Il a eu le temps de les emmener avec lui en fuyant d’Hedyrn ?

— Peut-être les lui a-t-on rendus depuis, nous n’en savons rien, dit Lilith. J’ai envoyé un messager pour lui demander comment ils étaient entrés en sa possession. Un autre est parti à Ambrosis prendre contact avec Hji Nama. »

Lucifer serra sa tasse chaude entre ses mains, espérant que la douleur le réveille de ce mauvais cauchemar. Malheureusement, il ne pouvait rien faire de plus, si ce n’était lire les livres pour déterminer à quel point Saraqael avait aidé à la création des drows. Pour avoir plus de réponses, il lui faudrait patienter.

Il songea à Uriel, en deuil, et au petit Eblis, né sans père, et espéra que Saraqael aurait une justification plus conséquente ce celle que Lilith et lui-même avaient déduite.

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