Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 21
« Il n’y a pas de distinction enfant/adulte chez les vampires ; seulement apte ou non à survivre seul. Si quelqu’un ne sait pas s’occuper de lui-même, il n’a qu’à se mettre au service d’un autre, en espérant se rendre assez utile pour recevoir de l’aide en cas de problème. »
– Mœurs vampiriques, Kamu –
Essiah brillait haut dans un ciel de l’Eden bleu et exempt de nuages. Le temps était magnifique depuis que l’été s’était déclaré, sans pour autant devenir étouffant, et Rémiel en profitait pour prendre l’air en faisant de longues promenades durant son temps libre. Ce jour-là, Raguel avait décidé de l’accompagner, et avait emmené un pique-nique qu’ils partagaient à présent, installés sur l’une des tables du parc.
Évidemment, il avait oublié de prendre des verres, et ils en furent réduits à partager la bouteille d’eau qu’il avait emmenée. Rémiel le regardait dans les yeux à chaque fois qu’elle y portait les lèvres, consciente de ce que son comportement avait d’indécent mais résolue à faire comme si de rien n’était. L’archange du Feu la dévorait du regard et elle devait avouer qu’elle appréciait beaucoup de le voir ainsi, presque avide, inconscient du monde qui les entourait.
Elle entreprit de manger ses sandwiches avec les mains, puis de lécher ses doigts un par un pour les nettoyer. Raguel avait du mal se concentrer sur sa propre nourriture. Elle se redressa alors, époussetant sa tunique de façon à ce que celle-ci moule un peu plus ses courbes, puis se rassit plus près de son compagnon, hanche contre hanche. Elle l’entendit prendre une inspiration rapide.
« Tout va bien ? demanda-t-elle. Tu sembles avoir un peu chaud, tes joues sont rouges.
— Je ne pense pas être physiquement capable d’avoir trop chaud, rétorqua-t-il. Tu es magnifique. »
Elle sourit. Avisant la bouteille, qui se trouvait un peu loin pour elle mais du côté de Raguel, elle posa une main sur la cuisse de celui-ci et tendit le bras pour l’attraper. Il se mordit les lèvres, restant sans rien dire même après qu’elle se fut servie.
« Tu es sûr que ça va ? Tu es tout pâle maintenant. »
Au supplice, l’archange du Feu secoua la tête sans mot dire. Il était adorable à lui résister ainsi alors qu’elle se rapprochait enfin de lui, après tout ce temps à le faire courir. Peut-être devrait-elle se montrer plus directe ? Elle ne voulait pas non plus passer pour une débauchée ; ils ne pouvaient pas vraiment se rapprocher avant le mariage.
Du moins pas trop, pas en public.
Elle s’assit donc encore un peu plus près de lui pour chasser une miette fictive qu’il aurait au coin des lèvres.
« Voilà. Tu es propre.
— Rémiel… »
Il lui saisit le poignet. Constatant qu’elle n’avait pas de mouvement de recul, il inspira.
« À quoi joues-tu ?
— Je ne dois pas être assez claire. Je vais donc utiliser ma langue : pose tes lèvres sur les miennes et explore ma bouche de… »
Elle n’eut pas l’occasion de terminer ; les lèvres de Raguel s’écrasèrent sur les siennes, avides, alors que ses mains se posaient de part et d’autre de ses hanches en une étreinte qui était presque une caresse, lascive, et qui la fit frissonner. Elle entrouvrit la bouche et, aussitôt, une langue vint taquiner la sienne puis, gagnant petit à petit du terrain, explorer sa bouche toute entière.
Rémiel se cambra, repliant une jambe sous elle pour pouvoir se coller à Raguel, et celui-ci la souleva pour l’installer sur ses cuisses, plus passionné encore. C’était si bon, et elle s’était privée de cela si longtemps ! Pas surprenant que certains cèdent à la tentation ; c’était si délicieux…
Le baiser s’arrêta aussi brusquement qu’il avait commencé et Rémiel resta haletante contre son compagnon. Elle posa sa joue contre son épaule et, aussitôt, il passa un bras autour de sa taille pour la soutenir.
Alors seulement elle réalisa qu’elle avait à moitié grimpé sur lui en plein milieu de l’Eden, pire, en plein milieu d’un parc public. Ses joues virèrent à un pivoine soutenu alors qu’elle reculait en bredouillant.
« Oh Lyth, quelqu’un nous a peut-être vus ! »
Raguel, souriant, tendit la main pour lui caresser la lèvre du pouce.
« Dans ce cas, faisons taire tout de suite les mauvaises langues. M’épouserais-tu, belle Rémiel ? »
La jeune femme sentit son cœur battre plus vite – ou, du moins, ressentit cette émotion intense due tant au plaisir qu’à l’adrénaline, et qui donne l’impression que le monde entier n’existait que pour cet instant.
Elle ouvrait la bouche pour répondre, quand elle entendit quelqu’un se racler la gorge à quelques pas d’eux.
« Navré de vous interrompre, marmonna un ange messager, écarlate, mais c’est urgent. Son Altesse Michaël a reçu des nouvelles venant des Abysses et il a déclaré que le conseil des archanges devait se réunir. »
Rémiel rosit à nouveau et rajusta sa coiffure d’un mouvement machinal.
« Quel genre de nouvelles pour que ce soit si urgent ? Il n’y a tout de même pas eu des escarmouches ?
— Non, ça n’a rien à voir avec un conflit angelo-démoniaque. »
Rémiel et Raguel échangèrent un regard interloqué, puis se levèrent.
« Nous vous suivons.
— Ma chère ? »
L’archange du Métal se tourna vers son compagnon.
« Oui ?
— C’est tout ce que je voulais t’entendre dire. »
Elle sentit à nouveau ses joues lui brûler, mais lui prit la main sans protester.
« Et je le répète : oui. Allons-y maintenant. »
Il acquiesça, et tous deux décollèrent de concert pour se joindre à la réunion.
***
Lucifer froissa le message de Hji Nama entre ses doigts. Non seulement celui-ci n’avait pas la moindre idée de qui avait pu leur faire parvenir les grimoires de Saraqael, mais en plus il avait le toupet de réclamer qu’on les lui envoie. « Ils m’ont été très utiles pour mes recherches, écrivait-il, et m’ont été offerts en main propre. Je ne les ai abandonnés derrière moi que parce que la fureur des combats ne m’a pas laissé de choix à ce sujet. »
Bien entendu, il était incapable de donner de détails sur la personne qui avait apporté les livres. « Sans doute un homme, plutôt petit, mais pourrait aussi être une femme » n’était pas très précis, et « il portait une capuche » donc Nama n’avait pas vu ses traits. Comment cet imbécile avait-il pu devenir Doyen en étant capable d’accepter des cadeaux de parfaits inconnus, voilà qui dépassait Lucifer. Les vampires prônaient pourtant la méfiance !
Quant à Nataos, il avait été fort étonné du message et avait répondu avec toute la courtoisie du monde qu’il était désolé de ne pas pouvoir leur apporter ton aide, mais qu’il n’avait jamais vu les grimoires de sa vie bien qu’il ait entendu Nama et Renaeyle les mentionner lorsqu’ils étaient à Altayn. Il avait cru qu’ils venaient de la bibliothèque privée du vampire et ne les avait pas revus depuis son exil, moins encore fait envoyer à Pandémonium.
Il en profitait pour assurer les démons de ses meilleures intentions et promettait de ne jamais faire déborder Necrayn sur leur territoire – nom que les drows donnaient à ce que tous les autres nommaient Morteterre, et qui avait arraché un sourire à Lucifer. Le nom était une traduction contractée de « Altayn morte », ce qui ne pouvait être qu’une moquerie particulièrement fine. Si ce monarque n’avait pas causé tant de dégâts avant d’enfin quitter les royaumes elfiques, le Déchu se serait presque laissé aller à l’apprécier.
Malheureusement, sa réponse ne l’aidait pas à résoudre son problème. Il soupira en se tournant vers le tas de grimoires. L’un d’eux était ouvert sur la table, Ariel penché dessus pour déchiffrer l’écriture illisible, les sourcils froncés.
« C’est bien lui, n’est-ce pas ?
— Définitivement, approuva le Prince-démon aux cheveux blonds. Mais je ne comprends pas pourquoi tu en es aussi choqué, Lucifer. Saraqael avait toutes les raisons de vouloir causer des troubles dans les Abysses et, après tout, il ne pouvait pas deviner que Krro serait impliqué.
— Il a aidé Nama à créer des êtres contre-nature.
— Ce n’est pas comme si les drows n’étaient pas consentants, ne les compare pas aux gargouilles d’Azazel. »
Lucifer fit la moue. Ariel n’avait pas tort, mais il n’aimait pas ça, et les archanges apprécieraient encore moins. Après tout, un ange qui aidait un vampire, cela pouvait être considéré comme de la trahison – surtout au vu des conséquences, même involontaires, de cette intervention.
« Je me demande comment ils vont réagir en Haut… »
À ces mots, Ariel bondit sur ses pieds, renversant presque sa chaise.
« Tu les as prévenus ?
— Évidemment. Dans le cadre actuel de la construction de la paix, je ne pouvais pas faire autrement, d’autant plus que Lilith et Belzébuth étaient au courant. »
L’adolescent avait l’air horrifié.
« Mais ils vont le déchoir ! Tu réalises ça, n’est-ce pas ?
— Peut-être, peut-être pas. Par contre, comment penses-tu qu’ils auraient réagi s’ils avaient découvert cette information tout en apprenant que nous la leur avions cachée ? Mal. Ils auraient prétendu que nous intervenons dans les affaires de l’Eden en protégeant un possible traître et que nous aurions dû rapporter l’information aux archanges. »
Ariel se rassit, livide. Il semblait vraiment secoué et, l’espace d’un instant, Lucifer s’en voulut. Sa Chute à lui n’était pas si lointaine et il avait été proche de Saraqael, enfant, vu ses pouvoirs d’Essiah. Sans doute l’idée de le voir Tomber était-elle difficile.
Le Déchu ferma les yeux, tentant de se remémorer les soirées si chaleureuses qu’il avait passées dans les appartements de l’archange du Soleil, à jouer au mashat en sirotant du thé au citron. Le souvenir était trop teinté d’amertume et de douleur pour être agréable. Entre tous, Saraqael était celui dont la trahison l’avait le plus blessé, car il avait toujours su que Lucifer ne voulait pas nuire à l’Eden, il avait toujours compris que les démons n’étaient pas aussi maléfiques que le prétendait Gabriel.
Les flammes dansèrent dans l’âtre et, quelques secondes plus tard, un Portail s’ouvrit en plein milieu de la pièce. Les deux Princes-démons se levèrent, abasourdis. Le palais avait depuis longtemps été protégé de ce type d’incursion, pour éviter que les anges ne puissent les y attaquer.
Leur surprise se tassa dès qu’ils virent qui entrait de façon aussi cavalière : Raguel leur adressa un grand sourire, entraînant Rémiel derrière lui.
« Désolé de ne pas avoir prévenu, mais nous ne voulions pas perdre de temps, et Rémiel voulait voir les livres. »
Ariel s’inclina devant eux, des étoiles d’admiration dans les yeux devant Raguel, et tendit à l’archange blonde le livre qu’il lisait plus tôt.
Celle-ci pâlit et le lui rendit, comme si le papier lui brûlait les mains.
« C’est bien son écriture. »
Raguel hocha la tête, puis se tourna vers Lucifer.
« Tu ferais mieux de t’asseoir. Il y a quelque chose que nous ne t’avons jamais dit et je pense qu’il est temps que tu sois au courant. »
Le Déchu voulut protester, avant de remarquer que l’archange du Feu ne souriait pas. Cela le saisit. Ce devait être la première fois depuis des années qu’il voyait Raguel si sérieux. Il tira donc une chaise et s’y installa.
« Qu’y a-t-il de si grave ?
— Au sujet de ta déchéance… » commença Rémiel, hésitante.
Lucifer se tendit. En effet, vu le sujet, cela ne devait pas prêter à rire.
« Oui ?
— Nous t’avons jugé ensemble, reprit-elle. Cependant…
— Une personne en particulier nous y a poussés. Celle-là même qui nous a annoncé que tu voyais Bélial toutes les nuits et qu’elle ignorait pourquoi, mais qu’elle craignait que cela aille plus loin que des visites amicales. »
Cette annonce heurta l’ancien archange comme un coup de massue. Il savait que Saraqael l’avait trahi en avouant aux autres les visites de Bélial, que ses essions avaient surprises. Cependant, il n’avait jamais imaginé que celui qui, à l’époque, était son ami le plus proche à l’exception de l’archidémon de la Lune, ait pu mentir de façon si éhontée.
« Je n’ai jamais, jamais couché avec Bélial ! cria presque Lucifer. Et Saraqael le savait ! Il nous voyait, il nous observait, il veillait bien à ce que je ne… Je réalise maintenant que Bélial avait d’autres plans à mon sujet mais je ne l’ai jamais touché ! »
Rémiel leva les mains.
« Calme-toi ! Je te crois, à présent, quand tu me le dis en face. Je le lis sur ton visage. Mais comprends-nous. Tu avais toujours été trop proche de Bélial. Même moi j’avais vu qu’il était intéressé. Quand nous avons su qu’il te voyait encore, qu’il venait jusque dans ta chambre en Eden… Que voulais-tu qu’on imagine ? »
Lucifer se prit la tête entre les mains. Ces erreurs le poursuivraient-elles toute sa vie ? Il se ressaisit comme il put et releva la tête, croisant au passage le regard d’Ariel. Le jeune Prince avait un sourire amer aux lèvres et hocha la tête. Il comprenait sa douleur.
Sauf que lui, lui avait cédé à Bélial, bien plus que Lucifer ne l’avait jamais fait !
Il prit une grosse inspiration.
« Saraqael est doublement un traître. D’une part, cette histoire avec les drows. D’autre part, il a menti au conseil des archanges pour le pousser à déchoir le régent de l’Eden. Je ne suis plus rien pour les anges aujourd’hui, sauf peut-être un adversaire acharné, mais à l’époque, je me trouvais à leur tête. Donc je vous le demande : que comptez-vous faire à ce sujet ? »
Rémiel serra les lèvres. Raguel souriait à nouveau, comme si la situation l’amusait, mais Lucifer savait que c’était son expression normale. Il attendit qu’ils lui répondent.
« Je n’étais pas certaine, dit l’archange du Métal. J’avais besoin de voir ta réaction. Mais maintenant… Je te crois, quand tu me dis que tu n’as pas couché avec Bélial, que tu étais encore pur au moment de ta Chute. Saraqael devra être jugé pour nous avoir induits en erreur, surtout en sachant qu’il était au courant de vos rencontres depuis longtemps et qu’il savait que rien de répréhensible n’y survenait, du point de vue strict des lois. Cependant… »
Elle releva le menton, fusillant le Déchu des yeux sans la moindre crainte.
« Soyons bien clair, Lucifer : cela ne signifie en rien que je regrette la décision que j’ai prise à l’époque de voter pour ta Chute. D’autres charges pesaient sur toi que la simple luxure. »
Le Prince-démon se contenta d’acquiescer, les lèvres pincées. Rémiel en sembla satisfaite, et se tourna vers Raguel.
« Rouvre-nous un Portail vers l’Eden, s’il te plaît. Nous devons annoncer cela à Michaël. »
L’Élément s’exécuta et ils Traversèrent en sens inverse, laissant les deux Princes-démons seuls. Ariel était sombre, et Lucifer plus sombre encore. Il n’était plus proche de Saraqael depuis longtemps et, pourtant, cette trahison-là faisait mal, comme une vieille blessure qui se serait rouverte.
Ariel se leva.
« Je te laisse. Je pense que tu as besoin de réfléchir. Ou préfères-tu que je t’envoie Belzébuth, ou Astaroth ? »
Lucifer secoua la tête. Le garçon avait raison ; il avait besoin de penser, pas d’être réconforté. Il ferma les yeux et écouta l’autre sortir de la pièce, refermant la porte derrière lui.
Saraqael avait menti aux autres pour le faire exiler. Lucifer rouvrit les yeux. Il ignorait pourquoi l’archange du Soleil avait pris le risque d’inventer un mensonge si flagrant juste pour le plaisir de le faire souffrir, mais une chose était sûre : il allait, à son tour, découvrir ce que la Chute voulait dire.
***
Saraqael se trouvait à Essiah quand les gardes vinrent le chercher. Il avait suivi avec intérêt les différentes étapes de la découverte de sa trahison par les autres archanges au travers de ses essions et, quand il avait été certain de la direction qu’ils prenaient, il avait quitté son bureau pour la cité-bibliothèque et avait enfin terminé le traité de thaumaturgie dont il n’avait jamais eu le temps de finir la lecture.
Bien entendu, il était à trois pages de la conclusion lorsqu’ils arrivèrent. Il soupira.
« Ne pourriez-vous pas prétendre me chercher durant quelques minutes encore ? J’aimerais terminer ceci. »
Ils prirent cela pour du sarcasme et se raidirent, le plus haut gradé d’entre eux allant jusqu’à dégainer l’épée qui pendait à sa ceinture.
« Veuillez nous suivre sans faire d’histoire. Vous ne voulez pas que les archanges aient besoin de se déplacer pour venir vous chercher eux-mêmes.
— Je peux emmener mon livre ? »
Il n’attendit pas de réponse à sa question, glissant son marque-page là où il s’était arrêté et rangeant le livre dans le rayon d’où il l’avait tiré. Puis, il les rejoignit. Voyant leur étonnement, il haussa un sourcil.
« Vous voulez peut-être me mettre des fers ? »
Les gardes n’insistèrent pas, se contentant de l’encadrer et, après une infime hésitation, deux d’entre eux lui saisirent chacun un bras. Saraqael roula des yeux. Il les suivait de son plein gré mais, bien sûr, ils se sentaient obligés d’en rajouter.
« Mon jugement aura-t-il lieu tout de suite ? »
Il n’avait posé la question que pour mettre le plus gradé mal à l’aise ; il savait que les autres ne s’étaient pas décidés sur son sort et qu’il serait d’abord emprisonné. Cependant, la moindre des choses lorsqu’on arrêtait quelqu’un était de lui énumérer les charges qui pesaient sur lui et s’il serait jugé de suite ou si certaines preuves manquaient.
« Non, les discussions sont en cours. Les chefs d’accusation sont les suivants : trahison… »
Saraqael cessa de l’écouter, se concentrant sur sa marche pour ne pas trébucher. Les anges qui l’encadraient étaient membres du clan de Raphaël et le dépassaient d’une demi-tête ; ils tendaient à le soulever, même involontairement, en lui tenant ainsi les coudes. Il souhaitait conserver un minimum de dignité, par exemple en évitant de s’étaler en public.
Ils l’amenèrent à la prison d’Alun Hevel. Le bâtiment était petit et propre, car rarement occupé. Les petits délits étaient expiés par des travaux d’intérêt général et les gros par la déchéance. À ce rythme, si le système avait fonctionné, il n’aurait dû rester que les anges les plus purs en Eden, mais contrairement à l’idée que devait s’en faire Gabriel, l’innocence n’était pas héréditaire. La plupart des gens commençaient par là puis découvraient – ou non – la dure réalité de la vie, et agissaient en conséquence. Certains décidaient de faire face, d’autres de se laisser aller.
Saraqael était soulagé de voir que l’archange de la Pureté faisait partie de la première catégorie. Ses certitudes, jusque là inébranlables, avaient été réduites en miettes. Pourtant, il tenait toujours debout et s’efforçait de juger ses anges selon ce que lui-même pensait, et plus seulement Lyth. Bien sûr, il était d’accord avec la plupart des Lois, mais sa mentalité changeait – et, comme il se devait, il continuait à ne rien demander qu’il ne faisait lui-même.
La porte de sa cellule s’ouvrit et Saraqael y fut à moitié poussé. Il manqua de tomber en avant, se rattrapant de justesse à un mur, et comprit pourquoi ses geôliers ne l’avaient pas accompagné en ressentant une douleur atroce. Il gémit, agrippant le béton froid, ses jambes cédant sous lui.
Les murs étaient couverts de rune d’antimagie, qui coupaient les gens de leur aura. Ce n’était pas supposé être douloureux. Mais les gens n’étaient pas supposés en envoyer des morceaux se balader un peu partout dans les Trois Mondes.
« S’il vous plaît… Juste une minute… »
Une éternité s’écoula avant qu’ils ne le ressortent de la pièce et, en un instant, Saraqael rappela ses essions à lui. Il serra son aura contre lui-même, frissonnant, et s’il s’était repris assez vite, il aurait demandé à ce qu’on lui permette de ressortir du bâtiment pour aller au soleil. Wir, cela faisait une éternité qu’il n’avait pas ainsi rassemblé sa magie, il aurait dû avoir le droit d’en profiter un instant.
Mais dès son malaise passé, il fut repoussé dans la cellule et comme cette fois il ne s’effondra pas, la porte se referma sur lui.
Bon. Il y avait une fenêtre. Barrée, bien sûr, et trop profonde pour que les rayons d’Essiah parviennent à l’intérieur. Saraqael fronça les sourcils, mécontent. Il avait cru pouvoir garder ses essions, qui lui auraient permis de s’informer de l’avancée de son jugement. Au moins lui auraient-ils permis de se distraire. Dorénavant, il allait dépendre des gardes en ce qui concernait les informations – et il doutait qu’il lui soit permis de demander des livres.
Son regard fit le tour de la pièce. Étroite, elle contenait cependant un lit confortable aux draps règlementaires, bruns, ainsi qu’un petit bureau en bois vissé au sol avec une chaise assortie. Des sanitaires occupaient un coin, flanqués d’un évier. Sans doute pourrait-il utiliser des douches mais il n’y avait pas d’accès direct. Une serviette du même ton que les couvertures était pliée sur le lit. Il n’y avait pas d’armoire.
Saraqael soupira et s’assit sur le matelas. Il était dur, sans être inconfortable. Il envisagea de s’y allonger pour piquer une sieste ; depuis combien de siècles n’avait-il pas dormi plus de cinq heures d’affilée ?
Wir en décida autrement. Une visite lui fut annoncée dans la minute et Ariel fut introduit auprès de lui.
« Que fais-tu là ? lui demanda aussitôt l’archange.
— Toi, que fais-tu donc ! rétorqua le Prince-démon. Qu’est-ce qui t’a pris de laisser une preuve aussi évidente derrière toi ! Tu aurais pu faire recopier ces livres par quelqu’un il y a des siècles, tu sais que ton écriture est reconnaissable. À condition qu’on arrive à la déchiffrer, bien entendu. »
Saraqael se contenta de sourire, faisant rouler des yeux à Ariel.
« Pour un peu, je croirais que tu t’es arrangé toi-même pour qu’ils soient envoyés à Belzébuth au moment le plus opportun. Tu n’as pas fait ça, n’est-ce pas ?
— Même moi, je ne suis pas aussi masochiste.
— Je ne suis pas convaincu. »
Ariel soupira, puis se rapprocha de lui, hésita à s’asseoir, resta finalement debout.
« Je sais que tu t’en veux, pour Lucifer. »
L’archange du Soleil se fit aussi neutre que possible. Il ne voulait pas parler de ses sentiments, surtout pas à Ariel, qui était trop perspicace à son goût. Peut-être, aussi, le connaissait-il trop bien car il ne se laissa pas impressionner par son expression peu amène.
« Vous avez pris la décision de le déchoir ensemble. Que tu aies exagéré les faits n’est pas si grave. Tu aurais même pu t’en abstenir. Tu devrais pouvoir te défendre…
— Il faut toujours un bouc émissaire, l’interrompit Saraqael. Avec la paix, les anges ont besoin de quelqu’un à haïr, pour remplacer les archidémons, ou Lucifer. Ce sera moi.
— Cesse de décider de tout à l’avance ! Si ça se trouve, ton sacrifice n’est pas nécessaire ! »
L’archange se détourna. Il essayait de rester calme, mais Ariel persistait à parler de sujets douloureux, qu’il aurait préféré enterrer sous une épaisse couche de cynisme et d’auto-dérision.
« C’est moi qui l’ai trahi en le vendant aux autres, dit-il enfin, et c’est aussi de moi qu’est venue l’idée de l’exiler. J’ignorais que Lyth approuverait en noircissant ses ailes, mais j’ai inventé la déchéance. Moi. Pas Lyth.
— Tu ne pouvais pas savoir, murmura Ariel.
— Oh, mais le but était que Lucifer ne puisse jamais Remonter. »
Enfin, Ariel se retrouva à court de mots. Saraqael en fut soulagé ; il ne savait pas s’il aurait pu contrer longtemps ses arguments sans que ses émotions reprennent le dessus. Il détestait élever la voix mais, au vu la sensibilité du sujet, il craignait de perdre le contrôle et il ne pensait pas avoir de mouchoir sur lui.
Il préféra dévier la conversation, avant que le Prince-démon ne rassemble ses esprits.
« N’oublie pas que j’ai causé une guerre avec cette histoire des drows. J’ai mal calculé les conséquences de mes actions.
— Tu ignorais l’incarnation de Krro. Personne n’aurait pu y penser.
— Je suis régulièrement intervenu dans les Abysses et certains de mes agents sont des elfes, des démons, des vampires. Mon réseau d’information est étudié en ce moment. Ils vont le démanteler quand ils comprendront. »
Ariel blêmit.
« Mais alors, l’Eden va rester…
— Entièrement à l’abri quand Lucifer suggèrera qu’ils fusionnent la partie saine du réseau avec la sienne. Après tout, les anges et les démons sont plus ou moins alliés, maintenant, non ? Ou alors, ça se fera via Uriel. Sa cité est une idée géniale, novatrice, et qui sera utile à l’Eden. De plus, grâce à toi, Van connaît ma façon de travailler. Il pourra aider. »
Le Prince-démon s’installa enfin sur le matelas à ses côtés, quoiqu’en restant à distance respectable.
« Tu as tout calculé…
— J’ignorais tout de Nivalis jusqu’à ce qu’elle t’en parle.
— Cela aurait fonctionné même sans cet ajout de dernière minute. Gabriel aurait grincé des dents, mais il aurait cédé. Même si les anges refusent l’aide de Lucifer, ils n’ont plus tant à craindre qu’avant puisque la guerre est terminée. Ce sera aux démons de gérer les Abysses et à eux seuls.
— La paix n’est pas encore définitive. »
Ariel rejeta l’argument d’un geste de la main.
« Nous savons tous les deux que ce n’est qu’une question de temps.
— Je me demande s’ils vont trouver ce que j’ai fait à Nysâh. »
Le Prince-démon battit des cils, interloqué.
« Tu ne penses tout de même pas que j’ai laissé la vie politique d’Ambrosis se développer sans intervenir ? se moqua Saraqael. Certains ska haut placés ont des dettes envers moi – même s’ils ne savent pas que la personne à qui ils obéissent est un archange – et plusieurs Infants ou calices favoris étaient des anges de mon clan qui sont Tombés et qui ont, comme toi, accepté de continuer à m’aider.
— Tu es un monstre », murmura Ariel, ouvrant de grands yeux fascinés.
Il avait entendu cette remarque comme un compliment, mais l’archange acquiesça.
« En effet.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire !
— Mais tu as raison.
— Qu’as-tu fait à la Reine Rouge au juste ? » tenta Ariel, sans doute pour qu’il cesse de se dénigrer.
Saraqael sourit, très satisfait de lui-même.
« Cela fait quelques années que j’envoie des gens à moi sous illusion pour lui servir de médecins privés, ou que j’achète ceux qu’elle se trouve. Je me suis arrangé pour qu’elle n’ait pas d’enfants. »
Il laissa Ariel calculer seul la vitesse à laquelle cela avait dû provoquer une crise à Ambrosis. Nysâh était forte, mais les vampires étaient des maîtres pour trouver la faiblesse des gens, et sans héritier sa position n’était pas assurée.
« Je croyais que son manque de fécondité était dû à sa seule nature de vampire ! s’exclama Ariel.
— Elle a fini par se douter de quelque chose et elle est parvenue à garder la situation en main. Raison pour laquelle j’ai dû improviser avec les elfes. Chez eux, la situation était déjà explosive et j’ai juste dû offrir à Nataos les moyens d’arriver à ses fins. Je suppose que tu sais que mon but était de distraire les démons. »
Il grimaça.
« La réticence de Belzébuth à intervenir dans le conflit en Hedyrn m’a causé bien des soucis. »
Ariel rougit. Sur ce point, c’était lui qui avait mal rempli son rôle ; Saraqael ne lui en voulait pas. L’archidémon des Ténèbres était difficile à influencer. La seule personne qui y parvenait aisément était Lucifer, qui faisait un travail merveilleux dans les Abysses depuis sa déchéance. Cette dernière avait été bénéfique pour tous.
S’il se le répétait assez souvent, il finirait par s’en convaincre.
« Tu sembles trouver mes actions formidables, Ariel, mais tu sais qu’elles sont répréhensibles. Ne dois-je pas être puni pour avoir joué avec la vie des gens ? Pour m’être fait l’allié de certains vampires au lieu de les tuer ? J’ai joué à dieu. Je dois en payer le prix. »
Avec cette déclaration, leur conversation mourut et, après quelques minutes, ce fut un Prince-démon pensif qui prit congé.