Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 22
« Justice, Amhoï. Toujours représenté de face, souvent avec une épée dans une main et l’autre levée, les sourcils froncés. »
– Mythes et vérités, Kamu –
Jamais les archanges ne s’étaient sentis aussi mal, en tant que groupe. Jamais, depuis la Chute de Lucifer, ils n’avaient ainsi douté de l’un des leurs – et les actes de Saraqael s’avéraient d’autant plus douloureux qu’ils étaient surprenants. De plus, ses mensonges débutaient au début de la guerre, et se prolongeaient encore et encore. Depuis qu’ils fouillaient, ils avaient trouvé de plus en plus d’irrégularités dans ses actions, en commençant par les noms de vampires dans la liste de ses contacts.
Uriel, en leur annonçant son mariage, était partie la tête haute. Les non-dits de Saraqael leur semblaient d’autant plus répugnants. Lucifer lui-même ne leur avait pas caché grand-chose, sauf son amitié persistante avec Bélial – qui restait de la trahison de leur point de vue à tous, mais qui avait été, dans les faits, anodine. Le premier régent de l’Eden avait juste été stupide et aveugle.
Saraqael, lui, avait agi en connaissance de cause et leur avait caché toute information qui aurait pu lui nuire.
Le regard de Rémiel fit le tour de la table. Ils n’étaient plus que cinq. Raphaël, Gabriel, Michaël, même Raguel – tous affichaient la même mine abattue.
« Il n’y a qu’une seule sentence possible, chuchota Gabriel pour lui-même. Il a frayé avec des enfants de Saâgh.
— Il nous a menti en face. Mais, par Ksah, c’est Saraqael ! s’écria Raphaël, à bout de nerfs. C’est l’un de nous ! On ne parle pas de Lucifer, ici, qui a fait bande à part jusqu’à ne plus être capable de comprendre ce que nous lui disions. Saraqael a été avec nous tout le long de la guerre, il a souffert avec nous ! Bon sang, je l’ai vu pleurer en enterrant ses anges ! »
Michaël se mordilla la lèvre, mais resta silencieux. Raguel ne disait rien, ne souriait pas ; il attrapa juste la main de Rémiel sous la table en la voyant toute pâle.
Gabriel tripotait la croix de Lyth formée par son col et ne laissa pas tomber le sujet.
« Ce n’est pas juste ça. Personne ne ment au conseil des archanges, personne ne ment dans le cadre d’un jugement. Que ç’ait été celui de Lucifer rend cela d’autant plus sensible. En toute âme et conscience, je ne peux pas jurer que je l’aurais chassé si je n’avais pas pensé qu’il avait un amant. »
L’archange de la Pureté secoua la tête.
« À l’époque, peut-être lui aurais-je pardonné si j’avais su leurs rendez-vous innocents. Il était le roi de l’Eden, désigné à ce poste par Notre Altesse Lyth, et personne n’avait encore été exilé. J’aurais pu lui laisser une chance. »
Raphaël ouvrit la bouche pour protester mais Rémiel tendit la main pour l’interrompre.
« Non, il a raison, dit-elle. Ça fait mal de l’admettre, mais… il n’y a pas de place ici pour les sentiments. Si un seul d’entre nous a été influencé par son mensonge lors du jugement de Lucifer, alors Saraqael est coupable de haute trahison, car il a causé une déchéance là où il n’y en aurait pas eu sans lui. »
Elle se détestait de prononcer ses paroles, mais elles étaient nécessaires. Les protestations de leurs anges leur avaient prouvé qu’ils ne pouvaient pas se montrer cléments envers leurs presque-frères par sentimentalisme. Saraqael avait commis une terrible erreur et, même si elle avait envie de le garder auprès d’eux, il méritait de Tomber.
Plus personne n’osa ajouter quoi que ce soit. La main de Raguel serra un peu plus la sienne et il hocha la tête. Raphaël avait l’air dégoûté mais il l’imita, ainsi que Gabriel. Alors seulement Michaël se leva.
« J’ai préféré ne pas intervenir dans votre débat car, même si je suis archange depuis des siècles, je ne fais pas partie des premiers-nés. Votre jugement me fait souffrir moi aussi, mais sachez que je suis soulagé de vous entendre prendre la décision que j’aurais choisie. Je m’y joins donc : Saraqael est coupable de haute trahison, et il sera déchu. »
Ses mots auraient dû résonner dans la pièce, ou être soulignés par un grondement de tonnerre. En lieu de quoi ils s’envolèrent, comme un commentaire anodin. Leurs conséquences, néanmoins, demeuraient terribles – pour eux et pour tous les anges.
***
Ariel avait envie de hurler. Des messagers venaient d’amener la nouvelle de la culpabilité de Saraqael à Pandémonium, l’annonçant d’abord à Belzébuth en privé, puis se séparant, l’un allant auprès des différents archidémons, l’autre se rendant auprès de Lucifer et lui-même. L’ange venait de repartir et le Prince-démon chercha des yeux un objet à lancer sur le mur pour se passer les nerfs. Il se reprit juste à temps, alors que sa main se tendait déjà vers un bougeoir de fer qui aurait produit un bruit tout à fait satisfaisant. Inutile de se donner en spectacle.
D’ailleurs, cela ne servirait à rien. Il savait que les archanges ne reviendraient pas sur leur décision, quoi qu’il leur dise et, ayant lu les minutes des différents interrogatoires de Saraqael – il y avait des avantages à pouvoir se rendre invisible – il savait que celui-ci ne se défendait pas. Au contraire, il prenait un malin plaisir à exciter la susceptibilité de ses pairs en répondant nonchalamment à leurs accusations pourtant graves, rejetant leurs inquiétudes comme si elles n’avaient aucun sens.
S’il changeait d’avis maintenant, il ne pourrait plus rien faire. Le Prince-démon serra les poings, frustré. L’Eden allait perdre l’un de ses piliers sans le réaliser – le pire étant que Saraqael avait tout prévu pour le remplacer là où il était indispensable. Ariel se demanda un moment ce qu’il avait décidé pour lui, puis secoua la tête. Peu importait.
Il termina de se reprendre et avisa le sourire de Lucifer. Ses poils se hérissèrent dans sa nuque.
« Tu réalises que tout cela est de ta faute ? Raguel t’a laissé le choix. Tu aurais pu lui sauver la mise. »
Silence. Il ne parlerait pas, Ariel le savait, mais ça ne l’aidait pas à desserrer les poings.
« Tu es un beau salopard. »
L’insulter ne mènerait à rien, sauf à le conforter dans sa certitude d’être dans son bon droit. À vrai dire, rien ne le choquait. Ariel pourrait argumenter, le frapper, supplier, le visage de Lucifer resterait de marbre. Ariel connaissait peu de choses aussi frustrantes.
« Tu connais les sentiments que ça cause. Et au lieu de faire de ton mieux pour que personne ne se retrouve dans le même cas, comme tu l’aurais voulu avant ta Chute, tu te venges.
— Les démons doivent m’avoir contaminé », répondit enfin Lucifer.
Ariel lâcha un rire. Contaminé. N’était-ce pas lui qui disait que la culture seule différenciait les anges des démons ? N’était-il pas celui qui argumentait en soutenant que le bien et le mal n’étaient pas l’apanage de quelques-uns, mais existaient en tous ?
« Tu te fiches de moi. »
Ariel l’espérait. Parce que si Lucifer se mettait à penser ce genre d’inepties, il n’avait plus rien à faire à la tête de Pandémonium. Belzébuth était plus difficile à contrôler, mais au moins, on savait où il allait. Il n’était pas aussi imprévisible qu’il l’espérait.
« Évidemment que je me moque, Ariel. Qu’est-ce que tu espères ? Que je te dise que tout ceci n’a été qu’une plaisanterie et que tu peux te réveiller ? Je suis très satisfait de moi-même, et ce n’est ni un rêve ni un cauchemar. »
Ariel le dévisagea, amer.
« Très satisfait. Espèce de salopard. Tu sais que Saraqael a toujours tout donné à l’Eden ! »
Lucifer perdit son air impassible et se pencha en avant, appuyé sur ses accoudoirs.
« Comme je l’avais fait à l’époque de ma déchéance.
— C’est faux. »
Lucifer se leva d’un coup.
« Comment oses-tu…
— Tu avais donné beaucoup à l’Eden, c’est vrai, et certaines accusations portées contre toi étaient fausses. Mais tu avais donné autant aux Abysses.
— Et c’était un mal ? » protesta le Déchu, sa voix renvoyant des échos du temps où il croyait en ses idéaux.
Ariel eut un sourire à la fois triste et moqueur.
« Tu n’as toujours pas compris la leçon qu’il t’a donnée ce jour-là ? Non, ce n’était pas un mal. C’était même très bien. Mais la personne qui se trouve à la tête de l’Eden doit s’occuper avant tout de l’Eden. Pas des Abysses.
— Lui ne se préoccupait pas seulement de l’Eden ! Il a conclu des pactes avec des vampires !
— Parce que ça servait l’Eden ! Les vampires se sont fait rouler dans la farine, Lucifer, et tu le sais. Qu’a perdu l’Eden lors de ces attaques ? Rien. La seule personne qui était au courant et donc exposée était Saraqael lui-même. Il s’est sali pour servir l’Eden. Il savait que si tu étais mis au courant de la vérité, tu saurais trouver les preuves nécessaires à sa Chute, et que tu lui renverrais la pareille, mais il ne s’est pas arrêté. Il a pris le risque. Parce que ça servait l’Eden. Alors ne viens pas me dire que tu as fait autant que lui, par les cornes de Sei ! Quand tu as été déchu, les anges ne t’écoutaient plus, parce que tu ne parlais pas ! Et si les gens ont été si facilement convaincus, c’est peut-être bien parce que tu étais absent, et que personne ne te connaissait assez pour te défendre ! »
Lucifer lui adressa un sourire froid.
« Saraqael le pouvait. Michaël le pouvait. Même toi, tu le pouvais.
— Michaël n’était qu’un gamin, Lucifer, et j’étais encore plus jeune que lui. Saraqael n’est pas du genre à défendre ceux qui se mettent seuls dans les ennuis. Ceci dit, si tu lui avais demandé, il t’aurait dit quoi faire, il t’aurait conseillé.
— Il m’aurait manipulé.
— Pour le bien de l’Eden ! »
Les deux hommes se toisèrent. Le silence était aussi congelé que possible en présence d’un prince d’Essiah.
« Tu insinues que mon départ a servi à l’Eden, constata Lucifer d’un ton neutre.
— Je souligne juste que ton comportement à l’époque était inadapté et que tu étais trop aveugle pour le réaliser. J’ajouterai que Saraqael en était déçu et qu’il en a fait trop, sans doute par rancœur, ou parce qu’il était jeune, lui aussi. Mais maintenant, Lucifer, vous ne l’êtes plus, jeunes, et il a amené la paix.
— En quoi a-t-il plus œuvré pour la paix que moi ? »
Ariel eut un mouvement excédé.
« Tu ne réalises même pas ! »
Lucifer se contenta de serrer les lèvres et, d’un coup, le jeune homme dut se contenir pour ne pas le frapper. Réalisait-il à quel point il ressemblait à ceux-là même qu’il méprisait ? Son esprit était aussi fermé que celui de Gabriel, son envie de vengeance aussi cruelle qu’Azazel. Il faisait passer ses sentiments avant l’Eden – de nouveau.
Ariel tenta un instant d’imaginer ce que son monde natal serait devenu avec quelqu’un d’aussi égoïste à sa tête, et il frémit. Peut-être qu’à la place de Saraqael, il aurait agi de la même façon.
« Très bien, drape-toi dans ta dignité offensée et oublie ce que les autres ont fait pour ne penser qu’à toi, et à toutes les merveilleuses actions que tu as commises pour les anges. Ah ! Mais, au fait, rappelle-moi une fois où tu as sacrifié ton petit confort pour le bien de l’Eden ? »
Ariel sortit sans attendre de réponse, claquant la porte derrière lui. Peu lui importait d’être infantile, il avait besoin d’extérioriser.
« Notre petit angelot est en colère ? »
Le ton railleur de Belzébuth le hérissa comme le crissement d’une craie sur un tableau et il fit volte-face.
« Je t’interdis de te moquer, pas maintenant. Lucifer n’avait pas le droit de faire ça !
— Et pourtant si. »
Sa colère se dégonfla d’un coup.
« Ce n’est pas ce que je voulais dire, soupira Ariel, mais… c’est injuste.
— Les lois de Lyth le sont toutes.
— Nous ne sommes pas des machines pour suivre Ses ordres sans réfléchir ! »
Belzébuth renifla.
« Voilà pourquoi tu es déchu. Et Sarakhiel aussi. »
Ariel ferma les yeux. Le démon avait raison.
« Saraqael était loyal à l’Eden, même si ses méthodes étaient discutables. Il l’est toujours. »
L’archidémon posa sa main calleuse sur sa tête.
« Allons, allons. Ne sois pas si défaitiste, Arael. Tu ne m’as pas habitué à ça. »
Le Prince-démon s’efforça de sourire et récolta une tape approbatrice.
« Mieux. Maintenant, va trouver Astaroth ; il est dans l’aile ouest de la montagne. Un de ses nouveau-nés est malade et a besoin de soins. »
Réconforter les gens en leur donnant du travail. La méthode était plutôt efficace, décida Ariel, qui acquiesça.
« J’y vais. Merci.
— File ! »
Il obéit, ses lèvres s’étirant de plus en plus, presque malgré lui.
***
Lucifer releva le nez en entendant la porte se rouvrir. Heureusement, il ne s’agissait pas d’un Ariel penaud venu lui faire des excuses mais de Belzébuth, qui souriait de toutes ses dents.
« Satisfait ? lui lança l’archidémon.
— Ce n’est pas à moitié aussi agréable que je l’aurais cru, avoua le Prince-démon. Ça viendra peut-être quand il sera déchu.
— Nous sommes invités en tant que témoins, tu pourras t’en rendre compte par toi-même.
— Ils ne comptent pas l’exiler, regretta Lucifer.
— Cela n’a pas de sens s’il est libre ici en Bas. Le but est de le punir. Ils vont le garder enfermé. »
Peut-être que ce serait même pire, pour Saraqael. Lucifer ne parvenait cependant pas à s’en réjouir. Sûrement, la satisfaction reviendrait quand il le verrait se tordre de douleur lors de la rupture de son lien avec l’Eden, quand il perdrait la bénédiction de Lyth et que ses ailes se noirciraient, quand, peut-être, il serait renié par Essiah Lui-même et que son aura lui serait arrachée.
Il tritura le bout de sa manche. Oui, sûrement.
« Ne me dis pas que tu as des regrets ?
— Non…
— Parce que, si je me souviens bien, tu as toujours considéré les déchéances comme abominables et tu m’as expliqué en long et en large à quel point ce serait mieux si cette punition n’était pas utilisée à tort et à travers. »
Lucifer le frappa du plat de la main.
« Silence. Je me suis vengé, tu devrais en être ravi. Après tout, n’est-ce pas un comportement typiquement démoniaque ? Je me suis adapté à merveille ! Bientôt, je vais me mettre à roter et à vider des bouteilles d’abyssite en chantant des chansons paillardes. »
Belzébuth fronça les sourcils, ce qui ne fit que l’encourager.
« Oui, après tout, les démons ne sont bons qu’à ça. Et moi, j’ai été déchu, je suis encore pire ! Je ferais mieux de louer les services de quelques prostitués pour me débaucher. Après tout, je suis un monstre de luxure. Oh, mieux : je vais proposer mes propres services. Tu penses que Bélial serait intéressé ? Il accepterait peut-être de payer pour me voir enfin écarter les jambes.
— Tu veux vraiment en arriver là ? »
Belzébuth eut un sourire carnassier et fouilla sa bourse d’une main. Il en sortit une pièce de cuivre, même pas l’une des grandes mais les petites qui se coinçaient facilement entre deux pavés. L’une des plus passionnantes occupations des gamins de Pandémonium était de parcourir les rues, le nez à deux centimètres du sol, dans l’espoir d’en trouver une pour aller s’acheter une pâtisserie au miel.
« Tu ne vaux guère plus. Écarte les jambes ? »
Répondant à sa provocation par une provocation, Lucifer se leva de son fauteuil et fit quelques pas vers lui, s’arrêtant quand son torse effleura le sien.
« Mhh, pour ce prix-là, c’est dans le couloir, sans enlever les vêtements. Tu ne me traîneras pas jusqu’à un lit.
— Marché conclu. »
L’archidémon lui lança la pièce. Ses réflexes ne furent pas assez rapides et elle rebondit contre lui pour ensuite tomber au sol, rouler sur un mètre et finir sous une armoire. Lucifer ouvrit la bouche, et Belzébuth haussa un sourcil.
« Tu comptes te pencher pour la récupérer ? »
Le Déchu se crispa, affichant toujours un sourire avenant et hypocrite.
« Seulement quand tu seras loin. »
Belzébuth l’attrapa par la taille et, sans lui laisser le temps de réagir, le plaqua au mur le plus proche, assez fort pour qu’il sente la dureté de la pierre derrière les tapisseries. Il tira sur sa ceinture, libérant sa tunique qui s’écarta, dévoilant la peau pâle et imberbe de son torse.
« Charmant.
— Il te reste quatre minutes. »
Le démon se pencha sur lui, lui mordillant le cou sans se presser. Lucifer inspira en le sentant attraper ses cuisses par en dessous, le soulevant, puis se plaquer un peu plus contre lui. Pris entre le mur et son torse, il se retrouvait incapable de se dégager.
« Tendu ?
— C’est supposé être un jeu de mots stupide ou une vraie question ? »
Il le mordit un peu plus fort et le Prince-démon réprima un gémissement. Belzébuth ne l’avait jamais touché ainsi, malgré les regards qu’il lui lançait parfois. Mais ce n’était pas suffisant.
« C’est tout ce dont tu es capable ? lança-t-il. Tu parles d’un roi des Abysses, même sans couronne ! »
L’archidémon attrapa ses cheveux, tirant dessus pour le forcer à reculer la tête, encore et encore, jusqu’à dévoiler entièrement son cou.
« Sois sage. Dis oui si tu es prêt à obéir.
— Oui… » murmura Lucifer.
Belzébuth jura.
« Mais c’est pas possible ! »
La pression se relâcha alors que l’archidémon reculait, lui laissant de l’air. Le Prince-démon se frotta les yeux, un peu surpris, et avisa le regard furieux de son vis-à-vis.
« Quoi ?
— Je pousse pour voir jusqu’où tu te laisses aller et toi, tu me laisses faire. Tu m’aurais laissé te prendre là, si j’avais eu moins de scrupules. »
Apparemment, il ne l’avait pas assez provoqué. Lucifer laissa glisser un peu plus sa tunique, dévoilant son épaule.
« Mes intentions n’étaient pas claires dès le départ ?
— Tu es pathétique. Tu ne sais plus quoi faire alors tu veux arrêter de penser et tu sautes sur le premier venu. Je ne te servirai pas d’instrument pour t’auto-flageller. »
Lucifer se crispa. Il n’était pas comme ça ! Il se divertissait juste. Ce n’était pas une manière de nier la situation. Bien sûr, il voulait arrêter de se prendre la tête pendant un moment, quel mal y avait-il ? La plupart des démons le faisaient sans arrêt.
« Relève la tête ! tonna encore Belzébuth. Tu vaux mieux que ça. »
Le Déchu se détourna. L’archidémon avait une trop bonne opinion de lui. Après tout, il n’avait servi à rien, en Eden, si ce n’était à débuter une guerre ; dans les Abysses, il n’avait pas été capable d’unifier les territoires démoniaques, ni même la fichue orthographe ; le combat contre Krro aurait aussi bien pu se dérouler sans lui. Il était inutile. Oh ! Si, bien sûr : il savait faire en sorte qu’un archange soit déchu.
« Ssh, mon prince. Ne fais pas cette tête. »
Belzébuth l’attira contre lui et, cette fois, Lucifer se lova contre son torse. Le démon lui embrassa les cheveux puis, après un instant d’hésitation, la tempe. Le coin de la mâchoire… le menton… le cou…
L’ancien archange gémit.
« Veux-tu que je continue ? murmura Belzébuth.
— Ce n’est pas de la faiblesse. »
L’archidémon releva la tête pour le regarder en face.
« Si tu préfères, je peux te demander franchement si tu es intéressé. Cela nous fera gagner du temps. »
Lucifer faillit rougir. Il avait appris à maîtriser cette mauvaise habitude, depuis sa Chute, mais la déclaration – très détournée et entièrement sous-entendue – le prenait au dépourvu. Pas que ce soit désagréable.
« Ne suis-je pas ton prince, ton serviteur ? répondit-il. Qui suis-je pour ne pas m’abandonner à toi ? »
Belzébuth rit, d’un rire grave et chaud qui fit frissonner le déchu. Doucement, il leva la tête vers le démon, effleurant ses lèvres des siennes. L’autre avança, scellant leur baiser – puis lui dévora la bouche avec une avidité qui n’avait rien de contenu. Par principe, Lucifer résista, se pressant même contre lui de façon autoritaire.
« Oh Sei, murmura le démon d’une voix qui devenait rauque. Bélial va me tuer.
— Voilà qui me brise le cœur. Mais j’apprécierais que tu ne penses pas à lui, là, tout de suite. »
Le déchu posa sa main de façon stratégique, provoquant un grognement approbateur.
« J’arrête, promis Belzébuth. Tant que tu n’y penses pas non plus. »
Lucifer manqua de lever les yeux au ciel, mais se retint. Puis il se ravisa et prit Sei et Lyth à témoin.
« Sérieusement, après tant de siècles, tu crois que j’en suis amoureux ? De Bélial ? Même quand nous étions proches je ne l’ai jamais considéré de manière romantique !
— Bien. Je m’en serais voulu s’il avait eu la moindre chance. Au moins un peu. »
L’ancien archange le fit taire en l’embrassant une nouvelle fois. Puis, alors que les mains du démon se remettaient au travail, il recula.
« Les quatre minutes sont écoulées. D’ailleurs, je préfèrerais un lit, au final. »
Et il tendit la main. Belzébuth le regarda d’abord d’un air stupéfait puis, lentement, un sourire fasciné se dessina sur ses lèvres.
« Oh, et si je te paie une pièce d’or ? Nous pourrions continuer ici ?
— Je vais y réfléchir. Peut-être deux.
— Cinq, et la porte reste ouverte », tenta le démon.
Lucifer eut une expression de serpent.
« Marché conclu. »
L’expression de Belzébuth à cet instant précis valait bien tout embarras qu’un passant pourrait provoquer.
***
Bélial errait dans les couloirs du palais depuis deux jours, la tête rentrée dans les épaules, la barbe mal rasée, les vêtements froissés. Ariel le croisa ce matin-là dans la bibliothèque, où l’archidémon devait travailler sur un sceau assez solide pour contenir Krro. En réalité, En réalité, il fixait le vide d’un air de déprime profonde, appuyé d’un coude sur un grimoire, une plume dans la main.
Comment avait-il pu vouer un amour aussi intense à une telle larve ? Ariel se dégoûtait lui-même. Avait-il donc été si aveugle ? Bélial lui avait paru exotique, romantique, prêt à prendre des risques pour le voir. Le voilà à présent qui se traînait, hagard, désœuvré. De ce que le déchu avait vu, il n’avait même pas essayé d’avoir Lucifer. Il n’avait pas protesté en le trouvant collé à Belzébuth. Il n’avait rien dit, rien fait.
« Cesse de soupirer et mets-toi au travail, lança Ariel d’un ton sec. Ce sceau ne va pas se préparer tout seul et je n’ai pas le niveau. »
En vérité, il pouvait aider pour la partie théorique, mais Essiah et Elvion ne réagissaient pas de la même façon et leurs runes devaient être traitées séparément avant d’être fusionnées. Saraqael étant en prison, Ariel devait s’occuper seul de sa moitié et il avançait assez lentement sans devoir en plus faire celle de Bélial.
Celui-ci lui adressa un sourire désolé.
« Je n’ai pas trop le moral en ce moment.
— Ça te changera les idées.
— Je doute que ça fonctionne… »
Ariel compta mentalement jusqu’à dix.
« Bélial. Nous n’avons pas le temps de gérer tes états d’âme. Ce n’est pas comme si la situation ne te pendait pas au nez depuis des années.
— Tu es cruel, Arael. J’aime Lùzifer. Il est ma vie ! Savoir qu’il était proche de Belzébuth et savoir qu’ils dorment dans le même lit sont deux choses entièrement différentes ! »
Pourquoi, au juste, s’était-il donné la peine de garder son sang-froid pour ce connard ? Le déchu calibra son sourire le plus idiot, celui qui le faisait paraître encore plus blond, puis frappa.
« Tu es un imbécile. »
L’insulte eut au moins le mérite de faire se redresser l’archidémon de la Lune. Néanmoins, il ne lui laissa pas le temps de protester et fit sa meilleure imitation de Raguel, prenant un ton guilleret.
« Tu n’aimes pas Lucifer tel qu’il est maintenant, mais le souvenir de comment il était avant sa Chute. Que tu as provoquée. Ce que tu aimes, c’est l’innocence, la pureté, la perfection d’un être qui ne connaît rien de l’amour si ce n’est toi. Lucifer ne t’a jamais aimé. Par contre… »
Ariel sourit plus encore, bien que son ton se fasse acide.
« Tu aurais pu m’avoir moi. Je t’aimais. À la folie. Comme un idiot. J’étais le plus innocent et le plus débauché des anges en même temps, ce qui devait te plaire. Mais là, tu vois, tu n’auras ni moi, ni Lucifer, ni aucun ange ; le travail qu’il avait commencé en te donnant le surnom d’archidémon de la trahison, tu l’as terminé en me séduisant pour ensuite me laisser tomber. »
Bélial avait reculé à chaque phrase comme s’il recevait autant de coups de poings. À cette conclusion, livide, il ouvrit la bouche pour répondre ; il fut incapable d’articuler quoi que ce soit. Au final, il prit son livre sous le bras et sortit de la pièce en coup de vent.
Ariel eut un sourire satisfait.
« Tu es dur avec lui. »
Le Prince-démon se tourna vers Lucifer qui était adossé à une étagère et avait dû entendre leur conversation depuis le début. Ariel renifla.
« Je suis de soleil. Je ne supporte pas qu’on regarde un autre que moi. Il m’a séduit pour me sortir qu’il déprime parce que toi, tu as choisi un autre ? Il mériterait que je le réduise en pièces. »
Le Déchu rit, avant de le dévisager d’un air pensif.
« Tu sais, je pense qu’il t’aimait, toi. »
Ariel haussa les épaules.
« Probablement. Je le vois bien, maintenant, qu’il n’aime plus que ton fantôme. J’étais plus proche de son idée de Lucifer jeune que tu ne l’es toi-même. Cependant, je doute qu’il le réalise jamais. »
Si ses mots étaient amers, ils étaient aussi libérateurs. Il n’aurait jamais Bélial. Mais, à présent, il l’avait mis derrière lui. Sa vengeance était consommée.
Ariel se détendit. Il pouvait enfin se tourner vers l’avenir.