Chroniques d'un cycle : Les Orphelins
Chapitre 4
« Hramaël. A la fois Temps et Mémoire, Il conserve en Son sein l’Essence des autres Éléments afin qu’Ils survivent d’un cycle à l’autre. »
– Mythes et vérités, Kamu –
Uriel sortit de sa maisonnette, un panier de linge coincé sur la hanche, et tendit un fil sur leur terrasse pour y pendre les draps. Son ventre lourd commençait à rendre ce genre de tâche difficile mais elle ne comptait pas se laisser couver par Léviathan ; elle avait trop été choyée juste parce qu’elle était empathe. En Eden, Rémiel avait toujours été la femme forte – et Uriel la demoiselle en détresse. Elle détestait cette étiquette.
Alors qu’elle attachait le troisième drap, elle réalisa qu’elle s’était crispée sans raison. Elle baissa ses barrières mentales pour fouiller les environs et crut recevoir un coup de poing tant les émotions qu’elle perçut étaient intenses et douloureuses. Laissant là panier et linge, elle se précipita de l’autre côté de la maison pour regarder vers le village.
Une colline cachait celui-ci, mais une fumée noire s’élevait par-dessus les arbres.
« Léviathan ! » s’écria-t-elle.
Son époux descendit de l’étage où il fixait une étagère au mur de la future chambre d’enfants, et la rejoignit.
« Que se passe-t-il ?
— Le village est attaqué. J’ignore par qui ou pourquoi… Kawa Hedyrn Teynan nous avait prévenus que des troubles avaient éclaté, mais je ne m’attendais pas à des combats ! »
Léviathan fronça les sourcils, détachant ses cheveux blancs qu’il avait noués en queue de cheval pour travailler.
« Nous n’avons pas eu de messages de sa part depuis son premier avertissement et nous en avons déduit que la situation s’était calmée, mais peut-être s’est-elle tant aggravée qu’il n’a plus pu communiquer. »
Uriel se tordit les mains, à la fois horrifiée et furieuse que quelqu’un ose s’en prendre au havre de paix qui les avait accueillis.
« Il est temps que nous repayons leur gentillesse, décréta-t-elle.
— J’y vais, approuva l’archidémon. Mais toi, tu restes ici. »
Elle ne perdit pas de temps en argumentation, se contentant de déployer ses ailes pour s’envoler. Elle entendit clairement le soupir mental de son mari mais celui-ci savait quand laisser tomber, même s’il était inquiet de sa sécurité. Après tout, elle avait passé sa vie à combattre, elle aussi.
Ils survolèrent la colline pour arriver au village, où un spectacle terrible les attendait. Les habitants n’étaient pas préparés à une attaque mais s’étaient néanmoins défendus lorsque des elfes aux armoiries étrangères avaient voulu imposer leur présence. Uriel percevait leur volonté de protéger leur pays et l’honneur qu’ils ressentaient en se faisant tailler en pièces pour le royaume.
Exactement le genre de comportement stupide qui avait mené aux siècles de guerres opposant anges et démons, mais elle ne pouvait guère leur en vouloir. Elle se concentra sur leurs opposants et fut choquée de réaliser qu’une force mentale externe pesait sur leurs esprits.
« Contente-toi de faire des prisonniers, prévint-elle. Ils sont manipulés d’une façon que je ne comprends pas. Ce n’est pas de la compulsion, mais ça y ressemble. »
Léviathan hocha la tête, puis tendit la main vers la rivière qui se souleva aussitôt pour plonger vers le groupe d’attaquants le plus proche. Uriel créa des vrilles de vent pour déposer les habitants à l’abri sur les toits, là où ils ne risquaient pas d’être noyés par les vagues furieuses lancées par l’archidémon de l’Eau.
Elle les évita elle-même sans difficulté, utilisant son empathie pour trouver jusqu’au moindre enfant se cachant sous son lit pour le remettre à ses parents. Lorsqu’elle eût terminé, elle constata que son époux avait été lui aussi efficace et que les agresseurs gisaient au sol, assommés ou attachés. Aussi puissants soient-ils, ils n’étaient pas préparés à faire face à une magie de leur niveau, ce qu’Uriel nota avec soulagement. Au moins n’avaient-ils pas attaqué ce village à cause de leur présence dans les environs.
Les elfes furent un peu sonnés de cette fin soudaine de l’attaque, mais ils se reprirent après quelques minutes. Les parents tentèrent de calmer leurs enfants alors que d’autres se rassemblaient autour des prisonniers. Une fois rassurée sur le sort des premiers, Uriel les rejoignit. Léviathan avait les sourcils froncés. Sa tunique était déchirée au niveau de l’épaule droite et commençait à se teinter de sang ; ses adversaires avaient dû être doués pour lui infliger une pareille blessure.
« Ce sont des drows, expliqua-t-il, butant sur le mot étranger. Apparemment, ils forment une armée à la solde de Nataos. Mais je ne comprends pas très bien… ce ne sont pas des elfes ?
— Ce ne sont pas des créatures naturelles ! » s’exclama l’un des habitants.
Un elfe plus âgé et plus calme, qui devait être un des doyens du village, s’approcha pour leur expliquer plus en détail.
« Ils portent l’Empreinte, qui était censée nous protéger d’eux. Malheureusement, leur maître a trahi le royaume d’Hedyrn. Il avait une armée prête à l’emploi et fidèle jusqu’à la mort. »
Uriel observa les visages de ces drows que son époux avait capturés. La plupart soutinrent son regard mais deux ou trois avaient un air hagard, voire terrifié. Elle pouvait sentir leur angoisse, leur volonté de lutter, mais aussi leur douleur devant les regards haineux de ceux qu’ils auraient voulu protéger.
L’archange du Vent ferma les yeux, réprimant un frisson. La main chaude et tendre de Léviathan se posa sur son épaule et elle se détendit, rouvrant les paupières pour échanger un sourire avec lui.
« Ils ne sont pas mauvais, expliqua-t-elle. L’Empreinte ne leur laisse aucun choix. Ce qui veut aussi dire que nous ne pouvons pas leurs faire confiance : ils obéiront à leurs ordres quelles que soient leurs propres intentions.
— Nous suivons Nataos de notre propre gré ! protesta l’un des prisonniers avec véhémence, s’attirant des regards mauvais de la part des villageois.
— Il en va peut-être ainsi pour vous, mais pas pour tous vos compagnons, corrigea Uriel, avant de se tourner vers l’un de ceux qui étaient soumis à cette Empreinte. N’est-ce pas ? »
Le drow baissa les yeux pour ne pas avoir à soutenir son regard.
« Le prince Nataos nous a laissé le choix : nous soumettre ou mourir. Certains ont eu le courage de lui tenir tête et ont été recueillis par Shyin dans Son domaine. »
L’archange cilla. Le drow semblait honteux de ne pas s’être sacrifié pour ses idées et tentait de lui cacher une autre émotion, plus complexe. Elle comprit d’un coup : il était soulagé que l’Empreinte justifie ses actes. Ainsi, il n’avait pas à s’en considérer coupable.
« Les garder prisonniers ici n’est pas une bonne idée », déclara Léviathan.
À leur soulagement, le vieil elfe acquiesça.
« Les envoyer à Kawa Hedyrn Teynan risque d’être compliqué, regretta-t-il à voix haute. Nous n’en avons pas les moyens.
— Je ferai en sorte qu’un message soit envoyé, proposa aussitôt Uriel. Ne leur faites pas de mal. Il y a sûrement moyen de leur enlever cette horreur. »
Certains spectateurs froncèrent les sourcils et elle perçut leur réprobation. Ils ne voulaient pas que les drows soient libres, ils les voulaient loin – quitte à les tuer pour cela. Chez certains, cette méfiance était telle qu’elle confinait à la haine.
« Je vous en prie, dit-elle très vite. Nous protègerons le village, mais ce sont des créatures de l’Équilibre, comme vous et moi. »
Le mot magique les fit réagir comme elle l’avait espéré : la honte leur brûla les joues et la plupart détournèrent les yeux. Le doyen donna sa parole qu’il veillerait à ce que les drows soient bien traités le temps qu’ils parviennent à les envoyer à Kawa et Léviathan promit de revenir le lendemain pour les aider à réparer leur village.
Ils remontèrent la colline la main dans la main, mais un pli soucieux barrait le front d’Uriel.
« Nous devons faire quelque chose, déclara-t-elle lorsqu’ils arrivèrent chez eux. Ça ne peut pas continuer, pas si ce genre d’incident arrive aux quatre coins des royaumes elfiques.
— Nous ne pouvons pas intervenir, d’autant plus que l’Eden et les Abysses risqueraient de mal le prendre.
— Non, tu as raison… mais nous pouvons leur demander à eux d’agir. »
L’archidémon se fit pensif, et resta silencieux alors qu’il allumait une lanterne à la porte, pour guider d’éventuels voyageurs à la recherche d’un abri, et deux autres à l’intérieur pour rendre leur nid plus douillet. Uriel le laissa tranquille, se contentant de faire un peu de tisane ; ils en avaient besoin.
« Je doute que Belzébuth ne soit pas déjà au courant, dit-il enfin lorsqu’elle posa une tasse fumante devant lui.
— Je suppose que Saraqael a prévenu Michaël, approuva Uriel. Mais peut-être qu’il leur manque le coup de pouce qui les ferait agir…
— Je ne pense pas. »
Il but une gorgée, puis sourit, de ce sourire tendre qui la faisait retomber amoureuse chaque fois.
« Mais que cela ne nous empêche pas de tenter le coup. »
***
Parfois, l’espace d’un instant, il songeait que la douleur n’était pas si horrible, qu’elle était juste présente, comme le fait d’avoir deux bras, et qu’il pouvait la tolérer. Après tout, elle était pareille dans tout son corps, constante, immuable. Puis, il revenait à ses sens et hurlait, ou sanglotait, et se roulait en boule en priant Nemess pour que ça passe.
Il ne savait pas si cela faisait des heures ou des jours. Il avait juste mal, il ne savait penser à rien d’autre. Il se rappelait qu’on l’avait nourri, presque de force, et que cela n’avait apporté aucun soulagement. Il se souvenait d’une main fraîche sur son front et d’un linge sur son visage.
Il ne savait plus son nom.
Parfois, des mains plus froides venaient le palper, vérifier la dilatation de ses pupilles et le rythme de son cœur. Des herbes étaient brûlées à l’entrée de sa cellule, au-delà des barreaux, et le faisaient dormir.
Et, deux fois déjà, ils étaient venus le chercher pour le remettre dans la cuve. Il essaya de songer à autre chose, mais c’était trop tard ; il se mit à trembler. La seule idée d’y retourner le terrorisait.
Cependant, la dernière fois, des mots avaient été criés. Quelqu’un avait protesté, avait dit que continuer ne servirait à rien s’il y laissait sa santé mentale. Personne n’avait souligné qu’il était peut-être déjà trop tard.
À présent, deux personnes parlaient à côté – mais il savait qu’une, non, deux autres se trouvaient avec eux. Il entendait leurs cœurs battre, il sentait l’odeur de leur sang. Il les connaissait mais lorsqu’il voulut retrouver leurs noms, ceux-ci lui échappèrent. Il essaya se concentrer sur ce qu’ils disaient.
« Laisse-lui le temps de se remettre ! »
— Je suis d’accord avec elle. Nous n’avons même pas pu tester l’efficacité du traitement. »
Deux femmes. Puis, un homme :
« Son corps peut encore tenir une ou deux submersions… ce serait dommage de ne pas savoir jusqu’où nous pouvons aller !
— Arrête-toi là. »
Cette voix-ci ne parlait pas, elle ordonnait.
« Tu testeras les limites sur quelqu’un d’autre. Tu n’étais pas supposé l’utiliser. De plus, je ne trouverai aucune utilité à ce projet s’il ne peut me fournir que des boucliers incapables d’articuler le moindre mot.
— À vos ordres, monseigneur. »
Des pas s’approchèrent des barreaux de sa cellule et il essaya de focaliser sa vision sur la silhouette floue qui se tenait à quelques pas de lui. Son attitude, sa voix, son odeur…
« Kawa ? » croassa-t-il.
L’autre se contenta de renifler puis s’éloigna, pour être remplacé par quelqu’un d’autre. Une femme.
« Arkim ? Arkim, tu m’entends ? »
Arkim. Était-ce lui ? Oui, il en était presque certain.
« C’est moi…
— Oh par Nemess, tu es vivant ! Laissez-moi entrer dans cette cage, il a besoin de soins ! »
Un homme protesta, mais l’autre femme le fit taire et des clefs tintèrent. La porte s’ouvrit ; la première femme s’agenouilla près de lui.
« Comment te sens-tu ? »
Cette question le ramena aussitôt à la douleur et il gémit. Les mains douces lui saisirent le poignet, puis virent palper son cou à la recherche de son pouls.
« As-tu faim ? Froid ?
— Il est incapable de vous répondre, drow. Ne le voyez-vous pas ?
— Fut un temps où vous montriez plus de considération pour vos spécimens, vampire ! »
L’homme grommela des mots sans aucun sens, puis rejoignit sa compagne à l’autre bout du laboratoire. Arkim pouvait presque se souvenir à quoi ressemblait la pièce, malgré son corps qui pulsait au rythme de sa souffrance.
La femme se remit à lui parler mais il perdit le fil de ce qu’elle disait. Elle finit par renoncer et pressa un bol à ses lèvres. Le liquide qu’il contenait était froid, mort, dégoûtant ; il n’en voulut pas, et essaya de la repousser lorsqu’elle insista.
« Tu dois manger ! Tu ne régénéreras pas si tu te nourris mal !
— On dit guérir, quand ce n’est pas accéléré », commenta Nama – oui, c’était lui, l’horrible érudit.
Elle soupira et déposa le bol au sol, le laissant seul. Ou presque. Le dernier homme, celui qui donnait des ordres, se tenait toujours à l’entrée. Même sans le distinguer, Arkim savait qu’il l’observait.
« Du sang chaud ne lui serait-il pas plus utile ? »
Nama hésita un instant avant de répondre :
« Ce serait plus nourrissant, avoua-t-il avec réticence.
— Laissez-nous seuls. »
Personne n’osa contester mais ils mirent du temps à partir, comme s’ils n’étaient pas certains de ce qu’ils devaient faire. Quand ils furent seuls, l’homme entra dans sa cellule. Il y eut un bruit de métal frotté contre du métal, puis l’odeur de sang devint beaucoup plus forte et un poignet fut pressé contre ses lèvres. Arkim n’hésita pas : il mordit.
Saâgh, c’était délicieux. Il avait oublié à quel point c’était bon, riche, différent de ce qu’il buvait d’habitude. C’était intense, fusionnel ; un partage total. Arkim attira l’homme plus près et mordit encore. La chair crissa sous la pression de sa mâchoire. L’homme se tendit contre lui. Confus, Arkim relâcha la pression de ses crocs sur le poignet pour laisser couler le délicieux liquide dans sa bouche. Il avait un goût si divin qu’il aurait voulu ne plus boire que ce nectar, sans s’arrêter.
L’homme n’avait plus mal, même s’il s’arquait de nouveau. Arkim passa un bras autour de sa taille et mordit encore, prenant garde cette fois à ne pas faire souffrir à sa proie. Si bon, il voulait plus, il voulait…
Malheureusement, l’autre recula, haletant. Arkim gémit. L’odeur de sang se fit moins forte quand sa proie pressa un tissu contre ses blessures.
« Je suppose que je te devais bien ça. J’étais furieux, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il te fasse tant de mal. »
Arkim sentit une main passer dans ses cheveux et il tourna par instinct la tête pour frotter sa joue contre la paume. L’homme rit et le caressa complaisamment pendant plusieurs minutes comme s’il était un chat, enfouissant ses doigts entre ses mèches pour le faire soupirer d’aise – jusqu’à ce que les paupières d’Arkim se fassent assez lourdes et se ferment.
***
Trop, c’était trop. Ysk avait promis à Asmodée de ne plus intervenir dans la vie de ses amis, de se détacher d’eux, mais ça ? Il devait agir. Il n’avait eu aucun mal à trouver l’endroit où se cachait Nama. Il avait attendu la nuit, afin de pouvoir se promener dans les rues de la ville endormie sans être remarqué et, enfin, il atteignit le laboratoire.
Il ne se trouvait qu’à quelques pas quand une poigne de fer s’abattit sur son épaule et le tira en arrière.
« Qu’est-ce que tu penses faire là ? »
Ysk se tourna, sourcils froncés, pour faire face à Skady. Il avait cru qu’Asmodée l’interromprait peut-être, mais lui ?
« Que fais-tu là ? demanda le vampire de la Mort. En quoi une petite expérience de ton fils peut t’intéresser ?
— Il a bien réussi à te créer toi », s’amusa le Doyen.
Ysk refusa de mordre à l’hameçon.
« Seulement parce que le jhliska précédent est intervenu. »
Skady leva les mains et se mit à les frapper l’une contre l’autre. Il fallut un instant pour que le garçon réalise qu’il applaudissait.
« Quoi ?
— Ta prononciation du skahil s’est améliorée », sourit Skady.
Lui mettre son poing dans la figure serait puéril, se souvint Ysk. D’ailleurs, le vampire saurait l’esquiver. Ysk avait certes appris à utiliser ses pouvoirs de nécromancie, mais n’avait jamais été un très bon combattant et était desservi par sa petite taille.
« Si tu veux me frapper, il te faudra boire un peu de sang frais, histoire de grandir, déclara le Doyen comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Je n’ai pas besoin de m’abaisser à ça. Que veux-tu ?
— Ce serait plutôt à moi de te poser cette question, gamin. Mon fils vit ici. Je passe régulièrement le voir. Toi, d’un autre côté…
— Il utilise mes amis comme cobayes et je ne compte pas le laisser continuer.
— Dans ce cas… »
Le sourire de Skady se fit froid.
« Je me vois dans l’obligation de t’arrêter. Nama arrive à des résultats très intéressants, vois-tu ? D’ailleurs, tu ne veux pas faire face à tes… amis dans leur état actuel. »
Ysk déploya son aura mais, un instant plus tard, le jhliska de Sang en faisait autant. Leurs ailes respectives s’étendaient derrière eux, immenses, se découpant dans les ténèbres. Ils avaient la même puissance. Cependant, Skady étant un Sang-pur, Ysk ne pouvait pas le manipuler par nécromancie.
« Si nous combattons ici, nous allons détruire la moitié de la ville, lui signala aimablement le Doyen, et ce sans que tu aies la garantie de pouvoir récupérer les deux autres gamins. Veux-tu prendre le risque de tuer des gens, peut-être même de devoir combattre ta chère Catlina qui est soumise à l’Empreinte ? »
Oui ! voulait lui crier Ysk. Mais le vampire avait raison et il n’avait personne à qui demander de l’aide. Asmodée lui avait bien fait comprendre ce qu’elle pensait de son amitié avec deux mortels.
Lentement, l’aura de mort se contracta. Ysk ne la dissipa pas entièrement, la gardant serrée autour de lui, mais cessa de se faire agressif. Il ne put pas soutenir le regard amusé de Skady ; il se détourna et, honteux, fuit dans un Portail, laissant Arkim et Cat à la merci du vampire.
***
Nataos frotta son bouclier, les sourcils froncés, sans réussir à lui faire regagner son lustre de jadis. Il n’avait pas tant été utilisé – il n’était pas assez fou pour foncer en première ligne – mais portait tout de même plusieurs traces de coups. La poussière ambiante, surtout, posait problème : elle se collait aux surfaces et l’eau ne parvenait qu’à l’étaler.
Il finit par laisser tomber. Il ne parvenait pas à se distraire de ce qu’il avait appris : au lieu de se contenter de prélever de temps en temps du sang d’Arkim pour continuer ses petites expériences, Nama avait tenté quelque chose de nouveau qui avait presque tué le jeune démon. Ce dernier sortait à peine d’un long état de délire durant lequel il avait oscillé entre la vie et la mort. Catlina avait fait un rapport qui donnait les moindres détails de la douleur atroce à laquelle il avait été soumis.
Nataos rangea son bouclier contre un coffre, sourcils froncés. Il n’avait jamais imaginé que le vampire ferait le moindre mal au serviteur de son frère. Ç’avait été une grossière erreur.
Arkim avait toujours été une agréable distraction à ses yeux ; il ne voulait aucun mal au démon, au contraire. Le souvenir de son comportement perdu, de son regard flottant dans le vide lui revint, lui serrant le cœur. Il ne pouvait malheureusement rien faire pour se rattraper, ni revenir en arrière. Plutôt que de la ressasser, il devrait d’aller de l’avant.
Cela ne marcherait pas, mais il ferait semblant. Les gens n’avaient besoin de voir ni ses doutes ni ses remords.
Il noua un foulard autour de son cou malgré la chaleur et sortit de sa tente pour jeter un coup d’œil au campement alentour. L’armée des drows s’était déplacée depuis leur dernière victoire, bien qu’un régiment soit resté stationné à Pün, et il l’avait rejointe après son bref passage à Ovyé. Ils essayaient de repousser Kawa hors du royaume, gagnant au passage une voix supplémentaire au Haut Conclave. Tout se passait bien jusque là et Nataos se demandait quand les ennuis allaient commencer.
Il venait à peine de formuler cette pensée qu’il remarqua une agitation anormale à l’entrée du camp. Il s’y dirigea à grandes enjambées pour y découvrir un groupe de vampires.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? s’agaça le prince.
— Ah ! Vous voici enfin. »
Skady s’avança devant les autres vampires, qui s’inclinèrent sur son passage. Il dégaina une lame, faisant se mettre les elfes en garde, mais se contenta de la ficher dans le sol d’un geste sûr, mettant ainsi en avant la poignée angélique en forme de Croix de Lyth.
« Nous nous sommes permis d’arrêter un groupe d’importuns qui gravitait autour du camp, lâcha le Doyen d’un ton traînant. J’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. »
Nataos s’efforça de garder son sang-froid et de sourire.
« Bien sûr que non, Hji Ezrjl. Vous êtes les bienvenus parmi nous. Je vous en prie, entrez ! Je vais vous présenter à mes alliés. J’espère que vous ne m’en voudrez pas si je demande à vos hommes de patienter ici le temps que les personnes royales qui m’accompagnent soient rassurées sur vos intentions. »
Le vampire inclina la tête et le suivit entre les tentes.
« Quel clan est intervenu ? demanda Nataos l’air de rien.
— Des anges de Gabriel.
— Vous réalisez qu’ils se trouvaient sans doute là juste pour nous observer ? »
Skady sourit, et Nataos sentit un frisson lui remonter le long du dos. Pourquoi le Doyen avait-il agi ainsi ? Souhaitait-il leur créer davantage d’ennuis ? Ou avait-il juste voulu s’amuser ?
« Je crains que votre fils ne se trouve pas parmi nous, il est occupé par ses recherches. Celles-ci nous ont été utiles jusqu’à présent et j’espère qu’il continuera sur cette lancée.
— Parfait.
— Souhaitez-vous que je lui fasse part de votre présence ? »
Le vampire pencha la tête de côté.
« Pourquoi pas ? Je suppose qu’il se déplacerait pour l’occasion.
— Vous semblez pensif.
— J’ai cru voir un autre espion dans les bois, avoua Skady. Je l’ai pris en chasse mais il est parvenu à s’échapper. Vous vous souviendrez peut-être de lui ; c’est le premier enfant sur lequel mon fils a exécuté ses petites expérimentations. »
Nataos essaya de s’en souvenir, mais les traits étaient flous. Il n’avait guère prêté attention à l’enfant avant son départ soudain. Il était d’ailleurs surpris que le vampire, lui, se soit rappelé du gamin avec tant de précision ; mais, en effet, une sorte de rituel étrange avait eu lieu entre eux au moment de la transformation. Peut-être considérait-il ce drow raté comme un Infant ?
« Qu’il s’agisse de lui ou non, il ne peut pas faire grand-chose en étant seul, déclara-t-il à voix haute.
— Je vous rappelle que vous parlez du jhliska de Mort. Même seul, il aurait des effets dévastateurs sur votre petite armée. Je doute que l’Empreinte puisse l’empêcher de prendre le contrôle de vos chers drows. »
Nataos fronça les sourcils.
« J’en parlerai à Nama lorsque celui-ci arrivera. »
Cela clôtura leur conversation, d’autant plus qu’ils atteignaient la tente où s’abritaient les membres de l’état-major. Yaem d’Ovyé eut la grâce de ne pas sourciller en accueillant le vampire.
« Skady Ezrjl ! Vous êtes le père de notre cher Nama, est-ce bien cela ? Mettez-vous à votre aise, faites comme chez vous ! »
Si cette chaleur impressionna le vampire, il n’en montra rien. Nataos le regarda s’installer et gagner en quelques minutes le cœur de toutes les personnes présentes. Il fut stupéfait de voir Leyn, entre tous, discuter avec Skady comme s’il s’agissait d’un vieil ami, et espéra qu’il n’avait pas commis une erreur mortelle en le laissant entrer dans le camp.
***
Bien que les anges soient pieux par essence, ils ne pouvaient garder leurs morts enterrés longtemps, sans quoi l’Eden entier finirait par devenir une immense tombe. Après un siècle ou deux, les corps les plus anciens étaient donc évacués et conservés dans des caveaux communs. Il y avait néanmoins une exception à cette règle : le cimetière privé des archanges.
Contrairement à ce que son nom laissait croire, aucun archange n’y était enterré, pour la simple raison qu’aucun d’eux n’était mort. S’y trouvaient les corps des anges les plus proches d’eux, la plupart nés au début des temps quand ils connaissaient tous les membres de leur clan par leur nom. Certains héros y avaient aussi leur tombe, certains oubliés par les anges, mais pas par leurs maîtres qui les avaient connus en personne.
Gabriel s’y promenait, le front plissé, les mains dans le dos. Après le rapport d’Uriel, il avait envoyé ses anges observer la situation pour avoir un point de vue objectif. Leurs corps ne pourraient jamais reposer dans ce cimetière. Connaissant les rites vampiriques, ils avaient été abandonnés aux bêtes.
L’archange de la Pureté observa les visages sculptés des pierres tombales, qui commémoraient des traits presque oubliés. Rémiel elle-même avait sculpté certaines des statues, modelant la matière comme s’il s’agissait d’argile pour que tous puissent se rappeler leurs proches, même des siècles plus tard. Il en reconnaissait certains ; d’autres appartenaient aux autres clans et ne lui étaient familiers que par ses visites au cimetière.
« Occupé à broyer du noir ? »
Gabriel se tourna pour faire face au large sourire de Raguel. Ne réalisait-il pas à quel point celui-ci était déplacé dans un endroit pareil ? L’archange du Feu dut sentir son animosité, parce qu’il leva les mains.
« Excuse-moi de te déranger dans ton deuil. Je m’inquiétais de te voir si sombre.
— Comment ne pas l’être quand des créatures neutres se mettent à tuer des anges ? C’était une mission d’observation, ils ne se sont même pas approchés de leur armée. Et puis, ils étaient exorcistes ; leurs pouvoirs ne sont efficaces que contre les enfants de Sei ou de Saâgh. »
Raguel soupira.
« Je sais. Ça rejoint malheureusement les informations qu’Uriel nous a envoyées. N’a-t-elle pas parlé de nécromancie ? »
Gabriel hocha la tête, le dos raide. Voilà pourquoi il avait envoyé des anges de son clan plutôt que de celui de Saraqael, qui s’occupait du réseau d’informateurs de l’Eden. En effet, contrairement aux anges de Soleil, les siens pouvaient combattre la nécromancie avec leurs pouvoirs Saints.
« Au final, nous n’avons pas eu confirmation de ses affirmations.
— Saraqael va envoyer ses espions, supposa Raguel.
— Sans doute, oui… Tout ça pour ça. »
Gabriel voulut ravaler ses mots, trop tard. Il ne s’apitoyait pas ainsi sur lui-même d’habitude mais la mort inattendue de ces anges sur un territoire censément neutre l’avait secoué. Sans oublier les contestations qui couvaient en Eden et commençaient à gagner même son propre clan…
« Comment as-tu fait ? demanda-t-il à l’archange du Feu. Les tiens se sont calmés d’un coup, après ton enlèvement, alors qu’ils étaient parmi ceux à protester le plus fort… »
Raguel secoua la tête.
« Je me suis juste mis à les écouter, à me rapprocher à nouveau d’eux. »
Gabriel baissa la tête en esquissant machinalement la croix de Lyth du bout des doigts sur son torse. Il ne comprenait pas. Il avait toujours suivi les Lois, il avait toujours fait ce qui était attendu de lui ; pourquoi les siens l’abandonnaient-ils ? Que leur Seigneur ait dû quitter l’Eden parce que Sa puissance risquait de détruire les Trois Mondes, soit. Mais que Lucifer, censé les guider, Tombe pour un démon ? Que son frère fasse de même – et pour le même démon, qui plus est ? Et à présent ses anges, toujours si droits, toujours prêts à suivre les Lois, se mettaient à résister aux ordres…
Raguel posa une main sur son épaule.
« Hey. Ne t’inquiète pas, tout finira par s’arranger. »
Gabriel eut envie de protester puis, d’un coup, il se détendit. Peut-être l’archange du Feu avait-il raison. Peut-être tout rentrerait dans l’ordre. Il avait failli paniquer, mais entendre les mots dont il avait besoin lui avait permis de se reprendre.
Il se tourna vers Raguel, son opposant de toujours, et s’inclina formellement.
« Merci. »