Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 5

« Les clans vampiriques (un Primogène et ses Infants) et les Familles de sang pur sont plus liés par intérêt commun que par dévotion familiale. Généralement, le chef de clan / le Doyen n’est en place que tant qu’il reste le plus puissant et parvient à déjouer les tentatives de meurtre de ses " fidèles ". »

 

– Mœurs vampiriques, Kamu –

 

Nataos leva les yeux de la lettre qu’il rédigeait pour Tessandr en voyant le père de celle-ci entrer. L’après-midi était bien avancé et les nouvelles de leurs arrière-gardes rassurantes, aussi la visite de Yaem d’Ovyé était sans doute une simple courtoisie ; il aurait néanmoins préféré le voir s’abstenir. Après tout, ils avaient tous deux assez d’obligations pour occuper leurs journées.

« Monseigneur ? »

Il ne prit pas la peine de se lever, marquant par là son mécontentement. Yaem ne s’en formalisa pas, s’installant sur une chaise comme s’il y avait été invité.

« Je suis content de voir que vous vous portez bien, le salua-t-il avec l’attitude cavalière que seuls les hauts nobles pouvaient se permettre. Vos alliés vampires sont d’excellente compagnie, j’avoue qu’ils ont dissipé les craintes que je pouvais avoir à leur sujet.

— Ils ne resteront sans doute pas longtemps, répondit Nataos. Ils ne peuvent pas se nourrir, ici.

— Oui, c’est ennuyeux. »

Yaem se servit un verre d’alcool doux, haussant les sourcils vers son gendre qui refusa d’un mouvement de tête. Le seigneur se rassit et but une gorgée, savourant sa boisson comme s’il s’agissait d’un alcool de qualité.

« Nous devrions songer à un moyen de contourner ce petit problème, reprit-il. Lein, ton âme damnée, m’expliquait que Hji Skady n’était qu’un Doyen parmi d’autres et que sa présence ne signifiait pas forcément l’approbation d’Ambrosis. »

Nataos fronça les sourcils à la qualification. Certes, il utilisait Lein pour de nombreuses besognes, mais il ne pensait pas que la fidélité de celui-ci dépassait celle de n’importe quel drow. Il le connaissait juste depuis plus longtemps. Soit.

« Hji Skady m’a assuré qu’il avait l’aval de la Reine Rouge. En langage de ska, cela signifie qu’elle a accepté de ne pas l’étriper pour être intervenu. »

Il n’avait jamais vu Nysâh en personne mais il avait longuement étudié la politique d’Ambrosis depuis l’arrivée de Nama, qui avait répondu à ses nombreuses questions. Mieux valait en savoir autant que possible sur ses alliés, après tout.

Yaem sembla contrarié par cette confirmation.

« J’en espérais plus de la part des vampires. Nous avons toujours eu des échanges cordiaux avec eux, bien avant que les démons cessent de les chasser comme des bêtes. Ne serait-il pas temps d’établir un traité formel avec Ambrosis ? »

Cette idée lui était-elle venue toute seule ? Nataos en doutait. Néanmoins, il ne posa pas de question, se contentant de prendre un air dubitatif. Yaem tomba dans le piège en commençant aussitôt à argumenter :

« Voyons, ne soyons pas naïfs ! Les Doyens sont indépendants, certes, mais ils ne dirigent pas comme nous des États distincts. Si la Reine Rouge ordonne à Hji Skady de se retirer, Lein m’a assuré que celui-ci sera obligé de…

Lein a à la fois raison et tort. »

Le roi d’Ovyé eut la grâce de paraître gêné. Nataos sourit, prenant le parti de tourner la situation à son avantage.

« Je ne vous en veux pas de vous être informé de votre côté, monseigneur. Simplement, bien que Lein soit instruit, je doute qu’il comprenne la complexité des politiques d’Ambrosis. Nysâh est la Reine, certes, mais elle n’a pas autant de pouvoir sur Ambrosis que vous en avez sur Ovyé, soyez-en certain.

— Mais Hji Skady en a encore moins. »

Nataos soupira.

« C’est un fait. En tant que Doyen, il n’a de réelle prise que sur sa Maison. Cependant, la position de la Reine Rouge n’est pas très stable pour l’instant. Sa force politique est insuffisante pour lui permettre de contrarier un Doyen. »

Yaem lissa sa courte barbe blonde, qu’il avait eu la fantaisie de laisser pousser depuis le début des combats. Nataos ignorait s’il agissait ainsi par inconséquence ou pour donner une fausse impression d’ignorance aux gens. Le prince commençait à connaître assez le père de sa promise pour savoir qu’il était loin d’être idiot.

« Ces changements de pouvoir semblent fréquents en Ambrosis. Est-il envisageable que la Reine Rouge regagne sa position prédominante avant la fin de la campagne ? Pensez-vous qu’elle approuve l’engagement des siens ici ?

— J’en doute, admit Nataos. La guerre que nous menons rend difficile l’acheminement des   humains jusqu’à Ambrosis, ce qui risque de très vite leur poser des problèmes d’alimentation. »

Les lèvres de Yaem s’étirèrent.

« Dans ce cas, ne devrions-nous pas plaider qu’en nous aidant à gagner, la guerre se terminera plus vite ? Nous pouvons leur faciliter le passage. »

Nataos se frotta le menton.

« Je suppose que c’est envisageable. Nous devrions en discuter avec Hji Skady.

— C’est parfait ! Je propose que nous le fassions dès demain.

— Pourquoi pas tout de suite ? » s’étonna le prince.

Yaem vida son verre d’un trait avant de le reposer sur la table.

« L’idée vient de Lein. Apprenez à ménager vos alliés, mon cher. Il est en mission comme messager mais il ne devait pas s’absenter longtemps, et il ne manquera pas de noter que nous avons attendu son retour pour commencer ces négociations délicates. »

Ce qui le flatterait mais permettrait aussi d’en faire un bouc émissaire si celles-ci tournaient mal. Nataos se détendit, brusquement conscient de la chance qui avait mené ses pas jusqu’à Ovyé plutôt que dans n’importe quel autre royaume qu’il aurait pu choisir.

« Très bien, approuva-t-il. Nous attendrons. »

 

***

 

Le sang coulait le long de Son bras, formant de jolies arabesques et tachant Ses vêtements. Saâgh lécha Son poignet pour le nettoyer et Se cala tranquillement contre un corps froid pour terminer Son repas sur le dragon moribond qu’Il tenait entre les bras. Sa cage thoracique béait et la vie le quittait petit à petit alors que ses yeux se faisaient vitreux ; cela ne L’en réjouissait que plus.

La puanteur avait imprégné la caverne. Des insectes grouillaient un peu partout et Il savait que ceux-ci avaient contaminé la plupart des vivres stockés pour l’hiver. Les dragons s’en étaient malheureusement rendu compte à temps et avaient entamé leurs préparatifs pour migrer ailleurs dans les Abysses avant l’été, si du moins ils parvenaient à trouver un refuge convenant à leurs besoin sans qu’il n’appartienne à personne. Saâgh en riait déjà.

Sans parler du fait que leur race, jadis unie, était à présent morcelée en différentes factions qui partaient chacune de leur côté. Belzébuth serait extatique de voir des créatures si puissantes s’installer plus Bas sur ses terres et amener avec elles discorde et mépris de Sei, qu’ils arrivent en nombre réduit ou non.

Saâgh Se leva, laissant glisser au sol ce qui restait de Son repas, et marcha d’un pas tranquille jusqu’à l’ouverture de la grotte. En bas de la falaise, un premier groupe se rassemblait, qui partirait à l’aube. Il en avait fait assez ; Sa vengeance était consommée et Il commençait à S’ennuyer des querelles qu’Il avait si facilement provoquées. Peut-être devrait-Il Se consacrer à Ses ska, à présent ?

Il descendit dans la vallée sans Se presser, ignorant ceux qui L’appelaient pour demander Son conseil – Il S’était si bien présenté auprès d’eux que ces stupides créatures n’avaient même pas réalisé qu’Il était la cause de leurs tourments et continuaient à croire qu’Il règlerait pour eux la situation. Qu’ils espèrent ; ils réaliseraient bien assez tôt que leurs pleurs étaient vains – comme ils l’étaient toujours.

Il Se trouvait déjà assez loin d’Alanths pour pouvoir voir la falaise dans son entièreté quand Il détecta une présence. Quelqu’un L’observait. Appréciant peu ce genre d’indiscrétion, mais assez satisfait de Lui-même pour faire montre de patience, Il croisa les bras et attendit que l’intrus sorte de sa cachette. Cela ne tarda guère. Un elfe, mince et blond comme tous ceux de sa race, se campa devant Lui et Lui adressa un sourire en coin.

« Salut, Saâgh. Ça faisait longtemps. »

L’Élément sentit un froid glacial éclore en Son sein quand il reconnut la langue des Éléments et surtout l’expression de Son vis-à-vis. Habitué à cette impression, qui revenait à chaque cycle, Il sourit en retour.

« Krro. En effet, Nous ne Nous étions pas encore croisés. À quoi occupes-Tu Tes journées ?

— Inutile d’être si formel, tu t’es toujours adressé à moi comme à un égal. Et… tu sais, c’est comme d’habitude. Je m’amuse pour l’instant à semer la pagaille chez les elfes, profitant du fait que les dragons soient occupés. En voyant leurs petites affaires durer, j’ai supposé que quelqu’un se trouvait derrière ça et j’ai décidé de venir le constater par moi-même. J’aurais dû me douter que ce serait toi. »

Saâgh haussa les épaules.

« Je ne faisais que me venger d’un tort qui m’a été fait, déclara-t-il, cessant de parler comme l’Être suprême qu’il était pour devenir simplement une personne discutant avec une vieille connaissance.

— Oui, j’ai été surpris de ne pas te trouver en m’incarnant, s’étonna Krro. Tu avais disparu du Vide depuis plusieurs siècles sans que je voie ta trace où que ce soit dans les Trois Mondes.

— J’ai été empêché pendant un moment », admit Saâgh, sans avouer l’état de faiblesse totale auquel il avait été réduit.

Il n’était pas fou : la plupart de ses pairs avaient aussi mauvais caractère que lui. S’ils apprenaient ce qui lui était arrivé, il n’en entendrait jamais la fin et ils risquaient de vouloir l’enfermer à nouveau – si pas dans ce cycle, dans un autre.

« J’en ai terminé avec les dragons, déclara-t-il donc pour changer de sujet. Mais tu dis que tu es occupé avec les elfes, donc ?

— Oui, ces royaumes étaient trop stables ces derniers temps. Étant l’Injustice personnifiée, Je ne pouvais certes pas tolérer pareille situation. »

Le Sang renifla. L’Injustice n’était pas le Chaos ; Krro avait juste décidé de s’amuser, et ne prenait même pas la peine de chercher de bonnes excuses. Pas qu’il lui en demande.

« Je resterais bien là à t’écouter, mais le temps commence à se rafraîchir avec la tombée de la nuit et je ne compte pas rester debout à la belle étoile par amour du romantisme.

— Aucun problème, lui assura Krro. Suis-moi, je t’invite. Si du moins une tente de campement te suffit ; je suis toujours en campagne et ne peux donc rien te proposer de mieux.

— Me nourriras-tu ? »

Injustice s’inclina, souriant.

« Mais bien sûr, très chère. »

Saâgh le fusilla du regard. Il détestait que qui que ce soit parle de lui au féminin. Cependant, l’idée de boire le sang d’un pair tout en parlant du bon vieux temps le tentait trop pour qu’il refuse sa proposition. Après tout, bien qu’ils passent leur temps à se trahir l’un l’autre, Krro était son meilleur ami.

« Soit, allons-y. »

Krro ouvrit un Portail et le guida dans l’Entre-Mondes jusqu’à un Cercle assez proche, où ils cheminèrent jusqu’à arriver au campement parfaitement organisé d’une armée victorieuse. Les gardes, bien entraînés, ne firent aucun commentaire en voyant entrer un vampire, malgré leur évident malaise. Saâgh fit un clin d’œil à l’un d’entre eux, le faisant blêmir.

« Donc, quelle est la situation ? »

Il continuait à s’adresser à son pair dans leur antique langue, incertain de la manière dont il devait se comporter. Krro le détailla des yeux, songeur.

« As-tu un nom dans cette vie ?

— Non.

— Je te présenterai comme Onyx, dans ce cas.

— Ce n’est pas un nom ska, protesta Saâgh.

— Ce qui tombe bien, parce que tu ne viens pas d’Ambrosis. Or, nous avons quelques invités de marque parmi tes enfants, qui remarqueraient le mensonge si nous prétendions que tu appartiens à une de leurs Maisons. »

L’Élément grommela, mais ne protesta pas davantage. C’était un nom comme un autre.

« Nous parlerons donc l’Antique entre nous ? Ou préfèrerais-tu que je teste mon elfique ? Je ne suis pas certain de me rappeler toutes les fichues déclinaisons de cette langue, s’agaça Saâgh.

— L’Antique est très bien, les elfes l’utilisent pour communiquer avec la plupart des étrangers. Ce n’est pas comme si les ska parlaient skahil à qui que ce soit n’étant pas de leur race, de toute façon. »

Onyx passa complaisamment à l’Antique, satisfait de se souvenir de la langue préférée de Sei et Lyth, proche de la Leur propre, et qu’Ils offraient à leurs créatures à chaque cycle.

« Donc. M’expliqueras-tu ce qui se passe ici ?

— Dès que nous serons installés dans ma tente. Je suppose que tu voudras rencontrer Hji Skady dès demain. N’est-ce pas votre coutume à vous, vampires, de vous présenter au plus puissant d’entre vous lorsque vous arrivez quelque part ? »

Saâgh haussa les sourcils, sans prendre ombrage du sous-entendu : il ne comptait pas dévoiler sa véritable identité et il serait sans doute plus sage de prétendre être moins puissant que le Doyen.

« Uniquement si nous nous trouvons sur son territoire, ce qui n’est pas le cas ici, corrigea néanmoins Onyx. Où se situe ta tente ? »

Krro le guida entre les feux et les groupes de soldat tout en débutant ses explications sur la situation. Saâgh l’interrompit, repassant dans Leur langue pour lui poser une dernière question.

« Si nous sommes censés nous connaître, dis-moi au moins comment tu t’appelles dans cette vie.

— Oh, oui, bien sûr ! Navré, j’aurais dû commencer par cela. »

Krro sourit, et inclina le buste.

« Lein, pour te servir. »

 

***

 

Arkim tendit un bras pour que Renaeyle puisse le palper, puis l’autre. Ces tests avaient lieu chaque jour depuis qu’il allait mieux, parfois en privé, parfois sous l’œil scrutateur de Skady qui venait régulièrement superviser les recherches de son fils. Le jeune démon n’aimait pas du tout le vampire, qui arborait le même genre de sourire que Nataos. Puis, quelque chose le dérangeait chez lui, sans qu’il parvienne à mettre le doigt dessus.

Heureusement, ce jour-là, Skady se trouvait au campement. Renaeyle termina de prendre son pouls et nota quelques remarques dans son carnet, avant de lui sourire.

« Physiquement, tu te portes à merveille, et tu sembles remis du traumatisme causé par la douleur. Nous pouvons commencer à tester tes nouveaux pouvoirs.

— Merveilleux », grogna le démon en se laissant glisser en bas de la table d’auscultation.

Il rabattit ses manches sur ses bras, cachant l’hideux tatouage qui lui avait été imposé : 01-1-ADHI. Il lui donnait l’impression d’être un objet.

« Pourquoi ne pas plutôt me laisser partir ? Je croyais que votre but était d’améliorer la vie des gens, érudite. »

L’elfe rougit, embarrassée.

« Je suis désolée que cela t’ait été imposé, Arkim. Je suis sûre que cela te sera utile, ainsi qu’à Hedyrn, mais…

— Ça va servir les intérêts de Nataos et Nama, la coupa-t-il. Je suis le serviteur de Kawa Hedyrn Teynan, le seul qui mérite la couronne qu’il porte.

— Mais tu es ami avec Catlina, dit doucement la jeune femme. Je doute que tu veuilles la voir perdre les droits qui font d’elle une elfe.

— C’est vous qui l’avez transformée, pas Kawa ! Et maintenant, vous recommencez avec moi ! »

Renaeyle secoua la tête.

« Ce sont les nécessités de la guerre. Je vais aller chercher Nama pour les tests, et… »

Arkim bondit en arrière, un grondement dans la gorge. Cat, qui lisait un livre à l’écart, se tint aussitôt prête au combat.

« Arkim, calme-toi ! »

Elle ne protestait que parce qu’elle serait forcée de l’arrêter s’il s’en prenait à Renaeyle, mais cela ne le fit que gronder plus fort.

« Ce sale vampire ne me touchera pas ! »

Il ne gardait que des souvenirs flous des expériences, de la douleur, et des jours qui avaient suivi. Il savait cependant qu’il lui avait fallu du temps pour reconnaître ceux qui s’adressaient à lui et plus encore pour pouvoir remarcher, ou reparler.

Une terreur insurmontable le saisissait à la seule mention de Nama. Il était parvenu à accepter sa présence quand l’érudit étudiait d’autres travaux, mais il se savait incapable de le laisser approcher plus près.

« Il se contentera d’observer, le raisonna Renaeyle. Si tu le souhaites, c’est moi qui m’occuperai des tests. »

Cela le calma assez pour qu’il cesse de grogner, mais ses muscles restèrent tendus à l’extrême. Cat le surveilla alors que l’elfe sortait chercher son collègue. Son amie avait encore minci, nota Arkim. Il savait qu’elle ne dormait pas, rongée par les remords, alors même que seule l’Empreinte était responsable – le sceau, le vampire, et Nataos bien sûr.

Cat lui avait avoué qu’elle avait accepté de suivre Nataos parce que lui, Arkim, était prisonnier des deux scientifiques. Elle avait accepté l’emprise de l’Empreinte plutôt que de choisir une mort honorable, et cela la rongeait.

« Je te vengerai. »

Le jeune démon tressaillit et leva les yeux pour croiser le regard déterminé de Cat. Ses poings étaient serrés et sa mâchoire crispée.

« Je les tuerai tous les deux, continua-t-elle. Nama pour ne pas avoir de cœur et Renaeyle pour être si stupidement aveuglée par le sien. »

Arkim battit des cils.

« Que veux-tu dire ?

— Tu n’as pas remarqué ? Elle fait tout ce que Nama lui demande comme un brave petit chien, cracha Cat, méprisante. Et il n’est même pas un elfe.

— Moi non plus, je n’en suis pas un, dit le démon.

— Ni moi non plus, déclara la jeune femme. Mais Renaeyle, elle, aurait pu avoir une vie correcte parmi les siens. Elle, elle avait le choix. »

Arkim hocha la tête. Ça faisait du bien de voir que Cat ne baissait pas les bras malgré les remords, malgré le mépris, malgré tout enfin ; et il comptait bien se montrer aussi fort qu’elle.

Il dut se répéter cette phrase trois ou quatre fois lorsque Nama entra, quelques minutes plus tard.

« Donc, si nous pouvions enfin commencer…

— Nous allons vérifier à quel point tu es devenu résistant à la magie, annonça Renaeyle. Si ça ne t’ennuie pas, on va attacher tes membres pour éviter que tu te blesses… »

Le démon recula, le grondement de retour au fond de sa gorge, ses lèvres dévoilant ses crocs presque malgré lui.

« Pas question ! Et puis, comment comptez-vous tester ça au juste ? En me balançant des sorts ? »

Renaeyle ne répondit pas, et Arkim pâlit.

 

***

 

Onyx sentait contre son flanc chaque caillou, chaque bosse, que la couverture qui servait de matelas aux soldats n’adoucissait que peu. Néanmoins, la chaleur de Krro contre son dos et ses bras autour de lui compensaient cet inconfort au centuple et il ne regrettait pas de s’être attardé jusqu’à la nuit. Il sentait encore dans sa bouche le goût de son sang, qui réchauffait ses veines, et cette impression de complétion que lui laissait chaque Étreinte.

Krro avait murmuré son nom alors qu’il le mordait.

« Nous allons bien nous amuser, lui murmura Injustice à l’oreille. Tes enfants sont déjà dans la partie, quid des enfants de Sei ? Ils pimenteraient la situation

— Mhhm. »

Une de ses mains d’elfe, trop fine, remonta pour se poser sur sa hanche. Saâgh retint un frémissement de bien-être.

« Ce corps est stérile, n’est-ce pas ? Tu habites une femme.

— Son âme est consumée depuis longtemps, on ne peut pas vraiment dire que je la possède.

— Mais tu es dans un corps féminin, persista Krro. Pourquoi n’inverses-tu pas cette transformation ? On pourrait…

— On ne pourrait rien du tout ! »

Saâgh se dégagea, sortant du cocon de chaleur qui le faisait se sentir si bien quelques instants auparavant, et se leva sans lui laisser le temps de protester.

« Tu dois m’amener à Skady, de toute façon. Même si nous ne sommes pas sur son territoire, tu avais raison, hier. Il serait courtois de ma part de me présenter à lui. »

Krro n’insista pas et se leva à son tour, reprenant le maniérisme de Lein en s’habillant. Saâgh l’imita et rangea soigneusement au fond de lui Sa conscience d’Être Suprême et la satisfaction de Sa vengeance pour ne plus incarner que le ska qu’il paraissait être.

Onyx se tourna vers l’elfe.

« Allons-y ? Ou est-il trop tôt ?

— Nous nous en rendrons compte en y arrivant. »

Le vampire en convint.

« Puis-je me servir dans tes affaires ? Mes vêtements sont ruinés, avec tout ce sang. J’ai fait une belle frayeur à tes compagnons elfes en arrivant hier soir.

— Je t’en prie. Il y a un broc d’eau dans le coin si tu veux te laver les mains et le visage, mais n’espère pas trouver de quoi la faire chauffer, et je ne parle même pas d’un bain. J’en rêve depuis des jours ! »

Onyx ricana.

« Tu n’es pas le seul : je n’ai jamais vu d’armée aussi propre. Vous, elfes, êtes de véritables maniaques.

— Tu dis ça seulement parce que tu es une brute sanguinaire. »

Ils échangèrent un sourire complice. Ses ablutions finies, Onyx remit son pantalon de toile qui n’était pas trop crasseux ainsi que ses bottes en cuir de dragon – quelle jouissance avait-ce été d’enlever la peau de celui-là et de commander que les membres de sa propre race la tannent pour Lui – mais enfila une tunique de Lein. Bien que celui-ci soit un elfe, elle était un peu grande ; Saâgh avait su modifier le genre de son corps mais pas en augmenter la masse, et il était très mince.

Une ceinture bouclée à sa taille arrangea sa mise, même si celle-ci restait pauvre. Mais il incarnait un voyageur, après tout. Onyx attacha néanmoins une dague sur sa hanche et vola une paire de gants à Lein.

« Je devrais en faire des mitaines, ils sont trop grand.

— Tu es une vraie crevette, comme d’habitude. »

Saâgh haussa les épaules, mais se refit sérieux lorsqu’ils sortirent de la tente pour se diriger dans une partie du campement mieux surveillée encore que celle où dormaient les soldats. Des domestiques couraient dans tous les sens pour veiller au bien-être des nobles et les montures étaient mieux soignées que celles qu’il avait pu voir jusqu’à présent.

« C’est beau, les différences de classe.

— Que veux-tu, l’injustice frappe partout. »

Onyx en riait encore quand ils arrivèrent devant la tente qui portait les armoiries des Ezrjl. Le ska à l’entrée fut agréablement surpris d’accueillir l’un des leurs et ils causèrent en skahil pendant quelques minutes, au grand ennui de Lein, avant qu’ils ne soient invités à entrer.

« Skady Hji Ezrjl a de la compagnie, les prévint le ska, mais je pense qu’ils comptaient de toute façon vous faire appeler, Lein. Vous serez les bienvenus. »

Ils entrèrent sans plus de cérémonie. Saâgh veilla à cacher Son Être au mieux en présence du jhliska qui dépendait de Lui. Onyx s’inclina avec grâce, sans cependant quitter le Doyen des yeux.

« Hji Ezrjl. »

Puis il se tourna vers Lein pour lui permettre de faire les présentations. L’elfe s’inclinait de même, de façon plus marquée devant le charmant visiteur du vampire que devant le Doyen.

« Permettez-moi de vous présenter un de mes amis, Onyx, que j’ai rencontré durant l’un de mes voyages de ces dernières années. Onyx, voici Hji Skady, Doyen de la Maison d’Ezrjl, et Nataos Hedyrn.

— Mes seigneurs. »

Onyx connaissait évidemment Skady mais ne l’avait jamais rencontré en personne, et se permit de le dévisager. Il avait les pommettes hautes et la peau pâle des ska d’Ambrosis, ainsi que leurs cheveux noirs, et possédait les iris rouges des vampires de sang pur. Ses lèvres pleines formaient un sourire aussi irritant que l’avait été celui de Ketosaï, ce dont Saâgh se sentit presque fier. Il aimait les gens capables de porter sur les nerfs des autres.

Nataos, de son côté, avait les cheveux tout aussi sombres, ce qui était surprenant pour un elfe. Il avait les épaules larges et les muscles d’un combattant, mais ses mains aux longs doigts semblaient trop délicates pour manier l’épée. Sans doute savaient-elles aussi bien tracer une calligraphie parfaite que verser les plus doux poisons ; Onyx ne pouvait que l’apprécier, d’autant plus que ses traits étaient à la fois harmonieux et arrogants.

« Ravi de faire votre connaissance. J’espère que ma présence dans ces temps troublés ne vous dérange pas trop ? Je traversais ces contrées par hasard lorsque j’ai croisé Lein et il s’est permis de m’inviter.

— Les amis de nos alliés sont tous les bienvenus », déclara Nataos en un Antique fluide et dénué de la moindre trace d’accent elfique.

Skady lui serra la main en une coutume récemment prise par les ska chez les démons.

« Je note que vous n’avez annoncé aucun clan.

— Mes parents ne faisaient partie d’aucune Maison et je n’ai pas pris la peine de garder contact avec eux. Je préfère voyager. »

Ce n’était qu’un demi-mensonge. Après tout, ni ses parents draconiques ni ceux d’Anijia n’avaient appartenu à un clan vampirique. Anijia avait suivi Shön, mais celui-ci était mort depuis longtemps. Skady accepta l’explication qui, sans être courante, n’était pas non plus exceptionnelle, et prit à peine le temps d’échanger deux ou trois mots de courtoisie avant de revenir au sujet de conversation qui précédait leur arrivée.

Il s’agissait de la dernière trouvaille de Lein, qui lui en avait parlé la veille : impliquer Ambrosis dans son entièreté dans la guerre menée entre drows et antidrows. Onyx n’était pas certain d’aimer l’idée – Il tenait assez à Ses enfants pour ne pas souhaiter les voir anéantis. Il savait néanmoins qu’il était inutile de s’opposer de front à Krro. Mieux valait louvoyer entre les problèmes qu’il poserait pour arriver à sa propre solution.

« Je souhaiterais proposer Nama comme négociateur, expliquait Skady. Nous lui devons notre alliance actuelle.

— Mais certainement il serait moins bien reçu qu’un Doyen auprès de la Reine Rouge ?

— J’avoue qu’elle ne me porte guère dans son cœur. »

Joli euphémisme. Si Nysâh avait gardé ne fût-ce qu’un peu de l’indépendance qu’elle avait étant enfant, elle devait détester qu’un Doyen si charismatique prenne des initiatives aussi grandioses que celle de se joindre à une guerre loin d’Ambrosis – d’autant plus que celle-ci risquait de déraper, comme Krro le souhaitait, et froisser Belzébuth.

« Si Nama accepte, je suppose qu’il saura présenter nos intérêts communs, réfléchissait Nataos à voix haute. Ne devrait-il pas être accompagné par un elfe ? Pas une délégation entière, bien sûr, je ne me permettrais pas d’envoyer tant de monde à Ambrosis sans y être invité. »

Ce prince avait dû beaucoup étudier les ska pour comprendre leur sens du territoire si finement. Il avait cependant raison : envoyer Nama seul donnerait l’impression que la demande venait de Skady – message que le Doyen serait ravi de faire passer. Or, Nataos comptait rester à la tête des opérations.

Ce qui ne servirait à rien s’il envoyait Lein. Onyx fit un pas en avant.

« Pardonnez-moi d’intervenir si cavalièrement, mais je souhaiterais vous faire remarquer à quel point envoyer un drow serait indélicat. En tant que nécromancien, vous êtes sûrement au courant que les nôtres ont du mal avec la magie de Mort. »

La vérité étant qu’elle n’affectait pas les Sang-purs mais que la nécromancie permettait de manipuler les Infants. Bien que profondément égoïstes, les vampires n’appréciaient guère l’idée de voir les leurs se retourner contre eux sans prévenir.

« Les drows ne sont pas nécromanciens eux-mêmes, fit remarquer Lein.

— Non, mais vous en portez la marque », dit Onyx en pointant l’Empreinte qui ornait le front du drow.

Nataos se tourna vers Skady.

« Je suppose que c’est vrai ?

— En effet… mais une idée me vient. N’êtes-vous pas fiancé ? Pensez-vous que Yaem d’Ovyé accepterait d’envoyer sa fille comme diplomate ? L’idée plairait à Nysâh et soyez sûr qu’aucun mal ne lui serait fait. »

Onyx vit clairement deux sentiments conflictuels se combattre sur le visage du prince. Sans doute voulait-il à la fois protéger la fille et profiter de l’avantage facile que son sexe lui procurerait.

« Tessandr est plus fine que son comportement ne le prête à croire… Peut-être son innocence parviendrait-elle à tromper Nysâh là où la roublardise d’un envoyé plus expérimenté n’arriverait à rien. »

Nataos se racla la gorge.

« Mais je dois en parler à Yaem d’Ovyé auparavant, bien sûr. »

Onyx se retint de montrer sa satisfaction. D’après ce que Lein lui avait dit, et que confirmait ce qu’il avait pu voir jusque là, l’approbation du père ne serait qu’une formalité. Il avait hâte de connaître ce que donnerait la rencontre entre la douce fiancée et la farouche Reine Rouge. Ce serait sans doute des plus intéressants.

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