Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 6

« Les Éléments n’ont pas d’âme, Ils Sont. Ils sont le Feu ou l’Eau ou le Bien, Ils sont Eux-mêmes, pur concept, pure magie. En Me scellant, on M’avait coupé de cet Être qui est Moi ; Je n’étais plus qu’une coquille vide, une marionnette vivante mais désarticulée. »

 

– Les Dits de Saâgh, auteur inconnu –

 

Nama plongea sa plume taillée dans l’encrier et nota au propre les dernières observations établies par ses expériences sur Arkim. Tout fonctionnait à merveille, bien que le lysaâgh se montre craintif à son égard.

Il doutait qu’un nouveau bain de magie soit nécessaire, heureusement ; son spécimen n’y résisterait pas et Nataos leur avait interdit d’y recourir à nouveau. Le prince avait été furieux de découvrir quel genre d’essais ils menaient sur le lysaâgh, à leur grande surprise. Apparemment, il avait cru qu’ils se contenteraient de prélever de son sang, comme s’ils en avaient encore besoin à ce stade. Pour le calmer, ils menaient à présent leurs tests avec la plus grande douceur, malgré la lenteur que cela causait à leur avancée.

Le vampire sentit la présence de Renaeyle derrière lui. Il continua à écrire, attendant qu’elle fasse le premier pas. Elle resta là plusieurs minutes avant d’enfin se racler la gorge.

« Oui ? demanda-t-il sans lever les yeux.

— Puis-je te poser une question délicate ?

— Je me réserve le droit de ne pas y répondre, mais vas-y. »

Un autre silence puis elle s’assit dans le fauteuil qui se trouvait à quelques pas de son bureau.

« Pourquoi hais-tu Arkim ? Tu as toujours été froid avec nos sujets d’expérience, mais jamais à ce point. »

Nama fut assez surpris pour cesser d’écrire, mais parvint à rester neutre. Il nettoya sa plume et reboucha l’encrier avant de se tourner vers sa collègue.

« Je ne le hais pas. J’ai juste un peu de mal à supporter sa présence. »

S’il avait espéré qu’elle se contenterait de cette vague correction ou, du moins, qu’elle reprendrait la conversation de son côté, il fut déçu. Après tout, Renaeyle n’était pas une vulgaire démone mais une elfe cultivée et elle connaissait la valeur du silence. Elle le fixa donc avec insistance, et il reprit, réticent.

« Le fait est peu connu mais le sang doté du meilleur goût pour les ska est celui des autres ska. »

La jeune femme se pencha en avant, intriguée. Il vit qu’elle se retenait tout juste de ne pas l’interrompre et continua.

« Bien entendu, se lier à ce point à un autre vampire est extrêmement mal vu à Ambrosis, d’une part à cause de la dépendance, d’autre part parce que tous les liens affectifs sont perçus comme des faiblesses. Par ailleurs, peu de ska acceptent de se laisser boire parce qu’il s’agit en quelque sorte d’une soumission volontaire. »

Renaeyle acquiesça, fascinée mais toujours muette. Cependant, elle fronçait les sourcils ; une simple diversion ne la détournerait pas de son sujet d’inquiétude. Soit.

« Dès lors, les démons de sang furent une bénédiction de Saâgh. Tu sais, grâce à nos recherches, que les métis de vampires sont toujours vampires, à quelques très rares exceptions près. Tu dois donc te douter de ce que sont en réalité ces soi-disant métis de démons et de ska.

— Ce sont des vampires. »

Nama acquiesça.

« Du moins une sous-catégorie, car ils ne savent pas régénérer. Cela nous arrangeait autant qu’eux de ne pas les considérer comme tels. Les lysaâgh nous détestent de les avoir réduits en esclavage et nous n’étions que trop ravis de les reléguer au rang de serviteurs, les buvant sans remords tout en profitant de leur goût délicieux. »

Il se leva, emporté par son sujet.

« Selon moi, nous préférons ce sang principalement parce qu’il a déjà été filtré par le système digestif d’un autre vampire et que donc, il est plus nourrissant que celui venant d’autres races.

— Donc, les démons de sang sont délicieux, d’accord. Je suis consciente qu’Arkim appartient à cette race mais je ne vois toujours pas en quoi cela concerne vos rapports.

— Depuis mon arrivée sur les terres elfiques, je ne bois que du sang froid », l’interrompit-il.

Elle le dévisagea avec surprise.

« Tu veux dire que tu as faim ?

— J’ai Soif, pour utiliser le terme précis. Je suis assez nourri mais cela revient à ne manger que des légumes bouillis. C’est suffisant pour l’organisme mais on n’en a pas moins envie d’une tranche de porc, surtout quand un fumet se trouve juste sous son nez. »

Que son animosité soit inconsciente ne suffisait pas à la justifier aux yeux de Renaeyle, il le voyait. Tout à coup, cette complaisance l’étouffa.

« Désolé de ne pas être né elfe, dans les Cercles les plus Haut et les plus doux, ni démon, avec une famille sur laquelle je pourrais compter. »

Elle le fixa, outrée. Sa tirade moraliste fut heureusement interrompue avant même d’avoir commencé, par un messager venu déposer un pli.

« Pour vous, seigneur Nama. »

Le vampire le renvoya sans montrer son étonnement et décacheta la lettre, trop content de cette distraction. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il reconnut l’écriture de son père, et il dut se rasseoir, incrédule, après avoir parcouru les premières lignes.

« Que se passe-t-il ? Des mauvaises nouvelles ?

— Non, au contraire… »

Il se passa la main sur le visage et relut la lettre pour être certain de ne pas rêver.

« Je vais être envoyé à Ambrosis en compagnie de Tessandr d’Ovyé pour servir d’intermédiaire entre Nataos et la Reine Rouge… Nous allons présenter une proposition officielle d’alliance. »

Renaeyle hocha la tête d’un air entendu. Elle n’avait pas l’air de comprendre à quel point la situation était exceptionnelle. Hji Skady le reconnaissait comme une personne digne de le représenter ! Peut-être allait-il enfin le désigner comme son successeur au titre de Doyen !

« Évidemment, disait l’elfe. Tu es le vampire le plus respecté d’Hedyrn.

— Je n’aurais jamais cru qu’il me mettrait à ce point en avant, alors que je suis son fils. »

Elle ne sembla pas comprendre.

« C’est ce que tu disais tantôt aussi. Les vampires trouvent les liens du sang importants pourtant, non ? Ne vivez-vous pas par familles ? »

Nama soupira tout en repliant la lettre. Elle en savait si peu sur eux !

« Un dicton ambrosien dit : surveille tes ennemis et plus encore tes alliés. En effet, eux peuvent te poignarder dans le dos alors qu’on sait toujours à quoi s’en tenir quant aux premiers. Aucun ska sain d’esprit ne fait confiance aux membres de sa famille. »

Renaeyle semblait perdue malgré ses explications. Les elfes respectaient leurs aînés – soi-disant. Leur éthique rigide n’empêchait pas des situations comme la tension entre Nataos et Kawa.

« Peu importe, soupira-t-il. Que Hji Skady me confie ce genre de mission est très bon pour moi – et je ne parle pas de mon statut ici. »

Alors même qu’il prononçait ces mots, il réalisa ce qu’il venait de dire. Il n’avait jamais réellement considéré l’idée de rester parmi les elfes. Il s’était rapproché de Renaeyle, de plus en plus, mais… il avait toujours imaginé son avenir à Ambrosis.

« Je vais préparer mes affaires. »

Il sortit sans oser croiser le regard de la jeune femme.

 

***

 

Nysâh crispa un sourire glacial sur ses lèvres. Les émissaires envoyés par Skady avaient été annoncés à peine un demi-jour avant leur arrivée, manque des plus flagrants à l’étiquette d’Ambrosis. Elle doutait que l’insulte soit délibérée de la part des elfes ; encore une fois, le Doyen des Ezrjl montrait son mépris envers elle.

Un jour, elle lui enfoncerait son propre cœur dans la gorge.

Elle n’accorda pas un second regard à Nama, le rejeton de cet imbécile, mais s’efforça d’incliner la tête aimablement pour accueillir Tessandr d’Ovyé. Les elfes avaient toujours su se montrer accueillants envers les ska, seule exception parmi les autres races des Trois Mondes ; inutile de les insulter sans raison sérieuse.

« Soyez la bienvenue à Ambrosis. J’espère que vous avez fait bon voyage.

— Les routes sont aussi bien entretenues ici qu’à Ovyé et je vous en remercie. La magnificence de vos paysages me fait beaucoup regretter la vitesse à laquelle nous les avons traversés. J’aurais apprécié de m’attarder pour les admirer. »

Reconnaissant là des excuses subtiles, Nysâh se détendit.

« J’espère que vous aurez l’occasion de revenir dans des conditions moins officielles. Je me ferais un plaisir de vous montrer les endroits les plus fascinants de notre royaume. »

C’était là une offre de paix, ou du moins de neutralité, que Tessandr accepta d’un sourire gracieux parfaitement calibré. Ses cheveux blonds et ses grands yeux lui donnaient des airs de poupée, bien qu’elle soit trop pâle et maigre pour correspondre aux standards de beauté ambrosiens.

Nysâh avait vu trop souvent sa mère jouer sur les apparences pour s’y laisser prendre. Elle ne la quitta donc pas des yeux en annonçant :

« Nama, mon époux doit vous entretenir sur de nombreux sujets. Vous accepterez bien sûr de vous détendre un peu en sa compagnie en attendant que nous organisions la rencontre officielle ? Je m’occuperai de divertir votre collègue. »

Le vampire accepta de mauvaise grâce de se voir ainsi renvoyé, lui qui devrait être flatté d’être reçu par le prince consort d’Ambrosis. Vermine. Nysâh espérait ne pas le recroiser avant son départ.

« Rentrons donc, madame, et retirons-nous dans mon salon d’hiver, proposa-t-elle à Tessandr. Même quand le temps est beau, il ne fait jamais aussi chaud ici que dans vos contrées. »

L’elfe inclina la tête avec la grâce des courtisanes.

« Avec grand plaisir. »

Elles s’avancèrent donc dans le hall, discutant de sujets frivoles, entourées de domestiques et de curieux – Ambrosis recevait rarement des émissaires étrangers et la beauté de Tessandr ne les aidait pas à se calmer. Côte à côte, elles devaient former un tableau étrange, entre la magnifique courtisane aux mouvements calculés et la reine en pantalons et bottes de cuir, des dagues passées à la ceinture. Certes, ses vêtements étaient eux aussi de qualité, mais Nysâh était loin de l’air délicat de son invitée.

La foule de courtisans s’arrêta à l’entrée de son salon où seule l’accompagna sa servante préférée, discrète et efficace, qui savait quand détourner le regard et quand interrompre les visiteurs en leur proposant de quoi manger. La reine la laissa disposer des gâteaux et des tasses d’infusion, seul liquide que les ska pouvaient ingérer avec l’eau – et bien sûr le sang. Puis, alors que Tessandr et elle-même prenaient place, Nysâh fit signe à la domestique de se retirer, sachant qu’elle l’attendrait à portée d’oreille dans la pièce adjacente.

La belle elfe lui adressa un sourire discret et vérifia elle-même le degré d’infusion avant de verser le liquide chaud dans leurs tasses respectives. Nysâh ne se méprit pas sur son geste ; tout en respectant sa supériorité hiérarchique, Tessandr les rendait sinon complices, du moins informelles.

« Du sucre, Votre Altesse ?

— Non merci. Du citron, du lait ? demanda-t-elle, entrant dans son jeu.

— Avez-vous aussi du miel ?

— Bien sûr. »

Il s’agissait d’un luxe, et aucune des deux ne l’ignorait ; les insectes étaient rares dans les Tréfonds, trop froids pour leurs corps qui ne s’éveillaient qu’à la chaleur. Nysâh faisait importer son miel depuis l’Univers et ses réserves se trouvaient presque à sec à présent que plus rien n’en venait, même plus le sang.

Elle lui en servit néanmoins une grosse cuillerée. Tessandr était une invitée de marque et, étant elfe, elle comprenait ces subtilités. Nysâh l’appréciait déjà. Ce qui ne l’empêcherait guère de la mettre à l’épreuve, décida-t-elle en lui adressant un sourire calibré au millimètre près.

« Bien. Je sais que vous venez à peine d’arriver, mais je suppose que vous avez eu le temps de réfléchir aux termes que vous voulez proposer ? »

Elle vit l’elfe battre des cils un instant, surprise qu’elle en vienne au fait aussi vite, mais Tessandr se reprit admirablement et, alors, les négociations commencèrent.

 

***

 

Kawa n’osait pas sortir de l’auberge qui l’avait accueilli pour voir ses hommes. Leur seul nombre le déprimait, sans parler de leur état, dû tant aux combats qu’au manque de denrées. Chaque fois qu’ils devaient reculer, ils se voyaient forcés de laisser derrière eux une partie de leurs possessions et, à présent que leur retraite se transformait en débandade, la situation était pire que jamais.

Il ne pourrait pas payer l’aubergiste, qui l’avait pris de bon cœur, se disant patriote. Néanmoins, savoir qu’il vivait aux crochets d’un autre et que la bienveillance de celui-ci ne serait pas récompensé le rendait malade.

Il regarda encore une fois les lettres qu’il tenait entre les mains et qui réduisaient en poussière ses derniers espoirs. Un de ses messagers avait réussi à passer les lignes de front dans les deux sens, transmettant sa demande de soutien à Belzébuth et lui rapportant sa réponse : un refus.

Kawa n’en revenait pas. Le roi sans couronne des Abysses était connu pour ne jamais reprendre la parole donnée, et le voilà qui lui répondait, par l’intermédiaire de son âme damnée, Lucifer, qu’ils ne s’étaient alliés que contre les anges et qu’il n’interviendrait pas dans une affaire interne aux elfes. Ne réalisait-il donc pas les horreurs commises par Nataos ? Et n’était-il pas lui aussi un ennemi acharné des vampires ?

Des échos lui étaient également revenus d’Uriel et Léviathan. Eux défendaient les elfes du village où il les avait établis, mais hésitaient à intervenir plus avant. Veuillez comprendre que ma femme est enceinte, lui écrivait l’archidémon. Je crains pour sa santé et pour celle de l’enfant à venir si elle devait combattre plus que le strict nécessaire, et elle n’accepterait pas de me voir partir seul pour venir à votre aide.

Kawa comprenait mais, à nouveau, il ne voyait pas comment ils supportaient les expériences terribles de Nama et, de plus, se permettaient si facilement de le laisser tomber alors qu’il était le seul à leur avoir tendu la main lorsqu’Uriel avait quitté l’Eden.

Le roi froissa les lettres, avant de les reposer à plat sur son bureau de fortune pour les lisser. Il devrait les garder comme preuves, au cas où il reprenait l’avantage – quand il reprendrait l’avantage. Il se montrerait magnanime plutôt qu’ingrat, mais se souviendrait toujours de la façon dont il avait été abandonné par ses soi-disant alliés au moment où il avait le plus besoin d’eux.

Demain, lui et ses hommes repartiraient. L’armée de Nataos s’approchait, ils devaient se replier encore.

Demain, ils atteindraient la frontière d’Hedyrn… et devraient abandonner le royaume aux mains de l’ennemi.

 

***

 

Les tempes de Nysâh pulsaient et elle sentait avec précision la ligne de son arcade sourcilière et du point de jonction précis entre celle-ci et l’arête de son nez. Elle n’était pas épuisée à proprement parler ; la faim était le réel problème. Les ska pouvaient tenir longtemps sans se nourrir ou du moins ne pas courir de danger permanent – comme la mort – mais ils ressentaient tout de même les effets de la privation. Son énergie s’épuisait vite et sa concentration était mise à mal par la Soif.

Or, elle devait garder son esprit aiguisé. Tessandr saurait profiter du moindre instant de faiblesse pour négocier un détail qu’elle aurait autrement évité même de mentionner. Sans parler des courtisans… La plupart des Maisons avaient envoyé des observateurs en apprenant l’arrivée de l’émissaire elfique et ils profiteraient de chaque faux pas.

Cette situation ne pouvait pas durer, mais continuerait néanmoins jusqu’à ce que cette fichue guerre civile elfique soit réglée. Peut-être devrait-elle céder, cela accélérerait les choses.

Les mains chaudes et larges d’Ajven se posèrent sur ses épaules, avant de l’enlacer.

« Détends-toi. Oublie les soucis de la journée. La nuit te portera conseil.

— J’aimerais en être aussi sûre.

— Eh bien, sois pragmatique, s’amusa son époux. Si tu ne fermes pas l’œil, tu seras encore plus fatiguée demain. »

Nysâh roula des yeux, mais se serra contre lui.

« Tu as un sens du réconfort époustouflant, dis-moi. »

Elle le laissa défaire le foulard qui retenait son col, puis déboutonner celui-ci, libérant son cou. Paresseusement, elle ne protesta pas lorsqu’il la débarrassa de sa veste puis la fit s’asseoir pour défaire ses bottes, laissant même échapper un soupir de bien-être.

« Il faudra accepter, je suppose. Skady ne me laisse guère le choix et les elfes sont alliés aux démons, donc cela ne devrait pas créer de conflit majeur. J’espère.

— Nous devons calmer la situation au plus vite, approuva Ajven. Nataos est donné gagnant. Plus vite nous l’aidons à installer son pouvoir, plus vite nos lignes de ravitaillement se restaureront.

— Et les biens importés des royaumes elfiques ont toujours leur petit succès ici. »

Elle s’étira, souriant légèrement en le voyant se dévêtir de même et saisir leurs chemises de nuit. Elle était plus forte qu’elle n’en avait l’air mais il la souleva sans difficulté pour finir de la déshabiller, puis la rhabiller. Mais très vite, elle fronça à nouveau les sourcils.

« Les anges ont dû réaliser notre quasi-absence dans l’Univers. Ils ont des problèmes internes, il me semble, mais je doute que ceux-ci soient assez graves pour ne pas profiter de la situation. Les anges de Raguel ont repris du poil de la bête. Nos territoires vont se réduire comme peau de chagrin.

— Offre la responsabilité de les regagner à Skady. »

Nysâgh renifla.

« Il serait capable d’y parvenir. »

Ils rirent ensemble. Ajven s’allongea à ses côtés, habillé lui aussi pour la nuit, et l’enlaça à nouveau.

« Ne t’en fais pas. Saâgh veillera sur les siens.

— Il n’a pas fait du bon boulot jusque là, déclara Nysâh en retenant un bâillement. Je devrais désigner Ymesh ou Kamu comme héritier, ça ferait les pieds aux Doyens. »

Ajven embrassa ses cheveux. Elle le sentait sourire.

« Ymesh s’est retiré Saâgh sait où et Kamu est occupé avec son archidémone.

— Ça serait d’autant plus drôle. »

Son époux l’embrassa et, cette fois, elle ne protesta plus, laissant leur conversation devenir purement physique.

 

***

 

Nama s’agitait sur une chaise bancale, que Nysâh réservait aux invités indésirables. Tessandr, majestueuse, trônait dans un fauteuil rembourré aux cousins de couleurs chatoyantes et se permettait même de siroter sa tasse en attendant que la Reine Rouge se présente.

Ajven restait tranquillement debout, les mains dans le dos, et les observait sans vergogne. Il avait eu la tâche peu agréable d’occuper le ska pendant que les vraies décisions se prenaient ailleurs, ce qu’il n’avait guère apprécié. Il savait néanmoins que telle était sa place et ne s’était pas fatigué à protester. Gagner la confiance de Nysâh avait pris trop de temps pour la détruire d’un caprice. La reine était exigeante envers elle-même et n’en attendait pas moins de ses subordonnés, lui compris.

Les négociations étaient à présent terminées et un traité avait été rédigé. Ils n’attendaient que Nysâh pour procéder aux signatures officielles, en présence de témoins comme il se devait – c’est-à-dire Nama, d’une part, qui représentait les intérêts des elfes, et quelques membres des Ailish ainsi qu’un Doyen, d’autre part, pour Ambrosis.

La Reine Rouge arriva enfin dans la salle de réunion officielle, habillée de vêtements plus recherchés qu’à son habitude – une redingote de velours brun sur un pourpoint bleu sombre au col haut, et une écharpe d’un bel azur, fermée par une épingle de cuivre rehaussée d’un unique diamant. Ses bottes avaient été cirées et reluisaient à la lumière des bougies, enserrant ses mollets dans une gaine de cuir qui mettait en avant leur charmante cambrure.

Le prince consort s’efforça de détourner le regard des courbes de sa femme pour prendre une expression impassible. Il la suivit cependant des yeux alors qu’elle allait serrer la main des deux ambassadeurs, qui se levèrent à son approche, avant de s’asseoir à leurs côtés. Le traité avait été préparé avec de l’encre et une plume, et il n’y eut pas beaucoup de cérémonial alors que Tessandr, puis Nysâh signaient, ainsi que les autres personnes présentes.

La Reine Rouge saisit ensuite un fin stylet, qu’elle tendit à la jeune elfe. Celle-ci avait été prévenue et ne cilla pas en entaillant son pouce, laissant une goutte de sang couler sur le traité pour le sceller à la manière ska. Nysâh l’imita, ignorant les regards avides que tous les vampires portaient sur eux, Ajven compris : ils avaient Soif, tous autant qu’ils étaient.

Les deux femmes se serrèrent la main, terminant de sceller leur accord. Néanmoins, alors que Tessandr allait retirer la sienne, la Reine Rouge raffermit sa poigne.

« Ma chère, j’ai beaucoup apprécié ce temps en votre compagnie ainsi que votre personne, raison pour laquelle je me permets de vous transmettre un avertissement, que je vous saurai gré de répéter à Skady Hji Ezrjl quand vous l’aurez retrouvé. »

Ajven sentit son cœur battre plus vite. Qu’avait-elle été imaginer ? D’un autre côté, ses instincts lui criaient qu’elle avait raison de ne pas se laisser faire. Si elle avait suivi les instructions de Skady comme une enfant, les autres ska n’auraient pas attendu sa mort pour considérer celui-ci comme le nouveau Roi Rouge.

« S’il réussit, il obtiendra ce qu’il veut ; je le désignerai comme mon  héritier pour ses mérites, mais s’il échoue… »

Elle sourit, dévoilant ses crocs.

« … j’aurai sa tête. »

Elle ne relâcha qu’alors la jeune elfe, qui lui adressa un hochement de tête crispé. En tant que fiancée de Nataos, elle n’avait sans doute pas été tant en contact avec Skady ; le message serait difficile à faire passer, pour elle. Mais, après tout, Nama pouvait s’en charger.

Nysâh prit un air tellement amical qu’il ne pouvait être que faux.

« Oh, j’oubliais ! Je lui souhaite bien du courage à fréquenter un nécromancien. J’espère pour lui qu’il ne s’est pas fait accompagner par trop d’Infants. »

Et sur cette sombre remarque, elle sortit, la tête haute et le sourire aux lèvres.

 

***

 

« C’est inadmissible ! » s’exclama Belzébuth, frappant du poing sur la table.

Comme il n’était pas un quelconque humain, le bois craqua, persuadant Ariel que même des réparations ne rendraient pas le meuble réutilisable. Il vit Lucifer tressaillir, malgré l’immobilité de son visage. C’étaient les espions de Lilith qui avaient rapporté l’information et cela contrariait le Déchu, mais il fit néanmoins un pas en avant.

« Cela ne veut rien dire. Nous sommes alliés avec les elfes, et aussi avec Ambrosis. Qu’ils mettent entre eux un système similaire n’est pas forcément négatif.

— Sauf que notre accord a été conclu avec Kawa, corrigea Ariel l’air de rien. Et celui des vampires avec Nataos, qui essaie de le combattre et ne voulait rien avoir à faire avec les démons. »

Lucifer le dévisagea d’un air surpris, mais Ariel savait arborer une expression de simple inquiétude. Il avait menti à Gabriel pendant des années ; il n’avait aucun problème à tromper le Déchu et, au pire, il pourrait recourir à des illusions pour masquer ses expressions.

Lucifer s’étonnait de le voir prendre le parti de la méfiance, lui qui essayait avec tant de fougue de faire cesser les combats entre anges et démons. Il ne savait rien de l’accord qui le liait toujours à Saraqael.

Ariel lui-même ignorait ses raisons exactes, mais l’archange du Soleil avait insisté pour qu’il fasse intervenir les démons dans le conflit elfique. Il avait cependant de solides suspicions : les problèmes en Eden n’étaient pas résolus et les anges avaient besoin que l’attention de Belzébuth se porte ailleurs. Le conflit entre Kawa et Nataos tombait à merveille, d’autant plus qu’il avait soulagé l’Univers de la présence de nombreux vampires, permettant aux anges du clan de Gabriel de Remonter.

Ariel aurait eu un doute quant à ce qui avait causé la guerre des elfes s’il n’avait su que les tensions entre Kawa et Nataos étaient dues à des problèmes de naissance. Certainement, Saraqael n’aurait pas pu provoquer cette situation… mais il pouvait en profiter.

« Je veux dire, balbutia-t-il d’une façon qu’il savait convaincante, j’espère qu’ils n’ont pas d’autres idées. Enfin, c’est absurde ; la Reine Rouge est forcée de vous obéir, non ? »

Belzébuth grommela son accord mais, cette fois, Lucifer fronça les sourcils.

« Oui, mais elle est en mauvaise position pour l’instant et ce n’est pas elle qui est partie rejoindre les elfes en premier. L’initiative vient d’un Doyen et, si celui-ci venait à prendre le trône de force, il pourrait réfuter l’accord que nous avions conclu avec elle.

— Mais un nouvel État qui s’établit sur les bases d’un ancien n’est-il pas lié par les traités de son prédécesseur ?

— En général, oui, mais s’ils le contestent personne n’est là pour faire accepter ces accords.

— Moi, je suis là », gronda Belzébuth.

Lucifer s’inclina.

« Bien sûr, mais cela signifie une nouvelle guerre et surtout, de nouveaux problèmes. Si notre pacte est révélé à tous et que nous venions à gagner à nouveau – ce qui sera bien sûr le cas – le Roi suivant serait forcément soupçonné d’accepter le même… et aucun ska n’accepterait que leur monarque se soumette à nous. Notre seul choix pour maintenir la situation actuelle est de le garder secret. »

Belzébuth roula des yeux.

« Donc, le plus simple est d’anticiper. »

Le Déchu hésita.

« Je n’en suis pas certain. Nous sommes déjà en guerre contre les anges et ils sont suffisants en tant qu’ennemis, comme nous l’avons si bien découvert lors de notre guerre contre Ambrosis.

— Mais ils sont calmes pour l’instant », intervint Ariel avec un sourire innocent.

Lucifer fronça les sourcils.

« Tu veux juste que nous les laissions en paix le temps que l’Eden se réorganise. »

L’adolescent ne prit même pas la peine de nier.

« Évidemment. Je dis depuis le départ que cela nous profiterait autant qu’aux anges ; avec cette nouvelle situation, c’est d’autant plus vrai. D’ailleurs, les démons n’apprécient pas la façon dont les elfes réfugiés se comportent.

— Bien sûr que non, s’agaça Belzébuth. Je leur ai accordé droit de résidence dans les villes démoniaques et, au lieu de se montrer reconnaissants, ils nous regardent de haut en commentant sans ciller que leurs cités sont plus propres, plus belles, plus civilisées. Maintenant, ils en demandent davantage : ils veulent des territoires qui leurs seraient réservés pour leur éviter d’être en contact avec la fange ! »

Ariel masqua son sourire derrière une expression indignée. Les elfes lui mâchaient le travail, avec un comportement pareil. Belzébuth avait toujours été plus sensible à ses sentiments qu’à des arguments rationnels, et voir les elfes si méprisants était le meilleur moyen pour le remonter contre eux.

Le pire étant qu’Ariel comprenait les réfugiés. À première vue, les démons constituaient un peuple assez barbare, avec leurs chansons grossières et leurs manières de rustres. Seulement en les côtoyant durant un certain temps quelqu’un d’extérieur pouvait-il réaliser la finesse de leurs mosaïques, le soin avec lequel leurs ballades étaient passées d’une génération à l’autre, leurs manières fières et pleines d’honneur.

« Ils sont juste secoués. Par contre, j’ai entendu dire que des expériences avaient été menées par les sbires de Nataos sur des démons. Je ne sais pas si cela a été vérifié, mais une enquête devrait peut-être être ouverte… ? »

Comme il s’y attendait, cela fit éclater la colère de Belzébuth, et les ombres frémirent autour d’eux ; même Lucifer recula.

« Je ne sais pas si cette information est vraie mais dans tous les cas, les elfes devraient avoir la politesse de se montrer reconnaissants envers ceux qui leur tendent la main, au lieu de cracher dessus ! »

Le Déchu s’inclina, ce qu’Ariel s’empressa d’imiter.

« Il sera fait selon tes ordres, Raven. »

Le surnom fit renifler Belzébuth.

« Dans ce cas, dis à Astaroth que nous allons chasser de l’elfe. Il est temps qu’ils se rappellent pourquoi ils doivent nous respecter. »

 

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