Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 7

« Les Lois sont immuables, mais le Conseil archangélique peut les compléter par des décrets, qui sont eux-mêmes étoffés par des techniciens. »

 

– Introduction au droit angélique, chapitre 1 : la hiérarchie des normes –

 

Le coup n’avait pas été frappé si fort. Après quelques années, les gens ne retiendraient que cela : les démons auraient pu faire pire. Ils auraient pu les massacrer tous. Au lieu de quoi, ils s’étaient contentés de décimer leurs rangs pendant une heure ou deux avant de se retirer. Le coup n’avait pas été frappé si fort.

Difficile à imaginer lorsqu’on avait le campement elfe sous les yeux. Une partie des tentes avait brûlé, d’autres avaient été arrachées du sol par des rafales de vent ou emportées par des trombes d’eau que les démons contrôlaient. Des barricades avaient bien été dressées, mais elles ne pouvaient rien contre des ennemis qui volaient et n’avaient même pas retenu longtemps ceux qui n’étaient pas dotés d’ailes. Des cadavres jonchaient la terre, presque autant de démons que d’elfes – mais ils avaient été tellement plus nombreux que cela n’avait pas suffi à équilibrer les chances.

Saâgh pesta entre ses dents. Il avait espéré que Belzébuth se tiendrait tranquille mais, bien sûr, avec Krro dans les parages, rien n’arrivait jamais comme on le voulait. Si l’Injustice avait un jour un fils Élément, celui-ci serait sans doute Malchance.

En attendant, les ska débattaient sur quand plier bagage. Skady était arrivé illuminé du triomphe de son fils, mais il n’était pas assez fou pour risquer sa tête à présent que de tels adversaires entraient dans l’équation. Nataos lui-même allait devoir reconsidérer ses ambitions.

Or, il n’en était pas question.

Saâgh alla nonchalamment jusqu’à la tente des ska qui, par miracle – et Il savait de quoi Il parlait –, tenait encore debout, et eut un regard impératif pour la sentinelle.

« Mettez tout le monde dehors, je dois parler à Hji Ezrjl. »

Le vampire fronça les sourcils.

« Il débat avec son conseil privé, je crains que…

— Vous n’êtes pas payé pour réfléchir. Dites-lui que ce qui lui a été donné il y a dix-sept ans peut aussi lui être repris. »

Ces mots d’introduction étaient assez sibyllins pour intriguer le garde, qui considéra qu’il avait fait son possible et que si son maître avait des dettes, ce n’était pas son problème. Il entra donc et, après quelques instants, ressortit tout stupéfait, accompagné des autres ska qui encombraient la tente.

« Vous êtes attendu, monseigneur. »

Saâgh ne put s’empêcher de lui lancer un regard supérieur avant d’entrer. Il se savait infantile, mais parfois, ça lui échappait.

Skady l’attendait et l’Élément dut admettre que s’Il n’avait eu l’habitude de déchiffrer l’expression des plus froids renards, son visage aurait paru tout à fait neutre. Le Doyen se fendit même d’un sourire assuré.

« Qu’aurais-je donc reçu de vous il y a dix-sept ans qui vous permette de m’interrompre en pleine réunion ?

— Vous devez le savoir, déclara l’Élément en s’affalant sur une chaise, sans quoi vous ne m’auriez pas laissé entrer. »

Ils échangèrent un regard et, d’un coup, Saâgh décida qu’il n’avait pas envie de jouer.

« Tes ailes, Skady, ton titre bien supérieur à celui de Doyen. Celui d’élu du Sang, celui de jhliska

— Comment savez-vous cela ? interrogea le ska sans se démonter.

— Eh bien, tu en as parlé mais sans donner de date précise. Les gens y croient à peine, puisque tu n’as pas pris la peine de montrer tes ailes, et ne l’acceptent que parce qu’il serait stupide de ta part de mentir. »

Saâgh sourit et prit un verre oublié là sur la table par un des ska, sirotant le sang avec volupté.

« Sans oublier que tu n’étais pas à moitié aussi sûr de toi auparavant, n’est-ce pas ? C’est la rage qui a fait venir à toi ces pouvoirs, la rage et la vengeance, et le besoin du sang, l’envie de tout détruire, de tout effacer… pour reconstruire la vérité telle qu’elle te convenait. »

Le visage si impassible de Skady avait viré au gris. Saâgh considéra qu’Il en avait assez fait et Se leva, le faisant tressaillir, puis contourna la table et Se rapprocha de lui jusqu’à presque sentir sa respiration sur Sa joue.

« Donc, mon cher, qui crois-tu que Je sois, pour savoir cela ? »

Sans répondre, le Doyen prit Sa main, sans baisser la tête, et la porta à ses lèvres pour en embrasser le dos. Saâgh rit.

« Parfait. Mais ne t’en fais pas, Je ne compte pas intervenir… pour l’instant. Tu te débrouillais bien tout seul. Je voulais juste M’assurer que tu resterais pour continuer ce que tu as commencé. J’ai des intérêts personnels dans cette guerre, tu comprends ? Je M’en voudrais que les démons se retrouvent avec les seuls drows en face. Ce serait un massacre.

— Ce qui ne serait pas drôle. »

Saâgh eut un sourire terrible, qui aurait glacé n’importe qui n’étant pas ska, mais qui fit juste battre le cœur du Doyen plus vite.

« En effet, très cher. Trouve des excuses pour les larves qui te suivent, invente que les drows ont un excellent goût et qu’ils seraient parfaits pour vous nourrir, improvise. Mais reste aux côtés de Nataos. Et aux Miens. »

Skady soupira.

« Cela aurait été plus facile si Vous n’aviez pas fait scandale pour me parler.

— Je voulais être certain d’être entendu. »

Cela revenait à lui dire de se débrouiller, ce que le vampire comprit. Saâgh recula d’un pas, lui rendant son espace vital, et agita la main en reprenant l’attitude relâchée d’Onyx.

« Je te laisse. Nous nous reverrons en présence des autres ; je prétendrai être venu te porter un message. Inventes-en le contenu si tu dois te justifier auprès de tes subalternes, je m’alignerai sur ta version. »

Et il sortit.

 

***

 

Nataos avait fait le tour du campement. La situation n’était pas aussi dramatique qu’elle en avait l’air. En effet, toutes ses forces n’étaient pas rassemblées là ; la plupart des drows se trouvaient en mission lorsque les démons avaient frappé et il espérait offrir une mauvaise surprise à ces derniers lors de la manche suivante. Malheureusement, le moral était au plus bas, ce qui causait à la fois un manque de motivation et des désertions.

Les vampires avaient été parmi les premiers à partir, malgré la présence inébranlable de Skady qui restait tout sourire. La plus grande partie de son groupe demeurait à ses côtés mais quelques-uns étaient retournés à Ambrosis, entamant un mouvement insidieux que certains elfes suivaient. Nataos n’avait pas fait dans la dentelle et avait exécuté les déserteurs qui avaient été retrouvés. Mais est-ce que cela suffirait ?

Pas longtemps, sans oublier qu’il voulait que les gens le suivent de leur plein gré. Il avait fait une exception pour les drows, qu’il ne pouvait pas décemment laisser à Kawa, mais les autres étaient là de leur propre volonté. Donc, il devait réussir quelque coup d’éclat pour faire remonter le moral. Ce qui n’arrivait pas si facilement.

Nataos remerciait Wir que Tessandr se soit trouvée à Ambrosis durant l’attaque. La jeune femme avait rejoint le campement à peine quelques heures après que les démons se soient retirés pour venir annoncer le succès de sa mission diplomatique. Elle se préparait à présent à rejoindre la maison de campagne de son père, afin de s’y mettre à l’abri.

« Je suppose que je ne peux pas rester, soupira-t-elle. Je suis inutile en combat.

— Je ne voudrais surtout pas vous mettre en danger », répondit Nataos.

Elle sourit et, à sa grande surprise, le prince se sentit rougir. Tessandr avait prouvé sa valeur. Il aurait dû s’en douter, connaissant Yaem : elle n’était pas une simple poupée décorative. Sa beauté toute elfique cachait une intelligence perçante et un bon sens de la politique.

Elle avait tenu tête à la Reine Rouge. Nataos était sincèrement impressionné.

« Je sais que vous serez plus tranquille si vous ne devez pas vous inquiéter de moi, dit la belle noble. J’espère cependant que vous ne m’oublierez pas.

— Vous occuperez toutes mes pensées.

— Vous m’écrirez ? »

Nataos réalisa qu’il n’avait pas envisagé qu’il en aille autrement.

« Bien sûr. Aussi souvent que possible. »

Tessandr fit la révérence puis rejoignit sa suivante, qui les chaperonnait pendant que les femmes de chambre préparaient les malles de sa maîtresse. Nataos n’osa pas se permettre un baisemain. Elle méritait mieux que de se faire séduire comme une simple courtisane.

Dommage que son succès politique soit assombri par la victoire des démons. Nataos aurait voulu fêter son retour triomphal. Au lieu de quoi, il la raccompagna à sa tente avant de retourner à ses propres quartiers, pensif.

Il n’eut guère le temps de s’y reposer : un garde souleva le rabat sitôt qu’il se fut assis.

« Monseigneur, un messager veut vous voir. Il dit venir de la part de Léviathan et Uriel. »

Nataos haussa les sourcils et fit signe de le laisser entrer. Arriva alors un jeune elfe, presque un adolescent, qui ouvrit de grands yeux fascinés devant sa tente pourtant spartiate. Le prince retint un sourire. Ce gamin serait-il émerveillé par sa présence ? Il y avait de quoi se sentir flatté.

« Parle.

— Monseigneur ! »

Le jeune homme s’inclina.

« Je vous prie de m’excuser mais Leurs Altesses Léviathan et Uriel m’envoient vous poser des questions. Je veux dire ! Ils veulent connaître vos intentions. Ils souhaitent savoir s’ils pourraient faire quelque chose pour stopper combats. »

Il butait sur ses mots et tordait un chapeau informe entre ses mains, mais ses yeux clairs n’en restaient pas moins déterminés. Il était fier de sa mission. Sans doute avait-il été choisi parce qu’il était jeune et fort, peut-être le plus puissant mage de son village. Nataos s’en voulait de mettre fin à ses espoirs.

« Mes intentions sont claires depuis le départ : je souhaite unir les nations elfiques sous le pouvoir du Haut Conclave. Mon frère, roi en fuite d’Hedyrn, me porta un coup le premier en interdisant l’existence des drows dans son royaume.

— Mais, Seigneur, nos terres seront vite à bout. Nos récoltes sont perdues, des débordements ont eu lieu partout. Mon propre village aurait été détruit si Ses Seigneuries n’étaient pas intervenues. »

Nataos fronça les sourcils. Il s’était toujours concentré sur ses rapports avec la noblesse, sachant qu’elle seule saurait offrir une couronne, ou du moins un commandement. Cependant, il ne voulait pas se mettre de potentiels sujets à dos.

« Je crains de ne pas pouvoir faire marche arrière. Néanmoins, je connais l’endroit où Léviathan et Uriel sont hébergés. J’y enverrai une patrouille formelle de façon à ce que non seulement mes soldats ne se permettent plus d’y déborder mais ceux de mon frère non plus, et encore moins les démons.

— Je ne pense pas que ce soit ce qu’ils avaient en tête… cela même serait inutile, puisqu’eux sont là.

— Je ne peux rien leur offrir d’autre, enfant. Bien qu’ils aient toujours été les alliés de mon frère, je ne leur veux aucun mal. Pourtant, les démons s’en sont pris à nous, et les voici qui envahissent nos terres et les saccagent plus que mon armée et celle de Kawa réunies ! »

Le jeune elfe soupira, mais accepta sa position. Il fit une autre courbette.

« Je leur rapporterai vos paroles, Monseigneur. Ont-ils l’autorisation de venir vous visiter par eux-mêmes ?

— Tant que leurs intentions ne sont pas belliqueuses, ils sont les bienvenus. Je ne ferai pas l’erreur de les confondre avec les autres démons. »

L’elfe hocha la tête, remit son chapeau et sortit. Nataos le regarda faire. Restait à espérer que la fermeté de sa position ne lui aliénerait pas deux personnes de plus…

 

***

 

Voluptueusement allongée sur les coussins de son lit, nue, Lilith admirait les jeux d’ombre qui se découpaient sur le visage de son amant. La fenêtre grande ouverte laissait l’air encore frais du matin, et la lumière franche d’Essiah mettait en avant les traits réguliers de Kamu, ses pommettes hautes et son menton ferme. Il aurait pu porter la moustache ou la barbe sans paraître ridicule mais préférait rester sobre, allant jusqu’à se couper les cheveux alors que la plupart des démons les portaient longs et s’amusaient à les natter ou à y attacher des perles et des cercles d’or.

Mais Kamu n’était pas un démon, et il avait bien plus de classe que la plupart de ceux-ci.

Le vampire ouvrit les yeux et sourit en la voyant. Il se lova contre elle, une main sur son ventre lourd. Cela l’aurait exaspérée d’être réduite à son seul statut de femme enceinte s’il n’affichait pas un air émerveillé chaque fois que le mouvement lui échappait.

« Comment te sens-tu, ce matin ?

— Je me porte à merveille. Tu sais que j’ai déjà eu des dizaines d’enfants, n’est-ce pas ?

— Cela ne m’empêchera jamais de prendre soin de toi. »

Lilith rit, indulgente, et posa un baiser sur son front.

« Ma matrice va très bien. Mais j’irais mieux si Belzébuth n’avait pas décidé de partir en chasse comme si les elfes étaient du vulgaire gibier. Ce ne sont pas des adversaires à prendre à la légère. »

Kamu se détacha d’elle pour s’étirer, puis se leva, et ouvrit la porte de leur chambre. Il eut un hochement de tête satisfait en constatant que les domestiques avaient préparé un petit déjeuner et l’amena à sa maîtresse. Des pâtisseries, des œufs et des fruits gorgés de soleil débordaient du plateau, arrachant un sourire à Lilith. Chaque fois qu’elle était enceinte, tout le monde se mettait aux petits soins et même Belzébuth s’essayait à la délicatesse.

« Nysâh ne contrôle plus la situation, soupira Kamu alors qu’elle entamait une première bouchée. C’est Skady qui tient les rênes.

— Je sais. S’il n’attend pas la mort de Nysâh pour prendre le pouvoir, ce sera une catastrophe. »

Le vampire parut surpris de son emphase. Lilith chassa une miette tombée sur sa poitrine, qui était rendue encore plus opulente par son état.

« Je ne suis pas supposée parler de mes secrets à mes amants, mais tu es un peu plus que ça et tu as déjà prouvé maintes fois que nous pouvions te faire confiance. »

Elle ferma les yeux et, utilisa ses pouvoirs psychiques pour communiquer avec Kamu par télépathie – seul moyen sûr de transmettre des informations dans ce palais où toutes les oreilles traînaient, car personne n’aimait les ragots comme les démons. Elle l’informa ainsi du traité secret conclu entre les archidémons et la Reine Rouge, qui la soumettait à eux. Le vampire haussa les sourcils, surpris que Nysâh ait accepté –la situation avait été désespérée pour Ambrosis à l’époque. Elle n’avait pas eu le choix.

« Je comprends mieux ton inquiétude… en effet, cela affecte plus les démons que je le pensais. Pourquoi donc Belzébuth est-il intervenu dans ce cas ? »

Lilith haussa les épaules.

« Pour remettre les vampires à leur place ? Pour donner un coup de pouce à Nysâh ? Parce qu’il n’était pas de bonne humeur ? Belzébuth est charismatique mais il raisonne comme une cuillère à soupe.

— Au moins n’agira-t-il pas contre Ambrosis directement… Je suppose que c’est pour ça que Nysâh a cédé à la pression et a laissé Skady intervenir.

— Je doute qu’elle ait eu assez de force politique pour l’arrêter, de toute façon. »

Lilith leva les yeux au ciel

« Belzébuth a gagné la première échauffourée haut la main mais les combats du surlendemain furent plus équilibrés. Il ne s’y attendait pas, ni moi non plus, avouons-le. Ces drows sont puissants.

— Ils ont les mêmes caractéristiques que les vampires. »

Kamu souriait, d’un sourire qui ne montait pas jusqu’aux yeux et qui rappelait celui de Raguel. Lilith but une gorgée de tisane pour se donner contenance. Celle-ci, préparée selon sa propre recette, avait le double avantage d’avoir bon goût et de calmer les nausées qui la prenaient certains matins. Elle continuait de la boire bien que ses ennuis d’estomac se soient tassés après quelques mois de grossesse.

« Je ne sais pas ce que Nataos a fabriqué, mais tu n’as pas tort. Les ska doivent être plus étroitement mêlés à cela que je l’imaginais. J’en parlerai à Lucifer ; il a de bons contacts dans les royaumes elfiques. En espérant que son réseau ne soit pas trop mis à mal par la guerre. »

Elle renifla.

« Tout de même. Avoir le culot de s’en prendre à la Reine Rouge et de se faire surnommer le Prince de l’Ombre… c’est d’un pompeux ! Les vampires ont vraiment la manie de donner des surnoms ridicules.

— Parce que le Prédateur, Raven le Chasseur, l’archidémon de la traîtrise ou de la luxure, ce ne sont pas des surnoms ? »

Lilith décida alors d’exploiter les terribles capacités qui lui étaient accordées lorsqu’elle était enceinte et, le fixant durement, elle lui tira la langue.

 

***

 

Nama régla son agrossisseur sans que cela ne lui fasse rien découvrir de nouveau. Depuis les années qu’il travaillait sur Arkim, il commençait à connaître la composition de son sang par cœur. Les changements les plus importants avaient eu lieu lors de l’immersion et s’étaient à présent stabilisés.

Le vampire s’écarta de sa table, se pinçant l’arête du nez pour combattre une migraine naissante. Il se plongeait dans son travail depuis son retour d’Ambrosis, dans l’espoir d’oublier son humiliation. Il était parvenu à cacher celle-ci à son père, qui l’avait félicité – malgré l’avertissement de Nysâh qu’il lui avait répété en privé. La leçon restait cuisante : la Reine Rouge ne les appréciait pas et l’avait fait savoir.

Tessandr avait eu la délicatesse de se comporter comme si de rien n’était, mais il l’évitait néanmoins et avait été soulagé lorsqu’elle s’était retirée dans une maison de campagne pour l’été, comme la plupart des nobles d’Ovyé. Les drows ayant été appelés au front, la ville paraissait morte. Seule Renaeyle restait pour égayer ses journées – ainsi que Catlina et Arkim, bien sûr.

Nama sortit du laboratoire, ferma la porte à clef et se rendit dans la cuisine pour y faire chauffer de l’eau. Une tisane le détendrait.

Une explosion retentit dans la rue alors qu’il versait l’eau, le faisant sursauter. Le liquide brûlant déborda, se répandant sur sa main ; il laissa échapper sa tasse qui se brisa au sol.

« Malédiction ! »

Il voulut s’essuyer, mais des cris retentirent et il alla plutôt à la fenêtre pour voir ce qui se passait. Il blêmit en voyant le nuage de démons qui descendait du ciel. Une attaque !

« Renaeyle ! » s’écria-t-il.

Il se rappela avec un temps de retard qu’elle s’était rendue sur le marché pour se fournir en nourriture. Sans hésiter, il s’élança à l’extérieur, rabattant son capuchon sur ses oreilles rondes et ses cheveux noirs. Peut-être ainsi les démons ne le différencieraient-ils pas des elfes, étant donné la pagaille qui régnait dans la rue ; il ne doutait pas qu’ils l’attaqueraient en priorité s’ils réalisaient son espèce.

Les gardes d’Ovyé se rassemblaient pour faire face aux attaquants mais, en l’absence des gardes des différents nobles, la garnison n’était pas bien fournie et ce d’autant plus que personne ne s’attendait à un combat si loin du front. Par ailleurs, les elfes n’avaient pas derrière eux les siècles de guerre des démons, et n’étaient pas habitués à combattre des ennemis volants. Nama accéléra le pas, courant presque jusqu’à la place où se tenait le marché. La ville était perdue, il fallait fuir !

Quelqu’un le bouscula, puis quelqu’un d’autre. La foule essayait de quitter le centre-ville pour regagner l’abri illusoire des maisons, comme si murs et plafonds ne pouvaient pas s’effondrer sur eux dans la fureur du combat. Un homme plus grand percuta Nama de plein fouet et celui-ci fut presque propulsé au sol. Il lui siffla dessus par réflexe, faisant reculer les passants les plus proches, et s’engouffra aussitôt dans l’ouverture pour avancer. Il devait retrouver Renaeyle, vite, et partir, partir loin.

Une odeur étrange lui parvint et il leva les yeux. Malgré la poussière soulevée par le passage de tant de monde, un panache de fumée s’élevait, visible au-dessus des toits. Un feu avait pris. Seules les familles les plus fortunées disposaient de maisons de pierre dans cette région au climat doux ; la ville allait partir en cendres avant même que les démons ne puissent la piller.

Cela augmenta la panique et il fallut encore de nombreuses minutes à Nama pour remonter jusqu’à la grand’ place. Les étals étaient renversés, les commerçants partis sans leurs marchandises, et quelques opportunistes en profitaient pour empaqueter les biens les plus précieux au lieu d’emmener le plus important – la nourriture. Le vampire ne se préoccupa pas d’eux et fouilla l’endroit du regard.

Alors seulement il se maudit jura contre sa stupidité. Son premier réflexe avait été de venir là où Renaeyle se trouvait, alors qu’elle avait dû suivre le reste de la foule et fui vers des ruelles plus étroites, où les démons se poseraient moins aisément. Ceux-ci semblaient s’être emparés des toits et concentraient leurs attaques sur le palais. Son instinct n’était peut-être pas si mauvais, dans ce cas ; au moins l’avait-il éloigné de la zone de combat.

Il hésita. Repérer l’aura spécifique de Renaeyle était impossible dans une ville où vivaient tant de gens, et le désespoir le saisit. Qu’allait-il faire ? Il ne pouvait pas partir sans elle. Que ferait-il, seul à nouveau ? L’idée de la perdre devenait tout à coup intolérable et il se maudit de ne pas avoir réalisé plus tôt à quel point il tenait à la jeune femme.

Et soudainement, l’incroyable survint. Une odeur lui effleura les narines et c’était celle de son sang, qu’il aurait reconnue entre mille. Il se précipita vers sa source, dans une ruelle voisine.

Un corps gisait sur la terre battue, enseveli sous quelques tuiles. Nama s’agenouilla à ses côtés et s’empressa de la dégager. Il n’y avait pas tant de sang, ça devrait aller…

« Renaeyle. Renaeyle ! Réveille-toi ! »

Mais ses oreilles lui hurlaient ce que son esprit refusait d’accepter. Sans doute était-ce à cause du bruit des combats, pas si lointains, ou des cris qui retentissaient partout, sans doute était-ce à cause de ses tempes qui battaient si fort qu’il n’entendait pas les pulsations du cœur de la jeune elfe. Il l’avait trouvée, elle ne pouvait pas être morte.

Le mot résonna en lui et il se mit à trembler. Un sanglot vint s’étrangler dans sa gorge, pour la première fois depuis longtemps – on ne survivait pas à Ambrosis en se montrant faible. Personne n’y avait de proche non plus, ni d’amis, pas de points vulnérables. Il avait fallu qu’il vienne jusque dans les royaumes elfiques pour s’attacher à quelqu’un, mais seulement pour découvrir pourquoi les ska considéraient cela idiot.

Parce que cela faisait si terriblement mal quand cette personne disparaissait.

« Oh Saâgh… S’il vous plaît… Elle ne peut pas être morte, non, elle ne peut pas ! »

Il répétait ces mots, balbutiant, incapable de se relever. Finalement, il enlaça le cadavre et le serra contre lui, enfouissant son visage dans la longue chevelure pour y cacher ses larmes.

 

***

 

Dès que la première explosion avait retenti, Arkim avait bondi sur ses pieds. Aucune fenêtre ne donnait sur le laboratoire, aussi avait-il crié pour qu’on vienne lui ouvrir. Personne n’avait répondu. Il s’était attaqué aux barreaux, sans succès, et rongeait son frein quand Cat arriva.

« Les démons attaquent la ville et Nama est parti, expliqua-t-elle en brandissant les clefs de la cellule. Il n’a donné aucun ordre. »

Ils échangèrent un sourire complice et filèrent à l’extérieur dès qu’Arkim fut libre. Là ils s’arrêtèrent, choqués par la vision des gardes alignés faisant face aux démons qui, moqueurs, s’étaient perchés sur les toits les plus proches et lançaient tant des insultes que des attaques.

Arkim n’hésita pas : il remplit ses poumons d’air et poussa un grondement à glacer le sang. Les elfes bondirent, ne s’attendant pas à pareil son venant dans leur dos. Cela offrit une opportunité aux démons qui s’élancèrent et, sans les abattre tous, les dispersèrent. L’un d’entre eux se posa juste devant Arkim, haussa les sourcils vers Cat.

« Merci de ton aide.

— De rien, je vous dois ma liberté. Voici Catlina, une amie. »

L’homme acquiesça.

« Je vous conseille d’évacuer la ville, dit-il. Les elfes risquent de s’en prendre à toi et les démons à elle. Je ne peux pas me permettre de vous escorter ; ces fichus gardes sont plus coriaces qu’ils en ont l’air et ils doivent être en train de se réorganiser. »

Arkim hocha la tête et, sans hésiter, saisit la main de Cat pour l’entraîner dans les ruelles. Elle prit vite la tête, connaissant mieux la ville que lui. Ceux qui fuyaient ne prêtaient aucune attention à eux mais, lorsqu’ils débouchèrent sur une petite cour où s’étaient rassemblés quelques gardes en attente de leurs ordres, ceux-ci les attaquèrent aussitôt.

Cat était bien entraînée mais Arkim ne portait aucune arme, n’était pas habitué à combattre à mains nues et n’osait utiliser sa magie, qui pouvait être affectée par les expériences de Nama. Ils furent vite acculés dans un coin, le démon grondant malgré lui et la drow les poings brillants d’aura alors que les elfes se contentaient de les combattre à distance pour les fatiguer avant de les achever.

Après coup, Arkim ne parvint pas à se rappeler le déroulement des évènements. La situation se retourna. Il y avait une personne en plus parmi les elfes, mais celle-ci s’était toujours trouvée là, en vérité ; elle n’avait fait que devenir évidente alors qu’un instant avant personne ne l’avait remarquée – et les gardes se mirent à mourir. Ils n’étaient pas blessés. Ils se contentaient de cesser de vivre.

Le démon vit un sourire moqueur et le reconnut, recula en se souvenant de la froideur de celui qui l’arborait… puis il réalisa qu’il ne s’agissait pas de Skady, car le Doyen avait les cheveux noirs, pas roux. Et une seule personne avait des cheveux si rouges.

« Ysk ? demanda-t-il, incrédule.

— En personne. »

Arkim le dévisagea, incrédule. Le sourire qu’il avait entrevu sur le visage de marbre d’Ysk flottait encore dans ses yeux et le démon réalisa que la ressemblance était là, il ne l’avait pas rêvée.

« C’est vraiment Ysk ? »

Cat n’avait pas quitté sa position de combat et Arkim la rassura d’un hochement de tête. Elle ne se détendit pas tout à fait. Leur ami n’avait pas grandi mais il avait néanmoins changé.

« Tu ressembles à Skady », lâcha-t-elle tout de go.

Ysk se crispa et les fusilla du regard, leur faisant retrouver du même coup leur vieil ami au caractère ombrageux. Les sourcils s’alignaient différemment sur son visage et, toute trace de ce sourire supérieur disparu, il redevenait lui-même plutôt qu’une parodie du Doyen qu’ils avaient appris à craindre.

« Que nous soyons apparentés n’est pas impossible, admit le vampire du bout des lèvres. Mon père pouvait appartenir à sa famille. Cela expliquerait pourquoi il est si intéressé par moi.

— Tu es sûr que tu n’es pas…

— Son fils ? Non. De ça, je suis sûr. »

Ou presque, compléta Arkim pour lui.

« Nous ferions mieux de partir au plus vite, rappela-t-il à Cat.

— Suivez-moi, approuva Ysk. Je peux vous guider dans les rues où personne ne se trouve. Je… sais percevoir les êtres vivants. »

Arkim et Catlina échangèrent un regard mais ne posèrent aucune question et lui emboîtèrent le pas. Les cris et les explosions retentissaient autour d’eux et cela semblait irréel car, comme l’avait promis Ysk, ils ne croisèrent pas une âme avant de sortir de la ville.

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