Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 8

« Destin, Wir. Il porte une roue dans une main et un dé à cent faces dans l’autre. Ses yeux sont scellés et Il est enveloppé dans une cape qui ne laisse pas voir ses pieds. »

 

– Mythes et vérités, Kamu –

 

Le champ de bataille où s’était déroulé le dernier affrontement entre anges et démons brûlait encore, bien que le gros du brasier se soit calmé après quelques heures. Moins nombreux qu’à l’accoutumée, les démons avaient dû prendre la fuite, malgré l’affaiblissement de l’Eden.

Raguel sourit en observant les environs, respirant à pleins poumons l’odeur de soufre. Son clan s’était montré à la hauteur de ses espérances et, à présent qu’il restait seul, il pouvait se permettre un peu de satisfaction. D’un Cri strident, il appela son phœnix qui tournait au-dessus des flammes pour surveiller un hypothétique retour des démons. L’élémentaire vint se poser sur son bras tendu.

Il passa la main dans le plumage enflammé sans se brûler, tirant des piaillements ravis de la créature. Il lui faudrait récompenser les siens pour leur bravoure. Une fête informelle leur ferait le plus grand bien.

« Montre-toi, lança-t-il au vide. Nous sommes seuls et, si tu avais voulu me tuer, tu aurais déjà essayé. »

Asmodée se détacha de l’ombre où elle se tapissait.

« Raguel.

— Que veux-tu ? Ce n’est pas ton genre de t’attarder sur une défaite. À moins que ton maître n’ait une communication pour l’Eden ?

— Shyin fait passer Ses propres messages.

— Je parlais de Belzébuth, mais qu’à cela ne tienne. »

Asmodée l’observa avec curiosité et l’archange la laissa faire. Il n’était pas agressif ; l’eut-il été que le combat aurait étanché sa rage. Patient, il attendit qu’elle annonce la raison de sa présence.

« Shyin S’est incarné mais Il n’est encore qu’un enfant en bas âge. Krro et Saâgh Se trouvent derrière la guerre civile elfique et nous craignons que Nyéh ne soit incarné. Nous aideras-tu ? »

Raguel ne changea pas d’expression mais le phœnix poussa un cri de rage et s’envola à tire-d’ailes, jusqu’à disparaître dans les cieux.

« Pourquoi n’est-ce pas Belzébuth ici, parlant à Michaël ? Pourquoi moi ?

— Parce qu’aucun d’eux n’est un Élément. »

Le sourire de Raguel diminua en volume et prit un pli plus dur. Ses yeux, habituellement mi-clos, s’ouvrirent pour voir le monde qui l’entourait et un rayon de soleil mit en évidence l’orange de ses iris, surréaliste dans le visage d’un ange.

« Shyin ne fera rien, Il va juste S’amuser, comme toujours, quant à la Garce, Elle prendra Krro comme amant et sera Son jouet jusqu’à ce qu’Il La trahisse à nouveau.

— … « la » ? »

La question fit rire Frryl d’un rire rauque qui ne ressemblait en rien aux éclats à pleine gorge de Raguel.

« Saâgh déteste avouer que Son essence est féminine mais non, Je ne Me trompais pas de pronom. Dans tous les cas, va voir ailleurs si J’y suis, Asmodée. Et de toute façon… »

L’expression de l’Élément ne changea pas beaucoup. Simplement, son sourire redevint normal, ses yeux se plissèrent, ses épaules se détendirent et tout ce que sa posture avait d’arrogant disparut.

« Je suis juste Raguel. »

 

***

 

Le premier réflexe de Saraqael, en entendant les révélations d’Asmodée, fut de courir chez Ariel pour le prévenir. Trouvant ses appartements vides, il se dirigea malgré lui vers la fenêtre et pianotait à présent le rebord du doigt. Essiah caressait sa joue de Ses rayons, mais cela ne suffisait pas à le rassurer, même un peu.

Le Prince-démon, occupé à l’Hôpital, le faisait patienter depuis quelques minutes mais son ession l’informait qu’il ne tarderait plus.

Quelques instants plus tard la porte s’ouvrit. Ariel sursauta en le trouvant visible.

« Même pas une illusion ? » plaisanta-t-il en refermant le battant derrière lui.

Malgré son ton enjoué, il paraissait inquiet. Peut-être lisait-il un peu trop ses expressions, songea Saraqael, mais le problème qui l’occupait était autrement plus grave.

« Injustice et Sang Se sont incarnés et Se mêlent aux troubles qui ont lieu entre elfes et drows. Tu vas devoir te méfier. »

Le déchu en resta un instant sans voix.

« Injustice ? Et tout ce que tu trouves à dire, c’est que je dois me méfier ? Je dois prévenir Belzébuth !

— Il s’en rendra compte assez vite par lui-même. Inutile qu’il se demande comment tu as été mis au courant.

— Mais il doit retirer ses troupes de là !

— Comme si la présence d’un ou deux Éléments suffirait à le convaincre. »

Ariel admit la véracité de cette affirmation, mais cela ne calma pas sa fébrilité et il se mit à marcher de long à large. À présent que quelqu’un partageait ses craintes et les extériorisait, Saraqael se sentit mieux. Si Ariel s’inquiétait, lui-même pouvait se concentrer sur la recherche d’une solution.

« Je vais l’annoncer au conseil des archanges dans quelques minutes – d’ailleurs, je suis en retard. Je voulais juste te prévenir.

— Dis plutôt que tu voulais y apparaître composé et sûr de toi et que tu n’as aucun scrupule à me laisser moi seul à me ronger les sangs. »

Saraqael se permit un sourire et le déchu leva les yeux au ciel.

« Très bien, capitula Ariel, va-t’en. Mais reviens dès la réunion terminée, et je ne veux pas d’excuses telles que tu dormais. Tu n’auras qu’à me réveiller.

— Et si tu es en bonne compagnie ? »

Ariel le fusilla du regard.

« Je dormirai seul ! »

L’archange du Soleil disparaissait déjà dans un Portail, les yeux rieurs, pour réapparaître en vue des murs d’Alun Hevel. Il marcha jusqu’aux portes où il surprit les gardes, qui le laissèrent néanmoins passer sans poser de questions. Personne ne le voyait jamais hors de son bureau. Il ne jouait pas comme Raguel un rôle paternaliste vis-à-vis des membres de son clan.

Quelque part, c’était justifié.

Il arriva bon dernier à la salle de réunion et gagna sa place sans s’asseoir ni présenter des excuses.

« J’ai une nouvelle grave à vous communiquer, d’où l’appel urgent que vous avez reçu. Je n’ai malheureusement pas réussi à vérifier l’information, mais ce n’est qu’une question de temps. Je devrais vous la confirmer dans les jours à venir. »

Les archanges échangèrent des regards surpris, sauf Michaël qui fronçait les sourcils et Raguel qui souriait, imperturbable. Cet hypocrite savait très bien que Saraqael avait surpris sa petite conversation. Il aurait au moins pu faire cracher des noms à Asmodée.

« Il semblerait que deux Éléments soient incarnés parmi les elfes et S’amusent à envenimer la situation.

— Cette guerre est plutôt à notre avantage, non ? souligna Rémiel.

— Pour l’instant seulement. Je crains qu’Ils ne changent de cible.

— De quels Éléments s’agit-il ? »

Saraqael se tourna vers Michaël, un peu pâle.

« Saâgh, le Sang, et Krro, l’Injustice. »

Sa déclaration résonna presque dans la salle tant le silence devint pesant. Saraqael dévisagea ses pairs et les vit traverser les mêmes étapes qu’il avait lui-même subies : vague inquiétude, réalisation du danger et, pour terminer, réalisation.

Les Éléments pouvaient S’incarner. Lyth aurait pu habiter un corps mortel plutôt que de les abandonner après la création des Trois Mondes.

Gabriel se leva d’un bond.

« Où sont les preuves de cette calomnie ?

— J’ai déjà dit que je n’en avais pas. Il s’agit ici d’un ouï-dire, mais l’information était trop grave pour que je vous la cache durant une vérification qui pourrait prendre du temps. De plus, je ne sais pas qui sont les incarnés… je veux dire, quels rôles Ils jouent. »

L’archange de la Pureté partit dans une longue dénégation entrecoupée d’insultes envers quiconque osait prétendre la situation possible, mais il se mentait à lui-même, comme en témoignaient les expressions sinistres des autres. Quand Michaël ajourna la réunion en leur ordonnant de n’en parler à personne et de prendre du temps pour se calmer avant qu’ils n’en rediscutent, personne ne protesta.

 

***

 

La nuit était sombre et il pleuvait, de cette pluie d’été insidieuse qui paraissait inoffensive mais vous trempait jusqu’aux os. Aucun feu ne brûlait dans le camp, aucune tente ne s’y dressait ; ils en avaient abandonné la plupart lors de leur dernière défaite, préférant sauver leurs vies que leur confort.

Nataos avait perdu contact avec la majeure partie de ses lignes de communication et se demandait comment tout avait pu tourner aussi mal aussi vite. Les drows étaient puissants, ils n’auraient pas dû être défaits si aisément ! Mais les archidémons possédaient des pouvoirs défiant l’imagination.

L’elfe frissonna et essaya de s’envelopper un peu mieux dans sa cape. Couché à même le sol, il tentait de grappiller quelques heures de sommeil, car il leur faudrait repartir à l’aube. Il s’était réfugié dans les bois avec une poignée de drows et tentait de se replier avec eux vers Ovyé, mais ils n’avançaient que lentement. Les démons ayant attaqué derrière leurs lignes de défense, ils devaient parfois contourner des villes se trouvant entre leurs mains.

Dans le froid de la nuit, Nataos espérait juste retrouver Tessandr, et un morceau de terre duquel ne plus sortir. Cependant, dès qu’Essiah serait haut dans le ciel, il se remettrait à ruminer sa vengeance et à songer à la gloire qu’il pouvait offrir aux elfes – et que ceux-ci lui demandaient. Les démons n’avaient pas le droit d’intervenir !

Conscient qu’il devait dormir mais qu’il ne parviendrait pas à fermer l’œil, il se leva pour faire quelques pas. Cela aurait au moins le mérite de le réchauffer un peu.

Il vit les vampires se détendre alors qu’il s’éloignait. Son humeur s’assombrit. Ses victoires cessant, ils s’étaient rappelé qu’ils n’appréciaient pas les nécromanciens – comme tout le monde. Que les ska aient une raison plus tangible que les autres de se méfier des pouvoirs de Mort l’importait peu ; le retour de ces préjugés idiots usait ses nerfs plus vite encore que la pluie.

« Allons, allons. Un miracle peut encore survenir. »

Nataos se maudit de s’être laissé surprendre par Lein mais ne tressaillit pas.

« Je ne crois pas en la chance.

— Parce qu’elle ne t’a jamais été favorable. Pourtant, Wir lance Ses dés.

— Il n’en voit sans doute jamais les résultats et garde Ses yeux bandés », grommela Nataos.

Ce n’était pas drôle, mais Lein explosa de rire.

« Suffit, l’interrompit le prince. Tu vas réveiller les autres. »

Lein haussa les épaules et pointa un pin du menton. Un jeune vampire aux traits androgynes s’y était adossé pour dormir, protégé de la pluie par ses branches.

« Les vampires ont faim.

— Grand bien leur fasse ! »

Comme si les drows, eux, n’avaient pas faim.

« Ils risquent de se mettre en chasse, le prévint encore Lein.

— Leur Prince de l’Ombre a intérêt à les tenir mieux que ça. »

Lein ricana et, cette fois, le son fit remonter un frisson le long du dos de Nataos. D’un coup, le sol froid et ses couvertures humides lui parurent le comble du confort. Il marmonna des excuses et retourna s’allonger en se demandant, pour la première fois, s’il avait bien fait d’accorder sa confiance au drow.

 

***

 

Kawa gardait les poings serrés mais le visage neutre alors qu’il avançait dans Altayn. De retour après plusieurs semaines d’exil, il trouvait sa cité saccagée. Par la faute de Nataos.

Il avait espéré y retrouver Arkim, mais le démon ne s’y trouvait pas. Le laboratoire de Nama avait été trouvé vide en Ovyé. Dans la fureur des combats, qui sait s’il n’avait pas succombé ?

Malgré son inquiétude, Kawa devait d’abord penser aux elfes – à Hedyrn mais aussi aux autres royaumes se trouvant encore sous la coupe de son irresponsable frère.

Il craignait de ne pas pouvoir récupérer les territoires perdus. Les démons l’avaient accompagné jusqu’à sa capitale mais considéraient leur avertissement suffisant : les drows ne les attaqueraient plus. Belzébuth avait ri quand Kawa lui avait demandé de rester jusqu’à l’anéantissement du camp adverse.

« Vos chamailleries m’intéressent pas tant que vous restez à votre place. J’ai d’autres ennemis, bien plus dangereux. »

Kawa se fichait que les anges aient remporté une grande victoire. Leur guerre ne se terminerait jamais, anges et démons avaient des forces trop équilibrées – un concept qui mettrait peut-être à mal certains philosophes draconiques, à condition qu’il en reste. Aucun dragon n’avait été aperçu depuis le début des hostilités et, pour ce qu’il en savait, ils avaient migré partout dans les Abysses et ne comptaient pas revenir. Au temps pour les conseillers sur lesquels les elfes comptaient depuis toujours.

« Bien. Il ne me reste plus qu’à tout reconstruire. »

Il mettrait aussi la main sur Nataos, pour il lui faire payer.

 

***

 

Gabriel priait, agenouillé à même le sol dans une chapelle dépouillée, mais pour une fois le cœur n’y était pas. Il ne comprenait pas. Son Altesse Lyth avait quitté l’Eden, parce qu’Il ne pouvait pas S’incarner… mais alors pourquoi d’autres Éléments le pourraient ? Il ne serait pourtant pas parti s’Il avait eu le choix !

L’archange se releva, détaillant du regard la croix de Lyth ouvragée, seule décoration sur les murs de pierre. Ce dernier coup ébranlait des convictions déjà entamée par les révoltes de l’Eden et les arguments de certains, presque crédibles s’ils n’allaient pas tant à l’encontre des Lois saintes.

Ce matin encore, il avait eu du mal à rendre un jugement à l’issue pourtant évidente. Une jeune ange mariée de son clan avait accouché d’un petit démon, ce qui avait dévoilé son adultère. Gabriel l’avait déchue avec rage plus qu’avec plaisir, et avait dû retenir ses larmes quand son époux s’était agenouillé pour recevoir la même sentence. Il avait continué de toucher sa femme, qu’il croyait pure, et devait Tomber.

Il avait agi en toute bonne foi ; que la faute de sa femme retombe sur lui était injuste. Gabriel l’avait néanmoins déchu. Une fois seul, il avait caché son visage entre ses mains. Appliquer les Lois ne devrait pas être douloureux.

Il regrettait la chaleur d’Ariel, qui avait toujours un sourire ou une histoire à raconter quand il se sentait mal.

Lui aussi, il l’avait déchu.

« C’est injuste », murmura Gabriel, avant de s’incliner devant la Croix pour s’excuser de ses paroles impies.

Son Altesse Lyth était l’Élément Bien, il représentait ce qui était Bon, pas ce qui était Juste. La Pureté primait sur la Justice.

Cela ne devrait pas le blesser.

Pourquoi Lyth ne lui répondait-il jamais ? Pourquoi n’était-Il pas resté parmi eux s’Il le pouvait ?

Pourquoi avait-Il prétendu que les Éléments ne pouvaient en aucun cas rester dans les Trois Mondes, au lieu de mentionner la possibilité de S’incarner ? Si au moins Il avait donné des raisons, ou même s’Il avait déclaré qu’Il connaissait ce système mais qu’Il le rejetait…

« Tu ne changes vraiment jamais. »

Gabriel tressaillit. Rêvait-il ? Ariel le regardait en souriant, un peu plus triste, un peu plus mûr qu’auparavant.

« Tu es réveillé, déclara le déchu, faisant écho à ses pensées. Mes pouvoirs d’illusion m’ont permis d’entrer jusqu’ici. Saraqael doit être occupé.

— Que fais-tu là ? »

Gabriel ne parvenait pas à rendre sa voix froide. Au contraire, sa lassitude ressortait à présent que son frère se tenait devant lui, si chaud, vivant et impénitent. Tout en lui invitait à la tentation, depuis ses longs cheveux d’or jusqu’à ses somptueux vêtements qui mettaient en avant la finesse de ses poignets et de sa taille, en passant par ses lèvres roses et humides que, Gabriel en était sûr, les démons adoraient embrasser.

Sa fatigue fut remplacée par la colère mais, avant que celle-ci n’éclate, Ariel lui répondit :

« J’ai entendu parler des Éléments incarnés. »

Ce rappel de l’omission de Lyth lui fit l’effet d’un coup. Sa rage retomba.

« Ça ne te regarde pas.

— Je sais que tu en souffres mais tu as raison, je n’ai plus le droit de me préoccuper des implications pour l’Eden. Par contre, j’ai le devoir de veiller à ce que cette situation ne porte pas un coup aux Trois Mondes.

— Tu veux dire aux Abysses ! » cracha Gabriel.

Ariel lui renvoya un regard neutre.

« Tu crois vraiment que j’ai renié l’Eden au point de le détester, que ma Chute m’en a fait oublier la douceur et la grâce ? Penses-tu que j’aie perdu mon affection pour toi, pour les autres, juste parce que je suis Tombé ? Ne m’insulte pas. »

Gabriel se mordit la langue. Son frère avait mûri ; son calme et son assurance auraient servi aux anges en cette période troublée. Au lieu de quoi il se tenait là, arrogant et droit comme le Prince-démon qu’il était, et entre eux se trouvait une barrière infranchissable qu’ils avaient eux-mêmes construite.

« Que veux-tu ? demanda l’archange.

— Ton aide. La situation a changé, avec l’implication d’Éléments. Belzébuth s’est retiré des combats mais je ne suis pas sûr que cela suffise, et si les elfes venaient à attaquer les démons et à gagner…

— L’Équilibre serait rompu, mais en bien pour l’Eden.

— Si les archidémons meurent, les Trois Mondes seront détruits et tu le sais. Mille fois tu as eu la possibilité d’achever l’un d’eux en combat, mille fois tu as retenu ta main en te rappelant le désastre manqué de la Chute de Lucifer. Tu te mens à toi-même si tu prétends le contraire. »

Gabriel ne répondit pas à cette provocation. À la place, il redressa le menton.

« Les démons sont nos ennemis. Je ne trahirai pas l’Eden comme tu l’as fait.

— Même si cela te permettait de sauver les Trois Mondes, Eden compris ?

— Je suivrai les Lois de Lyth où qu’elles me mènent. »

Ariel soupira.

« Je sais. Mais rien, dans les lois, n’interdit de faire preuve de bon sens, mon doux frère. Soit. J’ai posé la situation… je te prie d’y réfléchir. Krro et Saâgh ne Se sont pas encore dévoilés mais cela ne tardera pas. Alors, il sera peut-être trop tard. »

Le jeune homme disparut avant que Gabriel n’ait le temps de répondre, enveloppé dans une de ses illusions. L’archange de la Pureté resta seul dans la chapelle, seul avec Lyth qui ne l’écoutait pas et le parfum d’Ariel qui flottait dans l’air.

 

***

 

N’étant doté ni de pouvoir psychique ni d’une force physique suffisante, Nama avait dû abandonner le corps de Renaeyle. Il lui avait fallu des jours pour entendre des rumeurs sur la destination de Nataos et, ne doutant pas que son père avait survécu, il prit la route pour les rejoindre à Ovyé.

Alors qu’il avançait, traînant depuis le premier kilomètre, il eut le temps de réfléchir et de regretter, non pas ses recherches mais l’utilisation qui en avait été faite. Il n’avait jamais voulu ça. Il ne s’était préoccupé que de la science et, peut-être, de la renommée que ses résultats lui garantissaient auprès de Skady.

Ses remords venaient un peu tard. Rien ne ramènerait Renayele. Une vie parmi les elfes n’était plus envisageable – pas avec son fantôme hantant la chaleur du soleil et la douceur des hivers, son parfum se mêlant à celui du vieux parchemin.

Pourrait-il reprendre ses recherches sans songer à elle ? Est-ce que cela valait la peine de retourner auprès de son père pour le servir encore, esclave d’une vie sans but et sans intérêt ? En quoi devenir Doyen lui serait utile, lui qui vivait en misanthrope dans son laboratoire, lui qui détestait affronter le regard des autres ?

Quand il arriva enfin en vue de la ville délabrée où s’étaient retirés Nataos et les siens, il se trouvait au plus bas et personne ne le reconnut. Ils ne connaissaient que Renaeyle de vue. De plus, ses vêtements étaient gris de poussière et ses semelles usées par des jours de marche. Il avait mal partout et mourait de soif, bien qu’il se soit nourri sur les animaux des enclos qu’il croisait. Il ressemblait à un va-nu-pieds et, lorsqu’il se présenta aux portes du quartier général, un garde le refoula. Il allait renoncer quand la voix mélodieuse mais ferme de Tessandr intervint :

« Arrêtez tout de suite, ordonna-t-elle. Cet homme mérite tous les honneurs et il est dès à présent mon invité.

— À vos ordres », fit le drow en s’inclinant.

La jeune femme le récompensa d’un sourire rayonnant et invita Nama à la suivre. Polie, elle ne posa aucune question et mit une chambre à sa disposition avant de houspiller les servantes qu’elle avait emmenées, Saâgh sait comment, afin que celles-ci lui préparent un bain chaud. Ce luxe inouï lui réchauffa le cœur et il accepta avec gratitude un verre de sang, une fois propre et rasé de frais.

« Merci, ma Dame. Je n’imaginais pas pareil accueil et, à vrai dire, j’avais presque renoncé à vous retrouver.

— Nos récentes défaites n’effacent en rien la dette que nous avons envers vous, déclara Tessandr. Nos choix ne changent pas vos réalisations. »

Nama ne savait que répondre à des paroles si gracieuses qui, sans effacer sa douleur, l’apaisaient au moins. Il but une nouvelle gorgée de sang pour se donner contenance.

« En quoi puis-je vous être utile ici ? Je suppose, ajouta-t-il avec réticence, que mon père est présent.

— Vous avez déjà fait plus que votre part du travail et, de plus, nous ne disposons pas du matériel nécessaire à vos recherches. À présent, c’est à notre tour d’agir. »

Elle avait éludé sa question et n’était pas revenue sur Skady, mais Nama n’insista pas. Il avait besoin de répit avant d’être confronté à son père et la belle elfe l’avait compris.

Tessandr se leva pour prendre congé et, alors qu’une domestique lui ouvrait la porte, elle se tourna une dernière fois vers lui.

« Toutes mes condoléances pour votre perte. »

Sur ces mots, elle le laissa seul.

 

***

 

Saâgh n’avait pas apprécié son petit passage dans l’humidité de la forêt, même si celui-ci n’avait duré que le temps pour Elvion de changer de visage et de récupérer l’ancien. Aussi, bien que le confort ne fût pas exceptionnel dans la ville à demi détruite où ils avaient élu domicile, Il S’en satisfaisait.

La présence de Tessandr faisait une grande différence : la jeune femme veillait à répartir les denrées et avait même mis en place un système de bains publics, choquant pour la pudeur des elfes mais pratique. La nourriture était préparée par des servantes qui lui devaient la vie – son retrait de la capitale d’Ovyé peu avant l’attaque en avait sauvé plus d’une – et qui se montraient d’autant plus promptes à lui obéir.

Au moins Nataos avait-il retrouvé un peu de sa superbe. Saâgh appréciait ce que le prince avait de grand en lui, ainsi que son manque de scrupules. Cet homme écrasait les gens sur son passage pour obtenir son dû – mais surtout, il justifiait la poursuite de ce but et avait assez de charisme pour convaincre des gens qui se seraient autrement opposés à lui. Tessandr lui allait à merveille. Leur couple serait grandiose, l’Élément le prédisait.

Si, du moins, ils survivaient.

« Eh bien, tu t’ennuies ? »

Saâgh leva les yeux vers Krro qui le toisait depuis Sa haute taille.

« Je n’adore pas traîner dans la boue ou trancher les membres de démons qui ne M’ont rien fait. En plus, ajouta-t-Il en passant dans la langue des Leurs, beaucoup de démons de sang se trouvaient là. Ils sont à Moi.

— Allons, Ma belle. Ce n’est pas la première fois que Tu T’en prends aux Tiens. »

Saâgh Se redressa de toute sa taille et, bien que celle-ci ne soit pas impressionnante, Krro recula en levant les mains.

« Excuse-Moi, dit-Il en repassant à l’Antique. Je ne voulais pas Te vexer.

— Abstiens-Toi de Me donner des petits noms à l’avenir. »

Surtout au féminin, Ils le savaient tous les deux. Saâgh avait depuis longtemps fait une croix sur Sa féminité et sur la maternité qui en découlait. Il préférait rendre Ses corps stériles et les garder androgynes. Cela Lui évitait beaucoup de peine. Les ska n’appréciaient pas à sa hauteur leur manque de fertilité.

« Va-T’en. Va T’amuser avec d’autres. »

Krro n’insista pas et, repassant dans le rôle de Lein, s’éloigna d’un air guilleret. Saâgh ne resta pas seul longtemps car, dès qu’Il se fut éloigné, Skady Le rejoignit.

« En est-il un aussi ?

— Un peu de respect, S’amusa l’Élément. Et tu n’as qu’à lui poser la question.

— Je ne m’y risquerais pas. Lein est assez dangereux en tant que drow. »

Saâgh acquiesça, songeur. Il S’était laissé embarquer dans cette histoire d’elfes mais n’était pas certain de ce qu’Il voulait en faire.

« Êtes-Vous satisfait de votre jhliska de Mort ? » demanda Skady.

Peut-être devrait-Il lui signaler qu’Il voulait rester incognito. D’un autre côté, personne n’écoutait leur conversation ni ne faisait mine de s’approcher, sans doute à cause de la présence du Doyen.

« Ysk ? Il est pas mal, mais il sert surtout Shyin. Pourquoi, tu as des vues sur lui ?

— Pas de cette façon. Il est… intéressant.

— Il est de ton sang, n’est-ce pas ? »

Skady n’essaya pas de nier.

« Il paraît que sa mère était une elfe magnifique.

— Si tu le dis. »

Un doute horrible saisit soudain Saâgh. Krro S’agitait toujours, mais n’était constant que quand Niéh était impliqué. Était-Il déjà là ? Se trouvait-Il parmi ces drows, plongés dans l’Injustice ? Ou Krro L’éloignait-Il des vampires pour Le distraire du véritable danger ?

« Un problème ? »

Saâgh secoua la tête et S’éloigna de Skady. Le ska lui rappelait Ses pires côtés, avec son absence de scrupules et sa façon de s’amuser du malheur d’autrui. De toute manière, Sa décision était prise : Il resterait parmi les drows pour endormir la méfiance de Krro mais, en parallèle, Il découvrirait où Néant S’était incarné.

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