Chroniques d'un cycle : Les Orphelins

Chapitre 9

« Chacune des sept Maisons a sa spécialisation : assassinat, plantes et poisons, papiers d’identité pour le monde des humains… »

 

– Mœurs vampiriques, Kamu –

 

Altayn ne ressemblait plus à la ville qu’Arkim avait quittée. Les bâtiments en cours de reconstruction lui paraissaient adaptés à son humeur. Comme la cité, il avait souffert, et lui aussi guérissait lentement. Ils se relèveraient différents mais plus forts, du moins il l’espérait.

Le démon avait enfin osé utiliser sa magie durant son voyage, encadré par Ysk et Cat, et avait été rassuré : ses capacités n’avaient pas changé. Grâce à leur soutien, il avait dépassé la panique qui l’avait saisi quand il avait voulu utiliser sa magie, comme si celle-ci allait le blesser.

Arkim n’était pas le seul à avoir appris de ce court voyage : Ysk leur avait parlé de son passé, qu’ils connaissaient, et avait mis en avant un détail auquel ils n’avaient pas songé enfants. Le vampire qui avait ramené la tête de son père à son grand-père avait été pendu.

Aucun ska ne mourait étouffé. Il suffisait d’un peu de sang pour le rétablir.

Ysk ignorait néanmoins si la mort de son oncle – ou cousin, il ignorait jusqu’au nom du vampire – avait ou non été factice.

« Je n’étais qu’un nouveau-né à l’époque. L’histoire, on me l’a racontée. Mais maintenant, je me demande… »

Il n’avait pas terminé sa phrase et ils avaient évité de prononcer le nom de Skady.

Puis, bien sûr, ils avaient des blessures communes : Cat était 24-10-SKA, Ysk 33-9-SKA, et Arkim portait le tatouage 01-1-ADHI sur son avant-bras – premier de sa série et, il l’espérait, dernier. Il n’avait pas réalisé auparavant combien porter un numéro était humiliant pour les drows. Les animaux étaient marqués par leur propriétaire, pas les gens. Nama les avait réduits à cela, à des spécimens, sans que personne ne proteste. Même l’Empreinte, qui pourtant permettait à Cat d’être contrôlée par d’autres, ne les souillait pas à ce point.

À présent, leur voyage touchait à sa fin. Ils avaient chevauché d’Ovyé en Hedyrn, et avaient vendu leurs montures la veille pour terminer leur chemin à pied. Ils s’étaient arrêtés sur une colline d’où ils voyaient la ville afin de débattre de la marche à suivre, et Arkim en profitait pour admirer ces lieux tant emplis de signification à ses yeux. Là, il avait trouvé une place, puis avait été exilé ; là, il avait rencontré les personnes à qui il tenait le plus et ses pires ennemis ; il y avait été trahi, il y avait aimé.

Il était de retour chez lui.

Cependant, ils ne pouvaient pas se présenter aux portes sans réfléchir. L’état de guerre rendait les gens nerveux. Catlina était une drow et Ysk un ska. Arkim, pourtant banni, serait le seul bienvenu entre les murs de la ville.

« Je peux rester ici, dit calmement Ysk.

— Quoi, et Cat aussi ? protesta Arkim. Pas question, on y va ensemble. »

Ils s’étaient toujours serré les coudes et le démon de sang ne comptait pas changer d’attitude.

« Je te vois réfléchir, Arkim, intervint Cat. Nous n’entrerons pas par effraction dans la ville, ni n’arriverons par miracle au palais sans nous faire remarquer. L’époque où tu te glissais en douce dans le bureau de Kawa est révolue. Jhael a dû renforcer la sécurité.

— En admettant qu’il soit en vie, commenta le démon. Mais tu as raison. Nous devons y aller ouvertement. Nous demanderons une audience avec Kawa.

— Elle nous sera refusée ! Le roi n’a pas à recevoir n’importe qui se présentant à ses portes…

— Mais il recevra un vampire et une drow », contra Ysk.

Cat et lui échangèrent un regard. Arkim se gratta la nuque.

« Vous pourriez attendre ici. Si j’y vais seul, je pourrai voir Kawa. Lui vous fera entrer. »

Cette dernière idée fut retenue. Le démon descendit jusqu’aux portes et s’éclaira en reconnaissant Jhael, venu vérifier que tout se passait bien.

L’elfe le dévisagea, incrédule, alors qu’il approchait.

« Arkim ?

— Toujours en vie, toujours le même. Ai-je le droit d’entrer ? »

Le capitaine de la garde fronça les sourcils et le démon se souvint, trop tard, qu’ils s’étaient vus pour la dernière fois à l’occasion de son duel avec Kawa. Il avait agi stupidement à l’époque, et il ne s’agissait pas là d’une inconséquence qui lui serait pardonnée comme ses blagues d’enfant.

Il s’inclina donc avec le plus grand respect.

« Je viens proposer mes services à Son Altesse, s’il veut de moi. Je suis accompagné par deux personnes qui résidaient elles aussi au palais.

— Je suppose que l’une d’elles est Catlina ? »

Le ton de l’elfe était neutre, mais pas froid. Arkim s’efforça de rester formel.

« Ysk nous accompagne. Il a… une communication importante à transmettre à Sa Majesté. Je ne peux pas en parler ici. »

Jhael fronça les sourcils.

« Tu peux leur dire de venir aux portes, mais j’aurai besoin d’en savoir plus pour les laisser entrer.

— Ysk vient de Pandémonium, plaida Arkim. Il nous a aidés à nous évader, Cat et moi. Nous étions retenus prisonniers par Nama. Nous avons des informations à donner.

— Très bien, céda l’elfe. Mais vous resterez sous bonne garde et déposerez vos armes à la consigne. »

Le démon hocha la tête et fit signe aux autres de venir. À l’expression que fit Jhael, il avait bien fait de ne pas mentionner qu’Ysk était devenu un vampire ; l’elfe faillit revenir sur sa parole. Seule la politesse stricte des deux nouveaux venus, qui s’inclinèrent avec une froideur toute elfique, l’empêcha de les renvoyer.

Ils furent escortés au palais par six gardes en plus de leur capitaine, qui les fouillèrent avant de leur donner accès au palais. Au grand bonheur d’Arkim, Enngyl les y accueillit. Elle lui attrapa l’oreille comme lorsqu’il était gamin.

« Pour avoir disparu et causé tant d’inquiétude à ton roi, déclara-t-elle, tirant plus fort quand il protesta. Sa Majesté vous attend. »

Elle les accompagna elle-même jusqu’au bureau de Ceyn, à présent devenu celui de Kawa. Jhael resta sur leurs talons avec trois autres gardes, précaution qu’Arkim approuva en silence. Ils ne pourraient rien contre Ysk, mais cent elfes de plus ne seraient pas utiles dans les couloirs étroits.

Enfin, Arkim se retrouva à nouveau face à Kawa. Celui-ci les dévisagea un par un. Le démon se laissa faire en silence avant que l’émotion le submerge et qu’il ne tombe à genoux.

« Je suis désolé, s’écria-t-il. J’ai été stupide, je ne voulais pas…

— Ne fais pas l’idiot et relève-toi. »

Le ton de Kawa était neutre, mais ses lèvres esquissèrent un sourire chaleureux alors qu’il approchait. Arkim saisit ses mains et les couvrit de baisers, retenant à grand-peine ses larmes. Il était vivant, il allait bien, il était le roi d’Hedyrn, et il ne lui en voulait pas. Si une flèche le tuait à l’instant, il mourrait heureux.

« Sérieusement, remets-toi debout. »

Cette fois, Kawa était embarrassé et le jeune démon rit en obéissant. À sa grande surprise, l’elfe l’enveloppa dans une étreinte aussi chaleureuse que brève et, pris au dépourvu, il en resta bouche ouverte avant de virer au rouge. Baissant son nez vers ses pieds, il laissa la place à ses amis, avec qui le roi fut plus formel.

« Installez-vous, fit Kawa une fois les salutations d’usage échangées. Je crains que nous n’ayons pas de sang frais dans nos cuisines, mais j’ai fait prévenir les domestiques et ils devraient s’en procurer d’ici peu…

— Pas pour moi, merci. »

Arkim haussa les sourcils devant cette déclaration d’Ysk. Lui-même mourait de soif alors qu’il s’était nourri à chaque occasion durant leur voyage, sur des animaux attrapés dans les bois. Le vampire, lui, n’avait pas bu une goutte et refusait pourtant cette courtoisie.

« Je ne suis pas un simple ska, lui rappela Ysk. Et c’est pour cette raison que je devrais pouvoir vous aider, Votre Majesté, ajouta-t-il en se tournant vers Kawa.

— C’est-à-dire ?

— Je pense être en mesure d’enlever l’Empreinte.

— Vraiment ? »

Cat s’était presque levée de sa chaise sous le coup de l’émotion, et rougit en réalisant qu’elle avait élevé la voix devant son roi. Elle présenta des excuses empressées que Kawa balaya d’un mouvement de main.

« Explique-toi.

— Je me suis peut-être mal exprimé, dit aussitôt Ysk. Je peux en effacer les effets, pas faire disparaître le symbole.

— L’Empreinte est un sceau complexe de nécromancie.

— Je suis nécromancien. »

Enngyl et Jhael avancèrent d’un pas à cette annonce mais Kawa leur fit signe de ne pas bouger. Il regarda Ysk dans les yeux pendant un long moment. Le jeune vampire resta silencieux malgré le silence qui se faisait de plus en plus pesant.

« Que s’est-il passé ? céda Kawa.

— Je croyais que vous le saviez. L’expérience de Nama sur moi a été un échec. Au lieu de devenir un drow, je suis devenu un ska… et quelqu’un est intervenu. Vous souvenez-vous de Jen ? »

Le roi réfléchit un instant avant de hocher la tête. Ysk expliqua alors qui était le vampire et comment il avait agi sur sa transformation pour en faire son héritier. Le pendentif qu’il portait autour du cou, marqué du symbole de Shyin, était une preuve suffisante pour qu’ils ne mettent pas sa parole en doute.

« Je suis parti à Pandémonium où Asmodée m’a formé au service de Shyin. Celui-ci n’ayant pas de parti pris dans cette guerre, je peux agir comme je l’entends.

— Nataos est nécromancien…

— Mais aussi un elfe. Êtes-vous d’accord avec ses idéaux pour autant ? »

Kawa se tendit à cette remarque. Enngyl avança à nouveau, sans intentions belliqueuses cette fois.

« Si je puis me permettre… Ysk. Vous avez un statut équivalent à celui d’archidémon, c’est cela ?

— Au niveau de la puissance, oui, mais je n’ai aucun pouvoir politique. »

Cet aveu ne diminua en rien ce qu’Enngyl avait mis en avant : Kawa ne pouvait plus voir Ysk comme le gamin sans nom qui avait bénéficié de la bienveillance de sa famille. En tant que noble étranger, il était presque son égal.

Cette réalisation n’aida pas le roi à se détendre – Arkim savait à quel point Kawa détestait la politique – mais lui permit de se recadrer.

« Vous voulez nous aider, d’accord, mais je doute que beaucoup de drows viennent réclamer asile alors que nous leur menons la guerre.

— Détrompez-vous. D’ailleurs, il me semble d’Uriel et Léviathan en gardent quelques-uns prisonniers depuis l’attaque de leur village. »

Kawa en resta bouche bée.

« Comment êtes-vous au courant ? »

Ysk ne répondit pas, même quand le monarque insista. Ce dernier, n’ayant aucun argument pour le convaincre, finit par laisser tomber – mais il commençait à s’énerver.

« Soit, trancha Kawa. Vous pouvez vous installer dans l’aile des invités. Il en va de même pour vous, déclara-t-il en s’adressant à Catlina. Je préviendrai la garde, mais les habitants d’Altayn ne seront sans doute pas amicaux. »

Tous deux hochèrent la tête. Jhael les escorta dehors avec Enngyl, laissant Kawa et Arkim seuls. Aussitôt, le roi s’affala sur sa chaise.

« Cette couronne pèse lourd.

— Massage ?

— Je parlais au figuré. »

Arkim s’installa cependant derrière lui pour presser les muscles de sa nuque et de ses épaules, lui tirant un soupir de bien-être. Cette proximité rassura le jeune démon bien plus qu’un toit au-dessus de sa tête. L’odeur de Kawa était familière, associée à l’idée de confort et de protection.

« Léviathan et Uriel sont ici, annonça Kawa, yeux fermés.

— J’avais pourtant entendu qu’ils restaient neutres dans le conflit ?

— Uriel a insisté. Léviathan ne voulait pas intervenir parce qu’elle est enceinte, mais elle désapprouve la politique de Nataos et a été scandalisée que les démons se retirent si vite. »

Le roi rouvrit les yeux et tourna à demi son visage vers Arkim.

« Elle n’en a pas l’air au premier abord, mais elle a un sacré caractère.

— Attention, chasse gardée. Elle est mariée. »

Kawa lui lança un regard outré, qui fit rire Arkim.

« Désolé. J’ai passé quelques mois à Pandémonium et les démons sont beaucoup moins pudiques que nous. Enfin, je veux dire…

— Tu es quasiment un elfe… Un de tes parents l’était peut-être.

— Je sais, avoua Arkim. Mes oreilles ne sont pas rondes, contrairement à la plupart des démons de sang. D’autres clans démoniaques ont les oreilles pointues donc rien n’est certain, mais comme je suis né dans les royaumes elfiques… je suis sans doute métis. »

Il s’était senti mal à l’aise à Pandémonium : les démons étaient bruyants, brouillons, bagarreurs, ils exposaient leurs sentiments sans se préoccuper de perdre la face. Mais, parallèlement, ils avaient accepté Arkim, bâtard ou non. Il avait vu des déchus se promener dans les rues, des métamorphes, des métis de dragons… Seuls les vampires étaient mal vus, mais certains s’étaient néanmoins installés dans la ville et ils finissaient toujours par être acceptés.

« Uriel et Léviathan vont t’aider alors ? demanda Arkim.

— Normalement, oui. J’espère que ce ne sera pas nécessaire, mais… »

Le démon acquiesça. Même en fuite, Nataos restait dangereux. Tous les drows n’étaient pas morts et les vampires le suivaient toujours. Au moins Nama avait-il perdu ses recherches ; il lui faudrait du temps pour reconstituer ses notes et ses stocks de résidus magiques.

Arkim frémit.

« Je suis vraiment, vraiment content d’être de retour. »

Kawa se tourna tout à fait et, sans un mot, le serra dans son giron protecteur.

 

***

 

Uriel planait, haut dans le ciel, le regard fixé sur la cité. Combattre dans son état était une mauvaise idée : son ventre était lourd, sa grossesse presque à terme. Cependant, elle ne tolérerait pas des actes aussi vils que ceux commis par Nataos.

Léviathan entretenait une correspondance assidue avec Lilith et elle-même recevait des nouvelles régulières d’Ariel. Tous deux avaient confirmé que Nataos avait mené des expériences sur des êtres vivants, dont des démons. Comment Belzébuth pouvait-il laisser passer ça ? En Haut, ils se seraient précipités pour aider les malheureux…

… causant une nouvelle guerre, certes.

« Es-tu vraiment sûre de toi ? lui demanda une dernière fois Léviathan. Belzébuth et Astaroth ont  entamé leurs forces, je devrais m’en sortir seul.

— On en a déjà discuté. Je ne changerai pas d’avis. »

Comme pour la contrarier, Uriel sentit le bébé bouger. Mais c’était aussi pour lui qu’elle agissait ainsi. Elle en avait assez de fermer les yeux.

Elle descendit vers la ville, les vents se déployant autour d’elle en grondant. Elle n’aurait pas besoin de se poser pour combattre et resterait hors de portée de tir. Léviathan la dépassa, quasiment en chute libre. Des nuages convergèrent vers eux, gorgés de pluie ; bien vite, celle-ci se mit à tomber, permettant à l’archidémon d’atteindre le sommet de sa puissance.

Sous eux, les drows se dispersèrent dans les ruelles, tentant sans succès de les atteindre avec des tirs magiques. Ceux dotés de pouvoirs psychiques parvinrent à s’envoler mais les rafales d’eau et de vent ne leur permirent pas d’approcher. Un idiot tenta de s’en prendre à ses barrières mentales, pensant sans doute qu’une empathe serait plus sensible à des attaques psychiques.

Il avait raison… mais comptait sans Saraqael, qui n’avait pas retiré sa protection à Uriel. L’homme écarquilla les yeux comme s’il avait reçu un coup de poing en pleine figure, puis tomba, telle une marionnette désarticulée, pour s’écraser cent mètres plus bas.

Les bâtiments où certains prirent refuge furent emportés par les tornades qu’elle créait et les drows coururent vers les portes de la ville pour fuir. Kawa les y attendait avec son armée ; il n’y aurait pas de quartier.

Puis, Uriel entendit deux êtres se disputer ou, plutôt, perçut via son empathie l’écho de leurs volontés qui s’affrontaient au-dessus de la cacophonie de panique et de détermination des autres. Leurs pensées étaient si fortes, si étranges, qu’elle les sentait malgré elle et, lorsque la plus belliqueuse cessa d’écouter l’autre pour sortir au grand air, l’archange se mit presque à trembler.

Quelques instants après, une aura telle qu’elle n’en avait plus ressentie depuis le départ de Lyth se déploya, émanant de l’un de ces minuscules elfes, agressive, moqueuse, terrible. Sa puissance écrasait les leurs, les balayait comme des fétus de paille.

« Léviathan ! » cria-t-elle.

Son époux se tourna vers elle, livide ; lui aussi percevait l’aura et savait que seul un Élément pouvait être si puissant. Le drow apparut derrière lui sans qu’il ne le voie, et Uriel cria…

Elle perçut l’incompréhension de Léviathan, puis son amour pour elle, puis plus rien.

 

***

 

Ysk courait vers les portes de la ville aussi vite que ses jambes le pouvaient et, pour une fois, il regretta de ne pas avoir laissé son corps continuer sa croissance. S’il utilisait ses ailes pour accélérer, il se ferait remarquer avant d’atteindre sa cible. Or, il agissait de façon assez inconsciente sans en rajouter.

Il n’avait jamais vu d’Élément avant ce jour, Shyin S’étant incarné avant qu’il ne devienne son jhliska. Néanmoins, il n’avait pas le moindre doute : cette aura énorme n’appartenait pas à un archidémon. D’ailleurs, il ne s’agissait ni d’Eau, ni de Mort, ni d’aucun des Éléments qu’il avait déjà pu percevoir. C’était forcément un Élément primaire doté de peu d’élémentaires, voire aucun, et Ysk doutait qu’il s’agisse du Temps ou du Destin. Justice étant hors de question, ne restait qu’une possibilité : Son opposé. Sa présence en disait long sur cette guerre.

Il croisa les drows dépassés sans qu’aucun ne le remarque, car il était inconsciemment passé à demi dans l’Au-Delà, présent sans l’être, ombre insignifiante. Il doutait que ce truc fonctionne sur l’Injustice personnifiée, mais il pouvait toujours essayer.

Arrivé aux ruelles, il réalisa que l’Élément s’était envolé, rejoignant d’un bond l’archidémon et l’archange. Sa vision se dédoubla ; dans l’Au-Delà, il tendit la main pour couper un fil, malgré ses efforts. Impossible de résister. Léviathan mourut et, quelques instants après, les vents se déchaînèrent comme jamais ils ne l’avaient fait, de véritables tornades se créant autour d’une Uriel enragée.

Ysk jura et abandonna toute précaution pour déployer ses ailes. Voler dans cette tempête n’était pas une sinécure et il eut du mal à les rejoindre mais, heureusement, l’archange était toujours en vie quand il s’interposa.

« Fuyez ! ordonna-t-il. Sauvez votre enfant ! »

Elle le dévisagea sans comprendre. Elle ne le connaissait pas, mais leurs esprits se touchèrent ; elle perçut sa tristesse, le respect qu’il avait pour son deuil, et sa détermination à les sauver, elle et ses amis qui combattaient au sol. Elle comprit aussi qu’il ne risquait rien, qu’il était immortel comme elle ne le serait jamais, et avec un dernier sanglot elle lui tourna le dos pour fuir.

« Tu penses pouvoir Me retenir, gamin ? »

Ysk pivota vers l’Élément, qui le regardait d’un air moqueur. Il lui fit son sourire le plus froid, celui qui le faisait ressembler à Skady, et concentra ses pouvoirs de Mort dans ses mains.

« Voyons si je présume de mes forces ? »

 

***

 

Uriel volait, et ses ailes étaient lourdes, et son cœur pesait des tonnes, et son monde n’existait plus. Elle avait remis pied au sol pour récupérer le corps désarticulé de Léviathan et le portait à présent entre ses bras, ses larmes se mêlant à la pluie qui ne cessait plus. Elle ne parvenait plus à penser droit et, sans les barrières de Saraqael, elle émettrait ses émotions à tout va.

Le cadavre l’alourdissait et elle ne percevait plus l’esprit de son mari et ça faisait si mal. Elle avait attendu trop longtemps avant de Descendre, elle aurait dû quitter l’Eden bien plus tôt… et, à présent, il était trop tard.

Elle gémit, pitoyable. Incapable de voler plus loin, elle se posa en catastrophe sur l’herbe trempée et tomba en avant sur le corps. Son ventre lui faisait mal. Elle était seule. Elle voulait crier.

Elle perçut une présence amie, fugitivement. Du Soleil.

« Ariel ? »

Des mains chaudes se posèrent sur ses épaules, l’aidant à se redresser.

« Votre Altesse Uriel ? Vous n’êtes pas blessée ? »

Elle ne connaissait pas la voix, mais reconnut l’Empreinte sur le front de la jeune femme qui l’aidait. Ses pensées n’étaient pas agressives et elle se laissa envelopper dans une cape chaude.

« Arkim, trouve-moi une wyverne ! Elle est en état de choc ! »

La drow parlait à un démon qui lui obéit. Ils aidèrent Uriel à s’asseoir en selle et, voyant qu’elle tenait à peine droite, la jeune femme monta derrière elle pour la soutenir. L’archange gémit et tendit les bras vers le sol.

« Ne vous inquiétez pas, lui assura le démon. Je vous suis avec… la dépouille. »

Elle sut qu’il disait la vérité et se calma, laissant la drow l’enlacer pour la réchauffer. La tempête doublait d’intensité et, dans le ciel, l’Injustice affrontait ce courageux enfant au regard triste. Uriel ferma les yeux. Comme pour exaucer un vœu, elle s’endormit.

 

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